Alors que le capitalisme a cédé la place au système du « management plus bureaucratie «, on monte de toutes pièces un simulacre de puissance pour les propriétaires. C’est de l’escroquerie. Ce mensonge s’accompagne de tout un cérémonial : un conseil d’administration choisi par les directeurs et qui leur est entièrement dévoué, mais que l’on considère comme le porte-parole des actionnaires. Les hommes qui le composent, avec la présence nécessaire d’une ou deux femmes, n’ont besoin que d’une connaissance superficielle de l’entreprise. À de rares exceptions près, on peut compter sur eux pour acquiescer. On donne à ces administrateurs un jeton de présence et un peu à manger, et les directeurs les informent régulièrement des décisions qu’ils ont prises ou de ce que chacun sait déjà. On postule que le conseil d’administration approuvera tout, y compris les rémunérations fixées par eux-mêmes.
J.K.Galbraith, Les mensonges de l’économie, Grasset, 2004, p.44..
Y a-t-il une autre façon de concevoir l’Université ? Les professeurs souhaitent une université savante. Les chercheurs souhaitent une université innovante. Les étudiants souhaitent une université curieuse. La communauté universitaire souhaite une université autonome. Les citoyens souhaitent une université engagée dans le milieu. Tous les éléments de la mission qui incombe aux universités et à leurs professeurs sont là. Si nous souhaitons collectivement une Université dont l’autonomie doit être repensée, en ce sens qu’elle n’est plus sous la toute puissante autorité de ses professeurs et dirigeants, faut-il en faire pour autant une Université affairiste soumise aux lois du marché ? Dans cette perspective, doit-on reconsidérer l’autonomie dont jouissent les universités, augmenter les contrôles publics ou confier à des administrateurs provenant du secteur privé le soin de les administrer ?
En limitant son analyse à la question de la gouvernance et en s’empressant d’amener ses lecteurs sur des pistes de solutions provenant toutes de l’entreprise privée, le rapport Toulouse escamote totalement les questions concernant le financement et les règles de partage des fonds publics entre les universités, alors que ces questions sont cruciales pour le développement de ces établissements. Or, si la crise des universités est d’abord financière, cette situation est momentanément éludée par les remèdes qu’on lui propose. On ne peut tout simplement pas parler d’universités autonomes si celles-ci ne sont pas convenablement financées, les changements cosmétiques proposés dans leur gouvernance n’y changeront strictement rien. Si cette approche risque d’exacerber la crise que vivent présentement les universités, puisqu’elle évite de poser un véritable diagnostic et d’apporter des solutions viables, force nous est de constater que ses effets n’en seront que plus sournois à long terme, favorisant inexorablement une marginalisation de la recherche qui s’effectue dans les universités francophones.
Toutefois, avant même de songer à augmenter le financement des universités et hausser les droits de scolarités de leurs étudiants, il faudra s’enquérir de leurs pratiques. Il faudra demander aux universités de rendre compte de l’accomplissement de la tâche de leurs professeurs. Un sujet méconnu du grand public qui constitue le noyau dur de la mission universitaire et qui, comme nous le verrons, recèle la plupart des solutions à la crise des universités.
Les sources du rapport Toulouse
Ce n’est un secret pour personne, les universités sont en crise depuis qu’on a entrepris de plafonner leur financement au milieu des années 1980. Parallèlement, on a convié de nombreux chantres de l’économie mondiale à venir défiler dans des forums où, sous le haut patronage de consultants branchés, nos recteurs furent également invités à venir apprendre comment gérer nos universités. Jaloux de ces gourous et séduits par le même engouement idéologique, les professeurs des écoles de gestion de nos universités ont alors décidé de mettre la main à la pâte en inventant leurs propres solutions dans le but de transformer tout ce qui est public en privé au nom de l’efficience.
Ainsi, avec l’aide de leurs professeurs, les universités ont elles-mêmes créé les outils de leur propre malheur. Aujourd’hui, elles récoltent tout simplement ce qu’elles ont semé dans leurs écoles de gestion, où il est enseigné depuis des années que le secteur public doit être géré comme le secteur privé afin d’accroître sa productivité et que les problèmes de financement sont subordonnés au choix du type de gouvernance que l’on veut pour nos établissements publics. Comme dans le secteur de la santé, dorénavant, les solutions proposées pour les universités passeraient moins par l’augmentation du financement public que par l’émergence d’une nouvelle gouvernance calquée sur celle de la grande entreprise privée.
