Quelle place pour les langues officielles ?

Entretien de François Olivier-Dorais avec François Charbonneau

Plusieurs ont déploré, au cours de cette campagne électorale, le manque d’engagement des partis politiques au sujet de la question linguistique au Canada. Partagez-vous ce constat ? Quel bilan faites-vous de la dernière campagne électorale fédérale en matière de langues officielles ?

Je ne suis que partiellement en accord avec cette assertion. Il est vrai que cet enjeu a occupé relativement peu de place dans l’espace médiatique, mais cela tient à la fois à des facteurs circonstanciels (d’autres enjeux, comme l’environnement, l’affaire SNC Lavallin, voire le maquillage de jeunesse du premier ministre ont occupé plus de place), et à d’autres explications plus structurelles. Il me semble en effet que pour la vaste majorité des Canadiens et, me semble-t-il, des Québécois, le régime linguistique canadien assure quelque chose comme une relative paix linguistique que peu de gens veulent remettre en question.

Dans leur très grande majorité, les Canadiens de langue anglaise ne réfléchissent jamais aux enjeux de nature linguistique, sauf quand les médias (traditionnels ou sociaux) anglophones attirent l’attention sur un événement médiatique québécois permettant de renforcer leur opinion que le Québec opprime sa minorité linguistique anglophone. On s’indignera du débat sur le « bonjour-hi » ou de la volonté de la CAQ de réformer les commissions scolaires anglophones. Mais il n’y a aucune appétence au Canada anglais pour une refonte de la Loi sur les langues officielles ou pour quelque transformation de la loi au profit des minorités linguistiques et donc il n’y a strictement aucun gain à faire de ce côté politiquement, au contraire.

De l’autre côté, si on sondait les Québécois, sans doute se montreraient-ils théoriquement sympathiques à toute mesure fédérale pouvant bénéficier à la langue française, mais qui pourrait sérieusement prétendre que les Québécois sensibles à ces enjeux attendent d’Ottawa des solutions aux enjeux linguistiques qui se posent sur le sol québécois ?

À la vérité, les seuls qui déplorent vraiment – et de manière soutenue – l’absence de cet enjeu sur la place publique sont les associations porte-paroles des minorités linguistiques (par exemple, la Fédération des communautés francophones et acadiennes [FCFA] et le Québec’s Community Groups Network). Comme les majorités linguistiques sont très peu sensibles à l’enjeu linguistique, les partis politiques tentent de trouver ailleurs les thèmes qui permettront de convaincre les électeurs de leur accorder leur vote. Pourtant – et c’est en ceci que je ne suis que partiellement d’accord avec l’énoncé de votre question –, il est faux de dire que les partis politiques ne se sont pas « engagés » pendant la campagne électorale. Au contraire, et même si la chose est passée sous le radar, les partis politiques ont bel et bien pris des engagements en matière linguistique lors de la dernière campagne électorale, dont certains sont particulièrement surprenants.

Quels engagements des partis politiques fédéraux vous ont le plus surpris en matière de langues officielles ? Certains commentateurs ont notamment exprimé leur étonnement devant la plateforme conservatrice qui a effectivement repris plusieurs recommandations de la FCFA.

De toutes les plateformes électorales, c’est clairement celle du Parti conservateur qui était effectivement la plus surprenante. On se souviendra que les conservateurs ont rendu publique leur plateforme le 4 octobre 2019, deux semaines seulement avant le jour du scrutin. Le Parti conservateur y proposait certaines mesures que revendiquait depuis longtemps la FCFA, à savoir que les ministères définissent clairement leurs objectifs en matière de services dans les deux langues officielles dans des plans d’action et que la responsabilité de la mise en œuvre soit déplacée vers un ministère central, le Secrétariat du Conseil du Trésor, plutôt que de relever d’un ministère mineur (en l’occurrence, Patrimoine canadien).

La FCFA réclamait également une refonte de la Loi sur les langues officielles permettant le renforcement de la partie 7 de la loi (qui stipule que le Gouvernement doit favoriser l’épanouissement des communautés de langue officielle en situation minoritaire). Enfin, elle demandait aussi un suivi des transferts financiers faits aux provinces en matière de langue officielle de manière à s’assurer que les sommes ne soient pas simplement versées au fonds consolidé de la province (comme le pratiquent certaines provinces, dont le Québec), mais servent effectivement au financement des programmes destinés aux minorités linguistiques. L’ensemble de ces propositions se retrouvaient dans la plateforme du Parti conservateur, à telle enseigne que dans un tableau préparé pendant la campagne électorale par les analystes de la FCFA, le Parti conservateur était le parti dont les promesses correspondaient le plus aux demandes de cette association porte-parole des communautés francophones du pays ! Et comme si ce n’était pas assez, le Parti conservateur promettait même de mettre sur pied rien de moins qu’un tribunal des langues officielles « qui interviendra quand les droits des Canadiens et des Canadiennes sont violés » et s’engageait à soutenir la création d’une université franco-ontarienne de Toronto.

