Qu’est-ce que le trudeauisme?

Le trudeauisme est une idéologie qui se définit bien par ce à quoi elle s’oppose avec virulence : le nationalisme québécois. Le trudeauisme est d’abord une idéologie antagoniste au nationalisme québécois et, pourrait-on arguer, à l’identité québécoise. En lieu et place de la défense de cette identité comme de l’affirmation de l’autodétermination des Québécois, le trudeauisme a proposé un nouvel idéal canadien assorti d’une nouvelle identité. Cette identité se veut bilingue et cosmopolite et s’appuie sur un nouvel État central fort, presque impérieux. L’État central canadien, dans la vision trudeauiste, doit prendre plus de place au détriment des États provinciaux dans la vie des Canadiens. Il doit s’affirmer avec intransigeance et développer une intense fierté dans le nouveau Canada, basée sur l’idée que le Canada est un phare pour l’humanité cosmopolite de demain, en fait de la mondialisation d’aujourd’hui. L’idéal politique trudeauiste triomphe avec le rapatriement de la constitution sans l’accord du Québec, négocié en 1981 et réalisé en 1982. Au total, Trudeau parvient à bloquer l’émancipation du Québec de la façon suivante :

a) Échec au biculturalisme

b) Échec au Québec français

c) Échec à la souveraineté-association

Aux racines du trudeauisme : un combat anti-Québec

Après la guerre, Trudeau s’affirme comme intellectuel engagé. Il devient une figure connue à la faveur de la grève de l’amiante en 1949 et de la fondation de la revue Cité libre en 1950, avec Gérard Pelletier, qui coalise les intellectuels libéraux critiques du duplessisme. Il ne fait pas que critiquer le conservatisme socio-économique de Duplessis, les méthodes de son gouvernement ou le cléricalisme. Dans La grève de l’amiante, ouvrage collectif qu’il dirige et publie en 1956, Trudeau développe une critique du nationalisme canadien-français et, plus profondément, de l’identité canadienne-française.

Pour Trudeau, le gouvernement de Duplessis est une abomination ; Duplessis selon lui n’est pas comparable à d’autres leaders conservateurs nord-américains, car il est profondément antidémocratique. En fait, le gouvernement de l’Union nationale n’est qu’une preuve supplémentaire d’un atavisme canadien-français : c’est la culture canadienne-française qui serait antidémocratique. Trudeau développe une vision tronquée du passé québécois[1]. Il affirme que les Canadiens français sont le seul peuple au monde qui a pu jouir du régime démocratique sans avoir à se battre pour l’obtenir : « les Canadiens français forment peut-être le seul peuple connu de l’histoire qui jouisse de la liberté démocratique sans en avoir conquis les avantages de haute lutte[2] ». Le Québec l’aurait reçue en cadeau de son conquérant britannique.

C’est bien sûr une caricature qui fait bon marché des faits les plus saillants de l’histoire politique québécoise du XIXe siècle, comme la lutte du Parti canadien puis des Patriotes pour obtenir la démocratie, depuis le début du siècle jusqu’en 1837-1838, ou la lutte des Réformistes de Louis-Hippolyte La Fontaine pour le gouvernement responsable, obtenu en 1848 dans le Canada-Uni.

Pour émanciper les Canadiens français, il faut donc dans la vision de Trudeau les émanciper du nationalisme canadien-français, de tout ce qui vise à renforcer la tradition et l’identité canadienne-française, pour les inscrire de plain-pied dans un nouvel ordre canadien. C’est l’espace canadien réformé qui leur permettra d’être des individus libres, émancipés, épanouis. Trudeau se fera donc une mission de combattre le nationalisme québécois ; pour les trudeauistes, c’est la mission de tous les vrais progressistes.

Dans Cité libre, Trudeau va exposer son idéal cosmopolite : les nations sont des obstacles à la liberté individuelle, le nationalisme est une sombre pulsion qui mène au nazisme et est responsable des deux guerres mondiales (plutôt que l’impérialisme ou le totalitarisme). L’avenir de l’humanité passe donc par les communautés multinationales, ces empires que l’ère des nationalités, faisant la promotion d’États-nations s’autogouvernant et de la souveraineté des peuples depuis le début du XIXe siècle, a détruits. Le Canada doit être un modèle de ce type d’État et servir d’exemple à l’humanité. Pour cela, il devra subir une transformation en profondeur, mais surtout, il faudra éviter toute concession au nationalisme québécois.