Selon les savants chercheurs de la nouvelle économie où tout doit être privé pour être performant, on commence par nommer des administrateurs provenant du secteur privé lorsqu’on veut administrer les établissements du domaine public comme ceux du secteur privé, pensant que cela va changer la nature de la bête, l’étape suivante étant de les rémunérer. C’est, entre autres, une des recettes proposées par l’IGOPP pour résoudre le problème des universités.
Dans cette foulée de privatisation tous azimuts du secteur public, l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP) a mis sur pied un groupe de travail en décembre 2006, lui donnant le mandat de proposer des principes de saine gouvernance qui soient pertinents au monde universitaire. Le groupe de travail avait pour objectif de proposer des principes généraux pour une gouvernance universitaire efficace.
Étonnamment, dans son « Rapport de recherche sur la gouvernance des institutions universitaires », Jean-Marie Toulouse a réussi l’exploit de traiter de la gouvernance des universités en effleurant à peine l’incontournable sujet de la mission universitaire. Aucune analyse poussée sur le fait que la mission universitaire et la tâche des professeurs sont des vases communicants composés des trois mêmes éléments : enseignement, recherche, service à la collectivité. Jamais dans son rapport il n’aborde de front le fond du sujet, comme si on pouvait réfléchir à propos de l’Université qu’en discutant uniquement des aspects techniques de sa gouvernance, alors que les problèmes de gestion de l’Université résident surtout dans l’inextricable complexité de sa mission et de son financement.
Les limites du rapport Toulouse
Comme nous le propose le rapport Toulouse, doit-on revoir la gouvernance des universités ? Doit-on remettre en question l’autonomie dont elles jouissent en y introduisant davantage d’éléments provenant du modèle privé ? Doit-on nommer plus d’administrateurs indépendants et doit-on les rémunérer ou doit-on d’abord exiger plus de compétence de la part des gestionnaires et administrateurs ?
Le récent fiasco de l’UQAM à gérer ses projets immobiliers a mis en lumière la difficulté des conseils d’administration d’obtenir l’information pertinente sur la gestion interne des universités nécessaire à leur bonne administration. Il a fait ressortir la complaisance des membres externes à s’enquérir auprès des dirigeants de la situation financière de l’université et le conflit éthique potentiel de nombreux administrateurs qui participaient au conseil à titre de gestionnaires ou de professeurs. À cause de toutes ces distorsions, aucun de ces administrateurs n’a réussi à pleinement accomplir ses fonctions de fiduciaire.
À cet égard, le monde universitaire n’est pas très différent de celui qui l’entoure. L’indépendance et la compétence des administrateurs, pas plus que la rémunération de ceux-ci, ne sont des garanties absolues contre des fiascos comme ceux de Nortel ou de l’UQAM. La comptabilité créative des dirigeants de Nortel est comparable à la double comptabilité des gestionnaires de l’UQAM qui a privé les administrateurs de l’information pertinente pour prendre les bonnes décisions.
Les administrateurs ont pensé que l’UQAM pouvait espérer engranger des revenus provenant d’activités immobilières de nature commerciale parce que leurs dirigeants les ont convaincus que des établissements du secteur public pouvaient performer suivant les mêmes critères et paramètres que ceux du secteur privé, alors que le personnel de cette université n’avait aucune compétence et connaissance dans le domaine des services privés.
Les universités, comme toutes organisations, ont leurs coutumes et leurs secrets qui sont difficilement accessibles à des gens qui n’ont jamais baigné dans cette culture. Si les administrateurs de l’UQAM, comme ceux de Nortel, avaient eu cette connaissance intime de l’organisation, ils auraient probablement pu freiner les rêves de grandeurs de leurs dirigeants.
C’est donc moins l’indépendance et la rémunération des administrateurs que la connaissance de l’organisation qui serait la solution au problème que nous tentons de résoudre. Nous devrions donc demander à des personnes compétentes qui connaissent bien l’Université de les administrer et de les gérer. Essentiellement des professeurs, des chargés de cours, des professionnels et des gestionnaires qui y travaillent ou qui y ont déjà travaillé. Toutefois, le fait que les professeurs soient les principaux acteurs de l’Université et que l’un d’entre eux risque de devenir un jour ou l’autre un de ses principaux dirigeants n’encourage guère les non-professeurs à critiquer ouvertement leurs pratiques.
