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- Prix Richard-Arès
- François-Albert Angers
Qui est le Père Arès?
Allocution prononcée à l'occasion de la remise du prix Esdras-Minville à Richard Arès en 1979
Le P. Richard Arès, à qui le jury du prix Esdras-Minville décerne unanimement le prix des Sciences humaines cette année, est un homme qui a été beaucoup oublié en matière de reconnaissance et de récompense. Je le remarque sans vouloir viser personne, car j'ai été moi-même trop longtemps président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et président du jury Ludger-Duvernay, dont relevaient jusqu'à cette année les sciences humaines, pour n'en avoir pas ma part de responsabilité.
Car le P. Arès est un écrivain de chez nous dont l'œuvre est considérable, et d'une exceptionnelle qualité. Alors que toute entière (et il faut souligner toute), elle est spécifiquement consacrée, dans un souci de compétence et d'apostolat (rayonnement), au service «des intérêts supérieurs du peuple québécois», mais cet homme est aussi extraordinairement modeste, d'une clarté lumineuse dans ses exposés, mais à travers une démarche effacée, aussi peu agressive que peu bruyante. Son travail de persuasion, de conviction, s'accomplit par sédimentation plus que par phases explosives. Et d'une période à l'autre, ont pris la vedette sur lui ceux qui se manifestaient davantage aux premiers rangs de la popularité.
Mais je crois que nos oublis ont une explication plus subtile, qu'il faut peut-être situer dans l'ordre des choses qui relèvent de l'ordre du destin, ou des déterminations providentielles, dirions-nous, lui et moi qui restons croyants à la Providence. À partir du moment où le P. Arès n'avait pas été distingué autour des années '60, alors que son œuvre était déjà importante et marquante par comparaison avec d'autres qui furent remarquées, il ne seyait plus qu'il reçoive le prix Duvernay à un trentième ou trente-cinquième rang. L'heure est mieux venue de reconnaître son mérite en le désignant premier récipiendaire du nouveau prix Esdras-Minville, plus spécialement consacré aux sciences humaines.
L'œuvre du P. Arès, ai-je dit, est considérable. Le dictionnaire des auteurs québécois indique à son nom une trentaine de titres d'ouvrages ou de brochures. À quoi s'ajoutent de très nombreux articles parus plus spécialement dans les revues Relations et L'Action nationale.
Cette oeuvre couvre des domaines multiples: religieux, sociopolitique, philosophico-social, historique et constitutionnel. Elle est tout entière marquée par le souci, à l'instar de l'œuvre de Minville, de servir à la restauration socioéconomique, politique et nationale du peuple québécois.
D'ailleurs, le P. Arès s'est trouvé très tôt associé à l'œuvre de Minville, comme à celle du chanoine Groulx et du P. Papin Archambault, soit à l'École sociale populaire, soit à l'Action nationale, soit à l'Action corporative, soit aux Semaines sociales du Canada. Et Minville comme Arès se sont trouvés au sommet de leur carrière, tous deux commissaires de la commission Tremblay, dont ils ont rédigé respectivement de leur propre main les deux parties clefs du Rapport, sur la culture canadienne-française et ses prolongements nationaux (Minville) et sur la théorie générale du fédéralisme, le fédéralisme canadien et les conditions selon lesquelles la nation canadienne-française pourrait y trouver ou n'y pas trouver le moyen de son accomplissement (Arès).
Détenteurs de nombreux titres universitaires majeurs — licence en philosophie et en théologie, licence en sciences sociales, économiques et politiques, doctorat en philosophie et sciences sociales (Paris), doctorat en droit international (Paris), il fait d'abord sa marque comme collaborateur intime du P. Papin Archanbault aux Semaines sociales du Canada, dont il est devenu ensuite le président; et à la revue Relations qu'il dirigera de 1956 à 1969. Mais c'est à travers sa participation à la Ligue d'Action nationale, sous l'influence de Groulx et de Minville, que son prestige va surtout grandir. C'est à partir de là qu'il s'engage résolument dans l'approfondissement de la question nationale canadienne-française et québécoise, à la fois sur le plan de la langue et de la culture, et sur celui des aspects politiques et constitutionnels. Cette lignée de pensée le conduit à ses écrits les plus retentissants: Dossier sur le pacte fédératif (1941), réédité et augmenté en 1967; Notre question nationale: I — Les faits (1943), Il — Positions de principes (1945), III — Positions patriotiques et nationales (1947), IV — Nos opinions constitutionnelles (1972); Positions du français au Canada (1954), suivis de nombreuses études qui nous éclairent, à la lumière des recensements décennaux successifs, sur l'évolution de la situation du français et du maintien ou recul de l'appartenance française dans toutes et chacune des provinces du Canada, etc.