Trudeau développera également une critique du nationalisme canadien-anglais : « L’histoire nous montre que les Canadiens français n’ont pas vraiment cru à la démocratie pour eux-mêmes et que les Canadiens anglais ne l’ont vraiment pas voulue pour les autres[3] ». Autrement dit les Canadiens anglais n’envisageaient pas son application aux autres ethnies. Le nouveau Canada qu’il propose devra dépasser ces deux identités, transcender la division du pays en deux nations ou solitudes en forgeant une identité nouvelle. Mais sa critique du nationalisme canadien-anglais se place sur un autre registre. En somme, la tradition canadienne-anglaise a été injuste, mais celle du Canada français a une tare. Il faut corriger la culture canadienne-anglaise, mais libérer le Canadien français de sa nation.

Un Canada bilingue et non biculturel

Trudeau se lance en politique fédérale sous la bannière libérale, est élu député de Mont-Royal en 1965 et fait ministre de la Justice en 1967. Devenu premier ministre en 1968[4], Trudeau pourra mettre en place le nouveau Canada qu’il a proposé dans ses écrits des années 1950 et 1960. À cette époque, l’élan du nationalisme québécois, croissant depuis l’entre-deux-guerres, connait une accélération inouïe, avec la Révolution tranquille : gouvernement de Jean Lesage, gouvernement de Daniel Johnson père, mouvements indépendantistes, création du Mouvement souveraineté-association de René Lévesque, tandis que l’agitation grandit. Johnson réclame « égalité ou indépendance ».

Trudeau se pose en adversaire. Son prédécesseur libéral, Lester B. Pearson, et son opposant conservateur, Robert Stanfield (chef de l’opposition officielle), s’y montraient davantage ouverts. Pearson avait institué la commission Laurendeau-Dunton, sur le bilinguisme et le biculturalisme (1963-1969). Après la mort d’André Laurendeau (1968), le biculturalisme est mis au rencart. Trudeau va cristalliser l’opposition intransigeante à toute concession au Québec.

Trudeau cherchera la formule qui permette de faire du Canada un pays officiellement bilingue, sans renforcer la reconnaissance de l’existence de deux peuples fondateurs, ce qui entraînerait de nouveaux pouvoirs pour le Québec. Il la trouvera en adoptant une définition strictement individuelle des droits linguistiques qui renforce une vision unitaire du Canada.

Le rapport aux langues officielles renforce ainsi la vision unitaire du Canada : il n’y a pas de Canada anglais et de Canada français, mais un Canada bilingue et uni, où les citoyens canadiens ont des préférences linguistiques plutôt que des identités nationales différentes. Les droits linguistiques définis sur une base individuelle impliquent que les Canadiens ont le droit d’être servis et scolarisés dans la langue de leur choix lorsque le nombre le permet, partout au Canada. Il n’est en revanche fait aucune référence aux communautés, c’est-à-dire aux peuples qui forment les assises concrètes de ces deux cultures.

Le multiculturalisme

Pour mieux dépasser les nationalismes historiques au Canada, celui des deux cultures qui y forment autant de sociétés dites d’accueil ou encore « distinctes », Trudeau adoptera une politique du multiculturalisme en 1971. La nouvelle gauche ou new left[5] est parvenue, dans les années 1960, à imposer cette nouvelle conception de la société et de l’intégration de l’immigration avec un grand succès dans les groupes militants occidentaux et dans les institutions de pays comme la Grande-Bretagne, l’Australie et le Canada. Le multiculturalisme est une remise en question frontale des politiques d’intégration préalables, qui favorisaient l’assimilation à la culture majoritaire de la nation d’accueil. Dans le contexte de la décolonisation et de la contre-culture, la culture occidentale est attaquée de front : les tenants de la nouvelle gauche préconisent alors qu’on encourage les immigrants à préserver leur culture d’origine plutôt qu’à intégrer la culture de leur nouvelle nation.