Parce que la plupart des membres qui siègent aux comités les plus stratégiques sont des professeurs, le sort de l’Université réside essentiellement dans la capacité des plus intéressés à influencer les dirigeants lors des plus importantes décisions. Ainsi, l’autonomie des établissements universitaires et le principe de la liberté universitaire qui y est rattaché sont devenus dans bien des cas des prétextes pour protéger la mainmise de quelques professeurs sur nos institutions savantes et écarter tous ceux qui ne partagent pas leur vision. C’est donc moins l’autonomie qui la caractérise que le corporatisme qui la menace qui doit être remis en question. Un corporatisme qui risque de nuire à long terme à l’Université puisqu’il incite au silence.
Dans le cadre de son long rapport de recherche, Jean-Marie Toulouse aurait certainement pu rappeler à ses lecteurs que l’autonomie dont jouissent les universités est le fruit d’une longue tradition et pourquoi elles sont soumises au pouvoir de surveillance de la Cour supérieure plutôt qu’à celui du gouvernement. Les liens qu’entretient l’institution universitaire avec le gouvernement sont, à l’origine, de nature purement contractuelle et excluent tout pouvoir de surveillance du gouvernement en raison de son ancestrale autonomie. Pour l’essentiel, ce contrat stipule que le versement des subventions aux universités est subordonné à la prérogative du gouvernement de déterminer le montant des droits de scolarité à être versé par les étudiants. Il existe bien une loi sur les universités qui reconnaît le pouvoir exclusif du gouvernement du Québec de créer de nouvelles universités et une loi de l’Université du Québec qui définit les structures et les modes de nominations des administrateurs et dirigeants, mais ces lois n’affectent en rien l’autonomie de l’institution universitaire qui découle de la tradition.
Donc, avant de redéfinir la gouvernance de nos universités, il aurait fallu non seulement expliquer les mécanismes qui régissent actuellement les universités, mais également raconter l’histoire des universités. Si les dirigeants sont élus par leurs pairs, c’est justement pour éviter les influences extérieures. Si des observateurs sont nommés en sus des administrateurs pour assister aux réunions du conseil d’administration, c’est pour préserver le caractère privé de ces réunions, car contrairement aux réunions des conseils d’administration du secteur de la santé et des services sociaux qui sont publiques, celles des universités sont privées. On comprendra que par ce stratagème les conseils d’administration des universités ont voulu tenir loin de leurs cénacles la foule étudiante qui aurait pu s’y masser. C’est le compromis qu’elles ont inventé pour tenir informer tous les groupes internes de l’université sans que cela affecte la bonne tenue des réunions. À cause de ces traditions, les journalistes ne peuvent pas rapporter au public ce qui se passe derrière les portes closes. Pour ce faire, ils doivent avoir recours aux informateurs, ce qui est totalement inapproprié dans les circonstances, puisque les universités sont financées par des fonds publics provenant de nos impôts et des droits de scolarité de leurs étudiants. Voilà l’état des lieux.
En contrepartie de l’abolition des postes d’observateurs qui est suggérée dans le rapport des membres du Groupe de travail sur la gouvernance des universités du Québec intitulé, « Redéfinir la gouvernance de nos universités », il aurait donc fallu proposer que la tenue des réunions des conseils d’administration soit publique malgré toutes les difficultés que cela pourrait comporter.
Par ailleurs, en complément de ce que propose le rapport du groupe de travail de l’IGOPP, ce n’est pas seulement le mode de nomination des recteurs qu’il faudrait revoir, mais également celui de tous les cadres supérieurs. La consultation des pairs lors de la nomination des cadres a prouvé ses limites. Seuls les plus compétents devraient atteindre les sommets de nos plus prestigieux établissements. Pour cette raison, il faut de nouvelles règles pour définir la composition, les rôles et les pouvoirs des comités de sélection et des collèges électoraux.
Bien que l’idée de confier à plus de membres indépendants l’administration des conseils soit fondée sur de bonnes intentions, cela ne doit pas nous faire oublier que le secret cultivé dans nos universités empêche bien souvent les administrateurs de connaître les tenants et aboutissants de nombreuses propositions qui leur sont soumises. Voilà pourquoi davantage d’«outsiders» qui connaissent l’Université devraient être invités sur les conseils d’administration des universités. Des personnes qui y ont déjà travaillé et qui ont une autre vision de l’Université. Justement, ceux qui jouissent de la connaissance, de l’indépendance et de la compétence nécessaire et qui peuvent jeter un regard critique sur la gestion universitaire.