Il ne fait qu'analyser, quoi qu'on en ait dit parfois: il prend des positions dans les conférences qu'il multiplie pour «un Québec fort», pour un État québécois fort de ce qu'on l'assoie sur une nation forte.
De quelle nature plus particulière est cette œuvre? D'une façon générale, elle est plus démonstrative qu'argumentative en vue d'imposer un point de vue. Elle ne cherche à convaincre que des vérités qui peuvent être démontrées. C'est essentiellement une oeuvre de lumière, une œuvre qui cherche à faire la lumière, et la lumière la plus pénétrante jusqu'au tréfonds des choses de façon que la foi ou les sentiments s'établissent sur les bases les plus solides. Le P. Arès allait ainsi dans le sens de son talent d'exposition, d'un don extraordinaire de faire percevoir dans une éblouissante clarté les questions les plus difficiles à cerner. Il a donc joué au Canada français un rôle d'éclaireur unique en son genre et d'une exceptionnelle qualité.
Le dictionnaire Robert nous dit que l'éclaireur est un «soldat qui précède la marche d'une unité de combat afin de reconnaître le terrain et de signaler la présence de l'ennemi». On ne peut mieux caractériser la fonction que le P. Arès a remplie très sciemment, je crois, dans notre communauté en continuel combat contre les forces assimilatrices depuis plus de deux cents ans. En y ajoutant que, vu la question en jeu, la présence de l'ennemi pouvait se trouver en nous autant que chez les autres; ce qui appelait la reconnaissance non seulement du terrain à l'extérieur, mais aussi bien à l'intérieur de nous-mêmes. Et cette mission — car il y a eu mission et non seulement fonction, en raison d'un souci certain d'apostolat — il l'a accomplie avec tant de lucidité, de clarté et de rigueur dans l'exposé que l'éclairage est en même temps très souvent prémonition, avertissement ou même directive très nette sur les exigences du présent en fonction de l'avenir.
Sur ce point particulier, Michel Brunet, qui était membre du jury du prix Esdras-Minville, a attiré mon attention sur un exemple quasi parfait. Dans son ouvrage La présence anglaise et les Canadiens, Brunet, parla du rôle de l'Église au Canada français et il réfère à un article du P. Arès, dans Relations (février 1953), «Mission de l'Église et ordre temporel». L'article est effectivement d'une extraordinaire lucidité dans le déchiffrement de la totalité de cette délicate question, et cela en quelques pages. Au point, qu'en la matière ce devrait être un vade-mecum pour tous, autant des catholiques pour apprendre ce qu'ils doivent attendre et réclamer ou ne pas attendre et exiger de l'Eglise, que des non-catholiques pour aussi mieux comprendre et apprécier objectivement cette mission, ainsi que de maints évêques pour bien guider leur action et leurs interventions. Et le tout, comme à la façon du P. Arès, non pas dans un esprit de pure religiosité, mais dans une perspective de nationalité proprement humaine ou humaniste.
Or, dans ce remarquable article, écrit pour nous éclairer (toujours) sur nos propres problèmes de conflits alors à l'état critique entre Église et État, le sacré et le profane, le rôle respectif des clercs et des laïcs (l'introduction révèle l'intention), le P. Arès, sans conclure sous forme de directives, indique non moins clairement la voie que nous devons suivre. Il y parvient en distinguant bien toutes les facettes de la question: mission de droit et mission de charité de l'Église et, dans la mission de charité, le rôle de bienfaisance et le rôle de suppléance.
Dans ce dernier cas, ce que l'église fait, dit-il, c'est de «suppléer par ses cadres et ses institutions aux déficiences de l'ordre politique affaibli ou inexistant». Comme le cas de «la chrétienté canadienne-française d'après 1760» est spécifié comme exemple, la perception de ce qui devait être envisagé et réalisé pour l'avenir est quand même assez claire, une fois les cadres déficients établis...! Le P. Arès ne tire pas formellement cette conclusion. Mais n'est-ce pas assez clair pour que notre intelligence fasse le reste du chemin. Peut-on ensuite soutenir «qu'il n'a pas pris position» dans le débat? Et cela dès 1953!
Il en est ainsi, à peu près toujours, dans toute son oeuvre de portée nationale. En vertu de quoi, beaucoup trop généralement dans nos milieux, on refuse à cet «éclaireur», donc «soldat», selon le Robert, le droit, en quelque sorte, de se considérer comme un combattant. Mais en éclaireur qui fait trop de bruit, reviendrait-il vivant de ses expéditions?
Sans doute, quand on tente de mettre le P. Arès au pied du mur et de le forcer de tirer la conclusion politique évidente de ses études avec, bien sûr, les nuances qui s'imposent au besoin, il refuse de se laisser basculer, de sortir de son rôle déjà parfaitement et complètement rempli, pour passer aux positions à l'emporte-pièce qui nuiraient finalement à sa crédibilité d'analyse rigoureuse, souvent même auprès de nous.