Le trudeauisme définit le Canada comme une mosaïque culturelle (définition officielle aujourd’hui), sans référence aux deux peuples fondateurs, base des deux anciens nationalismes qu’il entend transcender pour définir le Canada en modèle pour l’humanité. Paradoxalement, c’est une façon pour Trudeau de renforcer l’identification au Canada de tous les Canadiens et de définir un nouveau patriotisme canadien.

Sur le coup, l’identité canadienne-anglaise est froissée par l’évolution du Canada, mais peut compter sur le maintien de l’anglais comme langue commune et donc d’intégration et tabler en échange sur un Canada plus fort où le nationalisme québécois est tenu en laisse.

Un État canadien décolonisé de Londres, des provinces colonisées par Ottawa

L’idéal trudeauiste recherche le dépassement des nationalismes canadien-anglais et canadien-français pour forger une nouvelle identité canadienne, bilingue, multiculturelle et cosmopolite. L’attachement aux États provinciaux peut être un obstacle sur cette voie, surtout dans le cas du Québec, État national des Canadiens français. L’État central doit s’imposer comme partenaire senior de la fédération. En fait, il est appelé à s’immiscer dans les champs de compétence provinciaux pour unifier les conditions de vie des Canadiens, en matière de droits linguistiques d’éducation, de services de santé, de services sociaux et d’économie – généralement au profit des centres ontariens, en pratique[6].

C’est une vieille tradition libérale qui remonte à MacKenzie King et à la commission Rowell-Sirois, instituée à la fin des années 1930. L’ère Trudeau se démarque toutefois par l’intransigeance du gouvernement fédéral face aux réclamations des provinces. Le nouvel État canadien poursuit du même coup sa décolonisation, c’est-à-dire son affranchissement des symboles britanniques et de la tutelle britannique, depuis le statut de Westminster jusqu’au rapatriement de 1982, en passant par l’unifolié et l’adoption de l’Ô Canada comme hymne national (un hymne originellement associé au nationalisme canadien-français comme le castor et la feuille d’érable au XIXe siècle, symboles que l’État fédéral est parvenu à s’approprier au profit du nouveau nationalisme canadien).

La constitution de 1982 – Un Québec bloqué

Le rapatriement de la constitution en 1982 consacre le triomphe du trudeauisme. De tous les projets politiques mis de l’avant au Québec après l’amorce de la Révolution tranquille sous Jean Lesage – indépendance (RIN), souveraineté-association (PQ), « égalité ou indépendance » (UN), « société distincte » (PLQ), etc. – le trudeauisme recueillait le moins d’appuis, mais c’est celui qui, paradoxalement, a eu le plus de succès. Le résultat du triomphe du trudeauisme est un Québec bloqué. La nouvelle constitution consacre la vision trudeauiste du bilinguisme et celle du pluralisme ethnique et religieux inscrite dans le multiculturalisme, en enchâssant une Charte des droits et libertés qui adopte la vision trudeauiste sur ces deux questions. Elle consacre du même coup un plus grand rôle du gouvernement central. La Cour suprême, organe nommé exclusivement par le gouvernement fédéral, devient l’arbitre absolu des litiges constitutionnels et le tribunal devant lequel toutes les lois du Canada peuvent être examinées en fonction de leur conformité à la Charte et à la constitution. Rappelons que le Québec a tout simplement été exclu du processus de rapatriement et de ratification de la nouvelle constitution, qu’il a jusqu’à ce jour refusé de parapher. Avant Trudeau, tous les gouvernements reconnaissaient au Québec un droit de veto. Avec l’appui de la Cour suprême, Trudeau choisit de passer outre. Par cette réforme majeure du fédéralisme, il a consacré tout à la fois le gouvernement des juges, qui priment les Parlements, et la suprématie de l’État central (par son voler juridique plus qu’exécutif ou législatif).