De plus, contrairement à ce que propose le rapport du groupe de travail, il est moins important d’avoir des comités sur l’éthique et la gouvernance que d’avoir des comités qui s’intéressent directement au cœur de la mission universitaire. En sus du comité de vérification et de la commission des études, il serait certainement plus opportun de créer des comités portant sur les principales composantes de la mission universitaire afin que les membres du conseil d’administration soient mieux informés de ce qui se passe à l’intérieur de l’université. Cette tâche pourrait être partagée entre différents comités portant sur les trois éléments de la mission universitaire et de la tâche des professeurs : l’enseignement, la recherche et les services à la collectivité. Y seraient largement abordés, entre autres, la question du partage des cours entre professeurs et chargés de cours, les libérations de tâche d’enseignement, la recherche subventionnée et la proportion de professeurs s’y consacrant, le double emploi, la tâche des jeunes professeurs et celles des plus anciens et la nature et l’importance des tâches administratives confiées aux professeurs.
Ces informations permettraient aux administrateurs de mieux connaître ce qui se passe à l’intérieur de l’université, de questionner les pratiques, de les remettre en question et d’en exiger de nouvelles. Il faut que les administrateurs reviennent aux fondements de l’Université et s’intéressent avant tout au cœur de la mission universitaire afin de mieux la connaître, l’administrer et y apporter les changements appropriés. Toutefois, il ne faut pas se leurrer, les plus importantes transformations dans la façon de faire de nos universités nécessiteront probablement l’adoption d’un nouveau cadre juridique.
Le financement
S’il y a consensus voulant que la recherche universitaire fait progresser les sociétés et que la formation est un merveilleux outil d’avancement social, il y a dissension lorsqu’on nous propose d’augmenter les droits de scolarité pour donner de l’oxygène aux universités. Une solution simpliste qui échappe à toute critique constructive tant elle cède à la facilité.
Or, les droits de scolarité ne servent aucunement à financer la recherche dans les universités. Tout au plus, ils contribuent dans une proportion d’environ 15 % au fond de fonctionnement général des universités dont la majeure partie du financement provient du gouvernement du Québec. Ce fonds est la première source de financement des universités. Il sert à payer le salaire des employés, des professeurs et les frais de fonctionnement généraux.
La construction des nouveaux édifices est l’objet d’un financement séparé provenant du ministère de l’Éducation qui établit un ordre de priorité des constructions à travers le réseau universitaire. C’est le Conseil du trésor qui approuve les projets avant d’en autoriser la réalisation. C’est la deuxième source de financement.
Les grands organismes subventionnaires publics canadiens et québécois sont la troisième source de financement. Les professeurs y font des demandes de subventions pour soutenir leurs projets de recherche. Cet argent sert à payer les équipements spécialisés et les chercheurs qui sont souvent des étudiants gradués rémunérés à rabais malgré leur grande compétence. Les fonds d’immobilisation et de recherche, contrairement au fonds de fonctionnement général, sont financés à 100 % par nos impôts.
Les grandes fondations de recherche et les fondations universitaires sont la quatrième source de financement. Ces revenus ne sont pas pris en compte aux fins des règles de partage budgétaire des universités. Pour cette raison, même si le fonds de l’Université McGill est de loin le mieux pourvu, on a longtemps considéré que cette université était la plus sous-financée de toutes les universités québécoises.
Enfin, il existe également les emprunts pour financer des besoins supplémentaires en locaux et équipements et les financements privés de la recherche dans le cadre de participation de l’entreprise privée.
Faire porter aux seuls étudiants la responsabilité du sous-financement global des universités est donc un leurre qui, en plus d’être injuste, ne peut constituer une solution à long terme pour les universités dont les plus urgents besoins à combler sont surtout dans le domaine de la recherche. Si nous voulons retenir les meilleurs chercheurs pour que la recherche progresse dans nos universités, c’est d’abord là que nous devons investir collectivement.
Toutefois, avant de réinvestir massivement là où il y a les besoins les plus pressants, il faudra tout d’abord revoir le financement global en prenant dorénavant en compte les revenus provenant des fondations universitaires dans les règles de partage. Il faudra par la suite augmenter la part des fonds publics versés aux grands organismes subventionnaires québécois pour qu’ils puissent mieux soutenir les efforts de nos meilleurs chercheurs québécois. Un financement qui provient essentiellement de nos impôts, pas des droits de scolarité.
Ne nous le cachons pas, le véritable enjeu de l’actuel débat sur la crise des universités n’est pas la gouvernance ou la hausse des droits de scolarité des étudiants, mais bien le partage des sommes disponibles pour leur financement. Si ces sommes sont considérables et proviennent dans une grande proportion de fonds publics, leur partage pourrait varier en fonction de l’ajout de nouveaux paramètres, comme la prise en considération des capitaux privés versés aux universités via leurs fondations universitaires. Aussi longtemps que les sommes versées à ces fondations échapperont aux règles de partage budgétaire des universités et que les fonds publics peineront à accroître comme c’est le cas présentement, ce seront de plus en plus les sommes provenant des donateurs privés qui feront la différence entre la richesse et la pauvreté des universités, entre le financement global des universités anglophones et celui des universités francophones.