Il nous a fourni les éléments de base de la situation, de notre situation, bien dégagés dans toute leur clarté pour l'intelligence. À la façon du chanoine Groulx, et peut-être aussi comme lui, parce qu'il est prêtre (quoique je ne l'aie pas entendu comme le chanoine Groulx se «défendre» de cette façon), il laisse à ceux qui ont la mission de réaliser, ou qui veulent l'assumer, le soin de tirer les propositions concrètes. On le sent dans la position de penser alors: «Avez-vous d'abord lu ce que j'ai écrit sur le sujet? Sinon, lisez-le. Tout est là, avec toutes les considérations nécessaires dont il faut tenir compte et que je ne pourrais pas détailler en ce moment». Et cela est vrai.
Ce n'est pas en 1970, ni même en 1960, mais bien en 1947 qu'il a conclu dans un troisième volume sur la question nationale, après deux forts volumes d'analyse des faits et des principes: «Le fait de l'existence d'une nation... canadienne-française constitue le point central et crucial du problème canadien lui-même» 1. Alors que d'autre part, il faut dire: «Il y a un peuple canadien, certes, mais ce peuple hétérogène dans sa composition, divisé dans ses affections et ses vouloirs, ayant moins d'un siècle de vie commune, ne semble pas avoir atteint à cette unité psychologique et morale que requiert la qualité de nation» 2.
«Le Canada, dit-il plus loin, est plutôt:... une réunion de races et de peuples divers que l'État encadre par le haut et auxquels il tente d'insuffler une certaine communauté d'affections et d'aspirations» 3.
Partant de là, le P. Arès aura, dès 1947, l'audace de soutenir «qu'il semble bien que le Canada ne forme en coré qu'une patrie politique, non une patrie véritablement nationale ni une patrie territoriale vraiment une». Il ajoute: «en ces deux derniers domaines, le Canada forme plutôt une union de patries particulières et régionales qu'une patrie unique»4 Mais il y a bien, pour nous, cependant, une patrie du Québec: «Pour les Canadiens français du Québec, par conséquent, cette province constitue vraiment une patrie, et cela au triple point de vue géographique, national et politique» 5.
Or dans la section I de ce chapitre IV, qui couvre la suite par l'objectivité de son analyse et de la rigueur de son raisonnement, le P. Arès nous aura préparé un terrain bien fertile pour arriver à nos conclusions, après avoir tenu bien compte de toutes les circonstances contingentes. Il aura distingué trois types de patries. Une première «qui l'emporte en perfection, “qui réalise parfaitement la notion intégrale de patrie” en ce qu'elle “possède à la fois une base territoriale, une âme nationale et l'institution étatique”, étant ainsi “simultanément un pays, nation, État”» 6.
Au second rang de perfection viennent les «patries nationales» qui ont territoire et âme nationale. Puis les troisièmes qui ont territoire et État. Quel auteur chez nous, dites-le-moi, a écrit des choses aussi «subversives», aussi «engagées», et de la façon la plus irréfutable puisque c'est l'audace de faire face à la vérité des réalités à quoi accorder ensuite les sentiments?
Au Canada, selon le P. Arès, il manque, pour être une vraie patrie, «soit au sens actif de milieu générateur de Canadiens, soit au sens passif de patrimoine commun à tous les Canadiens», ce qui constitue «l'âme nationale». Alors que pour le Canada français, c'est en droit tout le Canada, mais en fait c'est surtout le Québec, l'Acadie et les autres régions où prédomine l'influence française». De là il conclura à la «légitimité» d'un nationalisme proprement canadien-français, voué aux intérêts de la nation canadienne-française d'abord.
La suite de ces analyses profondes et si éclairantes ne viendra ensuite qu'en 1972, avec le volume IV de la série (Les options politiques et constitutionnelles). De ce maître-volume, qui vient couronner et conclure les études antérieures vingt-cinq ans après, et a pu tenir compte de révolution des événements depuis les trois premiers, on attendait dans nos milieux nationalistes, que le P. Arès se prononçât péremptoirement pour l'indépendance. C'eût été donner à ce quatrième volume d'une série qui s'était proposé d'éclairer les débats, un style différent des premiers. Le P. Arès ne l'a pas voulu; il est resté fidèle à son rôle de convaincre par un effort intellectuel capable de rendre la vérité éblouissante. À chacun ensuite de voir ce qu'il doit faire.