Échec au biculturalisme

La reconnaissance constitutionnelle des deux peuples fondateurs du Canada aurait entraîné de nouveaux pouvoirs pour le Québec, État national des Canadiens français. Le nouveau Canada défendu et institutionnalisé par le trudeauisme condamne toute ouverture en ce sens. Ce blocage, Trudeau l’a assuré en 1969, avec la loi sur les langues officielles, et en 1982, avec les dispositions de la nouvelle constitution en matière de droits linguistiques, consacrant la vision strictement individualiste de ceux-ci. Trudeau veillera à empêcher toute modification de cet ordre constitutionnel. En effet, les trudeauistes joueront un rôle clé, au cours du processus de ratification de l’Accord du lac Meech (1987-1990), pour obtenir l’échec de l’accord. Avec notamment la clause de la « société distincte », l’accord aurait entraîné une modification de la constitution allant dans le sens d’un biculturalisme effectif (bien que modéré).

Échec au Québec français

La nouvelle constitution fait du même coup échec au Québec français dont on rêve depuis longtemps (en 1937 déjà, Lionel Groulx déclarait : « Notre État français, nous l’aurons ![7] »), qu’on tente de mettre en place avec la Révolution tranquille et spécifiquement avec la Charte de la langue française (1977). Camille Laurin savait que certaines dispositions seraient invalidées en fonction de la constitution de 1867 qui faisait du Québec une province bilingue. La loi 101 visait à faire, entre autres, du français la langue normale du travail et de l’éducation, avec des droits reconnus pour la minorité historique anglaise. L’un des enjeux étant l’intégration de l’immigration ; intégration québécoise qui sera désormais affaiblie par l’application de dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés sur les droits linguistiques (art. 23) et le multiculturalisme (art. 27). Les droits linguistiques tels que définis dans la nouvelle Charte canadienne des droits et libertés vont démultiplier les jugements de la Cour suprême abrogeant des pans entiers de la loi 101.

Échec au Québec souverain

Le trudeauisme se veut l’adversaire intransigeant du nationalisme québécois, même fédéraliste, comme Trudeau l’explique crûment dans son discours « Finies les folies ! » prononcé en 1969. A fortiori, il est l’adversaire intransigeant du souverainisme. La définition du nationalisme par Trudeau – idéologie responsable des guerres mondiales et révélées par le nazisme – implique ^>la démonisation du souverainisme québécois. On ne peut négocier avec la Bête. Cette attitude intransigeante était plus difficile à tenir pour un Lester Pearson ou un Robert Stanfield. En tout état de cause, elle coupait l’herbe sous le pied de la démarche modérée portée par René Lévesque, le projet de souveraineté-association, qui impliquait de négocier avec un partenaire canadien-anglais une union canadienne entre deux États souverains. La fin de non-recevoir de Trudeau et la démonisation de la souveraineté auront au total grandement empêché que ne se constituât un plus grand consensus en faveur de la souveraineté-association en 1980, lors du premier référendum. Au moment du second référendum en 1995, l’action des trudeauistes, avec le parti libéral canadien de Jean Chrétien au pouvoir fut encore déterminante. Les trudeauistes remirent alors en circulation leurs vieux poncifs forgés à l’époque de Duplessis : pour préserver les citoyens du Québec des sombres passions du nationalisme québécois (supposé ethniciste, rétrograde, antidémocratique), il faut la supervision fédérale. Pourtant, celui qui s’érigea en champion des droits de l’homme dans les années 1950 et qui a cherché à polir cette image avec la constitution de 1982, est aussi l’homme qui menace de limoger les employés de Radio-Canada au grand complet en 1969[8] et de la loi des mesures de guerre en 1970[9].

Une hégémonie intellectuelle

Au final, le trudeauisme a triomphé du nationalisme québécois, malgré l’échec électoral du PLC au Québec constant depuis le rapatriement unilatéral de 1982. Il est parvenu à redéfinir les institutions et la loi fondamentale du Canada, limitant ainsi la capacité de l’Assemblée nationale à définir un Québec plus autonome ou plus français. Il l’a fait parce qu’il a refusé de négocier avec les souverainistes aussi bien qu’avec les nationalistes fédéralistes. Mais il l’a fait, aussi, parce qu’il est parvenu à s’imposer largement aux esprits.