Lorsque l’on sait que l’argent récolté par ces fondations de recherche sert aussi de bras de levier pour aller chercher les plus importantes subventions versées par le gouvernement fédéral, il y a de sérieuses raisons d’être préoccupé par le sort qui attend les universités francophones. On parle ici de centaines de millions de dollars consacrer à la recherche et à l’allocation de nouveaux équipements et bâtiments qui sont laissés au bon vouloir des universités et de leurs généreux donateurs et qui échappent totalement aux politiques du gouvernement du Québec. Une situation inéquitable pour les universités francophones qui ne peuvent pas compter sur les plus riches donateurs de la société et une source d’incohérence dans l’établissement des priorités québécoises en matière de recherche et de développement. À long terme, on se demande donc si dans quelques années il sera encore possible de faire de la recherche de pointe dans les universités francophones tout en y attirant les meilleurs chercheurs, tant la situation actuelle est préoccupante.
La tâche
L’étendue et l’énormité du mensonge inhérent au mot travail sont évidentes. Pourtant, on n’entend guère de critiques ou de mises au point émanant des institutions savantes. Dans toutes les universités réputées, les professeurs limitent leur nombre d’heures d’enseignement, sollicitent et obtiennent du temps pour la recherche, l’écriture ou une réflexion enrichissante pendant leurs années sabbatiques. Éviter de travailler – car c’est bien de cela qu’il s’agit pour certains – n’inspire ici aucun sentiment de culpabilité 1.
Les problèmes que vivent les universités ne seraient-ils pas d’un tout autre ordre et ne proviendraient-ils pas plutôt de sa mission et de la tâche des professeurs qui en découlent ? Doit-on limiter notre regard à l’accessoire, la gouvernance, ou questionner le principal, la tâche des professeurs et l’évaluation qui en est faite par leurs pairs ? Ainsi, l’Université doit-elle rendre compte seulement de sa gestion financière ou doit-elle être plus transparente et élargir cette reddition en y ajoutant la répartition de la tâche de ses professeurs qui est au cœur de la mission universitaire, une information généralement tenue secrète par les universités ?
Si le fiasco de l’UQAM a mis en lumière d’importantes difficultés dans sa gestion financière, il n’exprime qu’une infime partie du problème des universités, le plus important étant probablement lié à la gestion de la tâche de ses professeurs. Globalement, ce qui coûte le plus cher aux administrations universitaires, ce ne sont pas les dépassements de coûts reliés aux projets immobiliers, mais bien l’absence d’une gestion cohérente de la tâche des professeurs. On préfère s’occuper de la pointe de l’iceberg pour sauver la face et accabler des boucs émissaires qui font bien notre affaire, plutôt que de faire une véritable enquête indépendante sur les règles qui gouvernent la gestion et l’évaluation des tâches d’enseignement, de recherche et de service à la collectivité des professeurs dans l’ensemble du réseau universitaire québécois.
Bien que la tâche normale d’un professeur soit constituée de 4 cours par année, par le jeu des dégrèvements d’enseignement, elle avoisine les 2.75 cours par année. Le calendrier universitaire ayant trois sessions, les professeurs d’université enseignent donc en moyenne moins de 1 cour par session, donc moins de trois heures par semaine. En comparaison, leurs collègues des cégeps en donnent dix par année.
Toutefois, cette tâche ne se limite pas à l’enseignement. Elle comporte aussi des espaces pour la recherche, l’administration et le service à la collectivité. Ces espaces ne sont pas nécessairement tous utilisés dans les mêmes proportions et parfois certains ne le sont pas du tout. Ainsi, un professeur pourrait enseigner moins et faire plus de recherche ou moins d’enseignement, moins de recherche et plus d’administration pédagogique ou d’activités syndicales. Par le jeu des dégrèvements et des libérations de tâche d’enseignement, il arrive même parfois que des professeurs réussissent à ne pas enseigner, ne fassent pas de recherche, se consacrent uniquement à l’administration pédagogique ou à la représentation syndicale, étonnamment, parfois même aux deux !