Et justement, la réponse cherchée est dans ce livre, aussi claire qu'elle peut l'être dans une perspective d'analyse: «Le principal facteur déterminant du destin du Québec demeure la volonté du peuple québécois d'assumer courageusement la responsabilité de vivre, et de vivre, encore une fois, autant que possible par lui-même à tous les niveaux. Si cette volonté se manifeste avec force et dans l'unité, la vie qui en résultera fera craquer les régimes et s'épanouir tous les espoirs; si par contre elle demeure anémique et divisée, alors il sera vain de continuer à parler d'options, car d'autres se seront chargés de choisir à notre place» 7.
Ce sont là les dernières paroles d'un livre dans lequel ont été considérés, d'une façon qu'on peut dire aussi exhaustive que lumineuse, tous les aspects des options politiques et constitutionnelles possibles pour le Québec dans le cadre d'ensemble des circonstances dans lesquelles elles se présentent. Ce sont des paroles lourdes de poids à l'heure du référendum. Et pour ceux qui veulent l'indépendance, lourds des responsabilités qui leur incombent de convaincre le peuple d'y adhérer «avec force» et «dans l'unité». On peut sans doute conclure de là que le P. Arès n'est pas favorable à l'indépendance à n'importe quel prix et à n'importe quelle condition. Au fond, tout en criant qu'il faut l'indépendance, il y a peu d'indépendantistes qui pensent autrement. Entre eux et le P. Arès, il n'y a finalement qu'une différence d'approche et de méthode d'action, selon ce que chacun est, les uns étant sur le plan politique et le P. Arès, sur un plan académique, quand même engagés.
Le P. Arès est pascalien. Il nous dit en somme: «Aime et fais ce que tu voudras». Mais il faut d'abord aimer; et pour cela, savoir aimer. Et en l'occurrence, il nous dit qu'il faut que ce soit tout un peuple qui aime, et non pas seulement certaines catégories de politiques et d'intellectuels, dont le zèle devient suspect s'il s'agit d'imposer au peuple une règle d'amour qu'il ne ressent pas. Ce qu'on lui doit à cet égard est énorme puisque toute son oeuvre a consisté à nous apprendre à bien aimer selon ce que nous sommes et les lumières de la droite raison.
Plutôt que de faire des reproches au P. Arès de ne pas pouvoir s'écarter du chemin de la vérité telle qu'il la voit, il faut surtout — je ne dirai pas relire, car combien de gens qui sont nés après 1940 l'ont lue? — je dirai lire son œuvre dont la valeur universelle fait qu'elle est aussi actuelle, même plus actuelle aujourd'hui peut-être qu'il y a trente ans.
Et c'est peut-être là aussi l'aspect le plus providentiel de ce destin qui fait qu'un prix depuis longtemps mérité survient pour remettre en valeur les travaux du P. Arès au moment où le besoin que nous en avons est le plus grand. Elle a eu son utilité en son temps. Sans qu'il en paraisse beaucoup aujourd'hui, il faut se rendre compte qu'auprès d'un grand nombre de ceux d'aujourd'hui qui sont nationalistes, c'est sa pensée, avec celle de Groulx et de Minville, qui a cheminé pour transformer une toute petite poignée de nationalistes en une partie assez imposante de tout un peuple pour porter au pouvoir un gouvernement indépendantiste. Ce cheminement s'est effectué par ceux qui se sont formés à la lecture des œuvres du P. Arès et qui y ont acquis une solidité de pensée qui triomphe sur les arguments retors et les peurs véhiculés par la dialectique colonialiste et collaborationniste.
À l'heure où nos sommes maintenant des déterminations majeures, à l'heure où il faut maintenant convaincre tout un peuple afin de le placer dans la «force» et dans «l'unité» nécessaires, c'est vraiment les idées de fond qu'il faut bien connaître et vulgariser pour entraîner l'adhésion générale. Car c'est en celles-là que se trouvent les racines de l'amour profond et générateur des mouvements irrésistibles. Or aucun ouvrage depuis les textes du P. Arès sur la question nationale canadienne-française n'a fait, non seulement mieux, mais aussi bien.
C'est toute cette vie, toute cette œuvre, que le jury du prix Esdras-Minville a reconnues, couronnées. Meilleur choix ne pouvait être fait.
1. Notre question nationale, vol. 3: Positions patriotiques et nationales, p. 84. Conclusion de la section 3 du chapitre 3: "Y a-t-il une nation canadienne-française?".
2. Idem, p. 61. Conclusion de la section 2 du chapitre 3: "Y a-t-il une na-tion canadienne?".
3. Idem, p. 84.
4. Idem, p. 100. Conclusion de la section 2 du chapitre 4: "Y a-t-il une patrie canadienne?"
5. Idem, p. 106. Conclusion pour le Québec de la section 3 du chapitre 4
7. Nos grandes options politiques et constitutionnelles, p. 224.