Il faut s’interroger sur le trudeauisme et nous, c’est-à-dire sur le rapport que nous, Québécois, avons entretenu et entretenons aujourd’hui avec cette idéologie. En réalité, elle s’est largement imposée dans nos idéaux et nos préjugés, parfois sans qu’on en prenne conscience. Il faut d’abord remarquer la proportion étonnante de Québécois qui votèrent pour Trudeau et le PLC en 1980 (2/3, 74 sièges sur 75). Évidemment, lorsque Lévesque et le PQ recueillent 49 % des voix en 1981, il partage une partie de ses électeurs avec Trudeau – c’est mathématique, mais paradoxal. Nous lui avons donné un pouvoir fort, sur la longue durée, depuis 1968 en fait. Nous avons largement préféré détourner le regard de sa lecture problématique du passé québécois pour endosser sa critique de Duplessis, qui semblait faire l’affaire de beaucoup de monde dans le récit caricatural de la Grande noirceur et des origines de la Révolution tranquille. Nous avons donc vu sans véritablement broncher les trudeauistes accuser le nationalisme québécois de tous les maux, avant et durant les référendums de 1980 et 1995. La réaction face à ces procédés disgracieux était en bonne partie handicapée par l’acceptation assez large du portrait caricatural du Québec d’avant 1960.

Ainsi, un trudeauiste comme l’historien Fernand Ouellet écrira que la loi du cadenas est représentative de ce que serait une démocratie québécoise indépendante[10]. Pourtant, on oublie toujours que cette loi comble le vide laissé par une modification du Code criminel fédéral : une section ajoutée par Borden en 1919, et abrogée sous MacKenzie King en 1935, visait de la même façon à faciliter la répression de l’activisme communiste. Personne, pourtant, n’a fait de cette section 23 – ou du maccarthysme américain des années 1950 – des preuves d’un atavisme antidémocratique américain ou canadien. Le procédé est plus que douteux dans la situation de minorité, de dominés qui est celle des Québécois.

On a pu voir quels effets délétères cette incrustation du trudeauisme et de sa vision tronquée du Québec eurent lors de la campagne référendaire de 1995, mais peut-être plus encore au lendemain de la défaite, dans la réaction hystérique au discours de défaite de Jacques Parizeau, qui a entraîné le mouvement souverainiste et le Québec dans le délire du nationalisme civique où l’existence même d’une majorité et d’une culture de convergence ont paru devoir être niés. On pourrait le voir encore à l’œuvre dans les controverses qui marquent la fin de l’année 2011. D’une part sur Noël, avec l’affaire provoquée par l’interdiction de décorations de Noël chez Service Canada à Montréal. D’autre part sur les accommodements raisonnables, quand des institutions scolaires et la commission scolaire de Montréal, puis la ministre Christine St-Pierre expliquent le prétendu bien-fondé d’accommodements sur le port d’un casque bouchant les oreilles d’une fillette musulmane de maternelle (pour l’empêcher d’être exposée aux comptines et chansons, impies comme toute musique profane) et le port du hidjab par une agente correctionnelle. La Commission des droits de la personne, auteure de ces deux absurdités, est bien sûr un organe créé pour appliquer le nouveau régime qui doit découler de la Charte canadienne des droits et libertés (non, le libellé ne dit pas « absurdités ») de 1982.

Depuis sa critique du Québec de Duplessis jusqu’à sa vision multiculturaliste et sa conception des droits linguistiques, la vision de Trudeau est en position largement hégémonique, dans les milieux juridiques, médiatiques et souvent intellectuels, notamment dans nos programmes d’éducation. La critique du procédé de rapatriement imposé au Québec en 1981-1982 est plus répandue qu’une critique sérieuse du régime mis en place par Trudeau : au contraire, celui-ci semble rencontrer l’adhésion majoritaire de nos départements de droit, d’éducation, et de beaucoup d’intellectuels d’une mouvance allant du NPD à Québec solidaire sans oublier une certaine droite néo-libérale. La trudeauisation des esprits[11] affecte même une large frange des souverainistes, subjugués par sa critique du nationalisme et sa prétention d’incarner la tolérance et l’ouverture d’esprit, à une époque où se dire citoyen du monde semble beaucoup plus à la mode que de se dire patriote québécois.