Ainsi, certaines universités libèrent leurs professeurs de leurs activités d’enseignement et de recherche pour faire surtout de l’administration. La principale conséquence étant que des professeurs qui ont des doctorats et des compétences exceptionnelles pour l’enseignement et la recherche font surtout de l’administration. S’agit-il là d’un gain ou d’une perte de valeur pour accomplir des tâches qui nécessitent des qualifications différentes ? On dit d’ailleurs que les professeurs, sauf exception, sont rarement de bons gestionnaires. Les récents dépassements de coûts dans différentes universités seraient-ils le reflet de cette réalité ?
Les professeurs qui oeuvrent dans des domaines lucratifs comme l’administration, le génie et le droit et dont les connaissances sont recherchées, ont également la possibilité de travailler à l’extérieur de l’université. Les règles régissant le travail extérieur varient d’une université à l’autre, certaines l’interdisent, d’autres le réglementent. Ainsi, il existe dans plusieurs établissements des règles limitant la proportion du revenu gagné à l’extérieur. Il est par contre difficile de sanctionner ces règles puisque les professeurs qui en profitent ne rendent pas nécessairement compte de tout leur emploi du temps. Souvent, ces situations sont tolérées parce que les gestionnaires sont eux-mêmes des professeurs qui n’exigeront pas des autres professeurs ce qu’ils ne voudront pas qu’on exige d’eux lorsqu’ils retourneront à la tâche de simple professeur. D’autres professeurs, plus pragmatiques, déclarent que ces activités lucratives entrent à l’intérieur de la tâche de service à la collectivité et sont des occasions pour le professeur de développer ou maintenir ses habiletés professionnelles tout en faisant mieux rayonner l’Université à l’extérieur de son cénacle. Ceux qui n’ont pas de bureau à l’extérieur, utilisent parfois les locaux et le matériel de l’établissement pour rendre des services sur une base privée. D’où les fréquentes critiques des confrères du privé qui parlent alors de concurrence déloyale. En général, les plus habiles évitent ces critiques en ayant un bureau dans une firme privée à l’extérieur de l’université. Ils sont, par le fait même, moins disponibles pour encadrer leurs étudiants.
Il serait toutefois injuste de mettre tous les professeurs dans le même panier et de prétendre que ce sont tous des profiteurs qui gagnent 100 000 $ et plus par année et qui fournissent le minimum d’efforts. Nombreux sont ceux qui réussissent à enseigner à tous les cycles, encadrent des étudiants gradués, ramassent les plus prestigieuses et importantes subventions de recherche, innovent, donnent des conférences partout dans le monde parce qu’ils se consacrent totalement à la mission universitaire. Si les universités se montraient plus justes à leur égard, il pourrait y avoir plus de ces professeurs exceptionnels qui se gardent bien de critiquer leurs confrères de peur d’être victimes de chapelles universitaires à l’occasion de l’évaluation de leur propre tâche par leurs pairs. Comme ces jeunes professeurs qui n’osent pas trop se plaindre du fait que de nombreux titulaires enseignent les mêmes cours depuis des décennies, ne cherchent plus, passent plus de temps dans leur emploi extérieur et ne sont pas dans leurs officines pour effectuer un encadrement adéquat de leurs étudiants avec la bénédiction des comités d’évaluation et de l’administration universitaire, pendant qu’eux, s’échinent à construire de nouveaux cours, font progresser la recherche de pointe et encadrent la relève dans les domaines qu’ils sont les seuls à maîtriser, et cela, pour la moitié du salaire de leurs aînés.
Est-il normal qu’un professeur puisse continuer à gravir les 36 ou 40 échelons des échelles de salaire universitaires s’il ne consacre pas le temps requis à sa tâche, en particulier à l’enseignement et à la recherche ?
Il faut donc revoir la gestion de la tâche et la rémunération des professeurs d’université à cause des iniquités qu’elles suscitent entre jeunes et vieux professeurs, ceux qui enseignent et ceux qui n’enseignent pas, ceux qui cherchent et ceux qui ne cherchent pas, ceux qui se consacrent aux missions d’enseignement et de recherche et ceux qui s’occupent surtout de tâches administratives ou de leur second emploi mieux rémunéré et que l’on considère souvent, à tort, comme des services à la collectivité ou du rayonnement universitaire. Devant de telles situations, on doit sûrement s’interroger sur la validité des processus d’évaluation et d’approbation de tâches auxquels se livrent les pairs et les gestionnaires de l’université et reconsidérer leurs pratiques.