La législation trudeauiste et la constitution de 1982 forment des obstacles majeurs au nationalisme québécois, mais ce triomphe du trudeauisme sur les esprits au Québec en constitue un plus formidable encore. Il nous remet sous la coupe d’un vieux démon qu’on croyait avoir enfin chassé en 1962 avec la campagne « Maîtres chez nous » et en 1977 avec la loi 101, le complexe de minoritaire qui nous empêche de nous concevoir comme norme culturelle et globale de notre propre État et ce, depuis trop longtemps.

 

 

 

 

 

[1] Nous nous permettons de référer, sur cette question, au texte suivant : C.-P. Courtois, « Cité libre, Duplessis et une vision tronquée du Québec » dans Xavier Gélinas et Lucia Ferretti (dir.), Duplessis, son milieu, son époque, Québec, Septentrion, 2010, p. 52-75.

[2] Pierre Trudeau, « Manifeste démocratique » (1958), dans Yvan Lamonde et Gérard Pelletier, Cité libre : une anthologie, Montréal, Stanké, 1991, p. 101.

[3] Dans « De quelques obstacles à la démocratie au Québec », Cité libre, 1958, version française d’un article paru dans The Canadian Journal of Economics and Political Science, la même année.

[4] Il remporte la course à la chefferie à la fin de 1967, suite à la démission de Lester Pearson, et sera premier ministre du Canada d’avril 1968 à juin 1979, puis de nouveau de mars 1980 à juin 1984.

[5] Cette gauche s’éloigne des combats traditionnels de l’ancienne gauche, marxiste comme social-démocrate, qui misait sur les luttes des travailleurs et le prolétariat comme agent révolutionnaire ou force d’appui du réformisme. La nouvelle gauche mise au contraire sur les intellectuels, les militants, les étudiants et la contre-culture pour opérer une transformation radicale de la société, remettant en cause les fondements de l’autorité, de la tradition et de la culture occidentales. Dans cette conception, l’immigration et le tiers-mondisme peuvent être mobilisés en faveur d’une critique de la culture occidentale, comme le féminisme, la libération sexuelle, l’individualisme, etc.

[6] Cas notoire : avec la nouvelle politique économique, le gouvernement Trudeau est intervenu dans la régulation du prix du pétrole au détriment du développement des jeunes provinces de l’Ouest. On pourrait aussi mentionner l’industrie nucléaire fédérale exclusivement centrée sur l’Ontario, etc.

[7] Voir Lionel Groulx, « L’histoire gardienne des traditions vivantes » dans C.-P. Courtois et Danic Parenteau, Les 50 discours qui ont marqué le Québec, Montréal, CEC éditions, 2011. Ce texte avait initialement été reproduit dans le volume Directives en 1937 et les textes de Groulx ont récemment été mis en ligne sur le site de la Fondation Lionel-Groulx.

[8] Dans son discours « Finies les folies » prononcé à Montréal le 19 octobre 1969, Trudeau, alors premier ministre, accuse Radio-Canada d’être favorable au séparatistes et menace de fermer la société si cela ne change pas immédiatement du tout au tout. Ce discours est reproduit dans C.-P. Courtois et Danic Parenteau, Les 50 discours qui ont marqué le Québec, Montréal, CEC, 2011.

[9] En octobre 1970, lorsque deux cellules du FLQ enlevèrent le ministre québécois Pierre Laporte, qui sera tué, et le haut-commissaire britannique à Montréal, Trudeau choisit d’appliquer la loi sur les mesures de guerre pour en finir avec le petit mouvement terroriste. La loi suspend les droits civils et permet de détenir des gens sans justification pendant 90 jours. Il est notoire que parmi les centaines de sympathisants souverainistes arrêtés, une écrasante majorité n’avait aucun lien avec le FLQ.

[10] Dans « Nationalisme canadien-français et laïcisme au XIXe siècle », Recherches sociographiques, vol. IV, no 1, 1963, p. 62.

[11] Voir Éric Bédard, « La trudeauisation des esprits » dans Recours aux sources, Montréal, Boréal, 2011.