Par ailleurs, les universités devraient s’inspirer davantage du modèle collégial pour l’enseignement au premier cycle. De la sorte, plus de professeurs enseigneraient au premier cycle, donneraient plus de cours, gagneraient un salaire raisonnable pour la prestation qu’ils fournissent et ne seraient plus payés pour de la recherche qu’ils n’effectuent pas. Il s’ensuivrait un meilleur équilibre entre le nombre de cours donnés par les professeurs et ceux donnés par des chargés de cours dont la proportion dépasse les 50% dans la plupart des universités du Québec, une réduction du coût relatif des études de premier cycle, une plus grande cohésion des programmes d’études et une amélioration notable de la qualité de l’encadrement et de la formation donnés aux étudiants.
Enfin, on devrait interdire le double emploi à ceux qui ne font pas de recherche. S’ils n’ont pas le temps de chercher, ils ne devraient pas se chercher de clients sur leur temps d’emploi sous prétexte du rayonnement universitaire. Les meilleurs salaires devraient être versés aux meilleurs chercheurs et professeurs qui consacrent tout leur temps à la poursuite de la vraie mission universitaire, peu importe leur âge ou l’avancement de leur carrière.
Compte tenu des iniquités qu’elle suscite et lorsque l’on sait que la masse salariale des professeurs d’université du Québec est de plusieurs centaines de millions de dollars, il serait donc tout à fait logique de revoir la tâche des professeurs et l’évaluation qui en est faite avant même de songer à investir de nouvelles sommes d’argent provenant des droits de scolarité des étudiants.
Une loi pour encadrer
Si l’Université est confrontée à des problèmes de répartition de tâche, de financement et de gouvernance, a-t-elle tous les outils nécessaires pour les résoudre seule, ou, doit-elle compter sur l’aide du gouvernement pour y arriver ? Doit-on revoir le cadre juridique qui régit les relations entre les universités et le gouvernement qui est leur principal bailleur de fonds ? Doivent-elles conserver leurs prérogatives d’établissements autonomes financés par le public, mais qui sont gérés par des conseils d’administration dont les réunions sont privées ou en faire légalement de vrais établissements publics qui doivent rendre compte de leur gestion au gouvernement et au public ?
Avant de redéfinir les règles de gouvernance des universités, avant de revoir le rôle des administrateurs, il faudrait tout d’abord moderniser les rapports de l’institution universitaire avec l’État. Il faudrait adopter une loi-cadre qui définit les rapports juridiques entre les universités et l’État. Une loi où il sera question, entre autres, de la mission universitaire, de la tâche des professeurs, des subventions, des investissements, des emprunts, des fondations, de la nomination et de la responsabilité des administrateurs et des dirigeants, du rôle de la société civile dans la gestion des universités, de la tenue publique des réunions, et enfin, de l’incontournable reddition de compte des universités. Avant de réinvestir, il faudra convenir de règles de partage équitables qui prendraient en compte les revenus provenant des fondations universitaires. Avant d’augmenter inconsidérément les droits de scolarité des étudiants, il faudra mieux encadrer la tâche des professeurs.
Dans cette perspective, le temps est venu de demander aux universités de rendre compte de leur gestion au-delà des principes de liberté universitaire et d’indépendance institutionnelle garantie par les tribunaux supérieurs. Les gestionnaires du réseau universitaire devraient être responsables de la qualité comme de l’efficacité de leurs activités d’enseignement et de recherche et rendre compte de leur administration au public. Non seulement les réunions de leurs conseils d’administration devraient être publiques, mais en plus des informations de nature financière, les universités devraient rendre compte de la tâche accomplie par leurs professeurs, une information généralement tenue secrète.
Il ne faut pas s’illusionner, une loi ne remplacera jamais le bon jugement, mais elle pourra cependant mieux encadrer les nominations et la prise de décision. Si des règles trop strictes peuvent parfois étouffer l’innovation, souvent l’absence de règles, comme on l’a vu à l’UQAM, peut aussi la compromettre.
Une loi-cadre énoncera également les principaux paramètres de ce qu’est une bonne gouvernance de nature à aider le milieu universitaire. Elle encadrera la nomination de membres compétents au conseil d’administration, compétence rimant avec connaissance. Elle reconnaîtra le conseil d’administration comme le seul responsable de l’embauche du recteur et des cadres supérieurs, redéfinissant le rôle des collèges électoraux. Enfin, la responsabilité de rendre compte de la gestion de l’Université devrait être conjointement assumée par l’équipe de direction et les membres du conseil. Des mesures qui favoriseront la nomination de personnes compétentes à tous les niveaux de la chaîne de commandement et qui les rendront solidairement responsables de leur gestion, donc forcément plus vigilantes.
Une loi-cadre qui remplacera le flou du contrat universitaire par un cadre légal clair et précis où seront formellement déterminées les responsabilités des administrateurs et des dirigeants de nos universités. Une loi qui nous prémunira, à l’avenir, contre des aventures de la nature de celles dans laquelle s’est embourbée l’UQAM. Une loi qui fera des universités de véritables établissements publics redevables à l’État, dont les membres externes sont des représentants de la société civile reconnus pour leur compétence et leur connaissance du milieu universitaire.
Conclusion : quelques pistes pour sortir de la crise
Doit-on limiter notre action à la seule gouvernance des universités comme le proposent l’IGOPP et son groupe de travail présidé par Jean-Marie Toulouse, n’y apportant que des solutions qui viennent du marché, pensant ainsi que cela va résoudre la crise des universités ? Ou commencer par le début, c’est-à-dire questionner le cœur de sa mission qui est la tâche des professeurs, et ce, avant même d’aborder la question du financement, augmenter les droits de scolarité des étudiants et revoir les règles de gouvernance ? Toutes des questions qui se posent et auxquelles on doit répondre si on veut obtenir toute l’information pertinente pour résoudre adéquatement cette crise des universités dont tout le monde parle sans vraiment en connaître toutes les causes, la connaissance du public et de ses élus se limitant à quelques symptômes, ceux de la gouvernance !
La crise des universités est d’abord une crise qui résulte du silence qui y règne. Parce qu’elles sont autonomes, les universités et les professeurs qui la dirigent ont cru pendant de nombreuses années que ce qui s’y déroulait pouvait demeurer secret au commun des mortels. Or, tout simplement parce que les universités sont financées par des fonds publics, ces pratiques doivent changer. Ainsi, avant de revoir les règles de gouvernance et de les remplacer par des règles calquées sur le privé comme le propose l’IGOPP, il faut aller au fond des choses. Il faut questionner la tâche des professeurs qui est le cœur de la mission universitaire. Avant même d’augmenter le financement des universités, avant de songer à hausser les droits de scolarités des étudiants qui servent à financer en partie le salaire des professeurs, il faut revoir les modes de gestion de la tâche de ces professeurs. Il faut demander aux universités de rendre compte de ce qui constitue le noyau dur de l’Université afin de permettre aux citoyens et à leurs élus de questionner les pratiques qui en sont issues et de les réformer.
Doit-on diminuer le salaire des professeurs qui ne font pas de recherche ou doivent-ils enseigner plus ? Doit-on limiter les dégrèvements pour administration pédagogique de professeurs qui ont d’abord des compétences pour enseigner et chercher ? Doit-on hausser le salaire des jeunes professeurs qui s’investissent dans la recherche et la création de nouveaux cours afin d’encourager les meilleurs d’entre eux à demeurer à l’université ? Doit-on questionner le double emploi lorsque manifestement il sert davantage à procurer un deuxième revenu à quelques professeurs plutôt qu’à faire rayonner l’université ou à permettre une véritable mise à jour des connaissances professionnelles de professeurs ? Il faut aussi se demander si cette pratique, lorsqu’elle est mal encadrée, ne risque pas de placer les professeurs en situation de conflit éthique. Doit-on revoir les mécanismes d’évaluation de la tâche des professeurs ? Peut-on, tout à la fois, établir des contrôles plus stricts et défendre une liberté universitaire centrée sur la mission de l’Université ?
Pour rendre toute cette information publique, il faudra tout d’abord revoir le cadre juridique des rapports du gouvernement avec l’institution universitaire. Il faudra que les universités deviennent des établissements publics dont la tenue des réunions est publique. Parce que les universités sont financées par des fonds publics, des droits de scolarités provenant de leurs étudiants et que la majorité des donations qui sont versées à leurs fondations génèrent des déductions d’impôts à leurs généreux donateurs, les affaires qui s’y tiennent doivent être publiques. Lorsque les universités deviendront vraiment publiques, elles n’auront plus aucune raison de maintenir la population dans le secret de la tâche que les professeurs accomplissent et des activités qui s’y déroulent et qui sont au cœur de la mission d’enseignement, de recherche et de service à la collectivité.
Parce qu’elles ont le privilège d’être autonomes grâce à l’apport de généreux fonds publics, les universités doivent être publiques, c’est une simple question d’équilibre.
Le 8 septembre 2008
1 J.K.Galbraith, Les Mensonges de l’économie, Grasset, 2004. p. 37
* Cadre dans le réseau de l’Université du Québec de 1984 à 1995 et directeur de l’École du Barreau du Québec de 1995 à 2001