Quand on sait à quel point une bonne partie de la base électorale conservatrice se méfie de tout ce qui s’apparente à de l’ingénierie sociale en matière de langues officielles, que cette base voit souvent le bilinguisme comme un programme de discrimination positive au profit des Québécois, qu’elle dénonce depuis toujours la « police linguistique » québécoise, la promesse de créer un tribunal linguistique a quelque chose de très surprenant. Si cette idée s’était retrouvée dans la plateforme du Parti libéral, on aurait sans doute poussé les hauts cris devant cette nouvelle institution qu’on n’aurait pas hésité à qualifier « d’inquisitoriale ». Mais comme cette idée a été proposée très tard dans la campagne, par un Parti conservateur tentant de faire flèche de tout bois contre un Justin Trudeau en téflon, la promesse est passée inaperçue au Canada anglais. On dénote une seule mention dans les médias à l’échelle du Canada anglais, par un journaliste de la CBC qui a détaillé les promesses faites par les conservateurs pour séduire les électeurs… québécois !

Mais ne nous y trompons pas : l’ensemble des mesures de la plateforme semble provenir directement des demandes de la FCFA formulées dans le cadre d’une réflexion sur la refonte de la Loi sur les langues officielles (voir les travaux du Comité permanent sur les langues officielles de la Chambre des communes du 4 avril 2019). À mon avis, il faut y voir l’influence du député Alupa Clarke, très impliqué dans le comité de la Chambre des communes sur les langues officielles, et très proche des associations porte-paroles de la francophonie canadienne.

Il me semble aussi qu’un autre aspect surprenant de cette campagne fut la main tendue du chef bloquiste, Yves-François Blanchet, aux francophones hors Québec. Ce dernier s’est montré particulièrement solidaire des revendications des francophones en contexte minoritaire, que ce soit lors de sa visite à Casselman, dans l’est ontarien (une première pour un chef du BQ en campagne électorale), ou encore lors de son discours de fin d’élection, où il a tenu des propos de fraternité particulièrement bien sentis. Dans les deux cas, le BQ s’est positionné en allié des francophones hors Québec, allant même jusqu’à dire qu’il y avait une convergence d’intérêt entre leur cause et celle des souverainistes québécois, un argument que nous n’avions pas entendu depuis longtemps. Que pensez-vous de ce rapprochement ? Que traduit-il ? Et dans quelle mesure, selon vous, l’élection de 32 députés du Bloc à Ottawa aura-t-elle un impact sur l’évolution du dossier des langues officielles dans les prochaines années ?

Il y aurait beaucoup à dire sur le rapport entre le Bloc québécois et les communautés francophones et acadiennes du reste du Canada. À moins d’une erreur de ma part, la visite de Blanchet aux communautés francophones en pleine campagne électorale pour parler de la manière dont le Canada pourrait mieux répondre aux besoins des francophones du pays a effectivement quelque chose d’inédit. Cela dit, le Bloc québécois a, depuis sa fondation, appuyé sans réserve les diverses causes des francophones vivant à l’extérieur du Québec, ce qui est peut-être un des aspects les moins connus du travail que fait le Bloc à Ottawa. Les députés du Bloc ont fortement appuyé la cause Montfort en talonnant le gouvernement fédéral sur cette question pendant des années. Ils posent des questions bien senties en matière de langues officielles et du droit des minorités dans les divers comités des communes, et cela depuis sa fondation.

Si Martine Ouellet a représenté un hiatus à cet égard (elle avait d’autres chats à fouetter pendant son bref passage à la tête du Bloc), le retour du Bloc à une députation conséquente semble annoncer un retour à la normalité de la relation d’appui du Bloc québécois aux communautés francophones du Canada. En théorie, on voit mal comment un parti formellement souverainiste pourrait appuyer les communautés francophones du pays, puisque le geste d’indépendance s’apparente à un geste par lequel les Québécois se désolidariseraient du sort des francophones du Canada. La méfiance des communautés francophones minoritaires envers le Bloc tient d’ailleurs en grande partie à la raison d’être de façade du parti. Mais, dans la pratique, le Bloc québécois s’est à peu près toujours limité à « défendre les intérêts du Québec » et, accessoirement, les intérêts du fait français au Canada. En ce sens, si la méfiance perdure, elle n’a pas véritablement de raison d’être. Sauf quelques erreurs de parcours, le Bloc s’est toujours montré solidaire des francophones outre-Outaouais.

En fait, à bien y penser, la question est peut-être surtout de savoir si les organisations de la francophonie canadienne, comme la FCFA, sauront surpasser leur méfiance et tirer profit du nouveau rapport de force induit par la députation bloquiste aux communes… Avez-vous des appréhensions particulières de ce côté, considérant le récent élan de solidarité de plusieurs représentants de la francophonie canadienne à l’endroit des Anglo-Québécois dans le dossier de l’éducation ?

C’est une très bonne question. C’est le régime politique canadien qui complique les choses en opposant les intérêts des Canadiens français et Acadiens d’un côté et ceux des Québécois de l’autre. En théorie, tous devraient parler d’une seule voix sur les enjeux linguistiques, en ce sens qu’il serait de l’intérêt de l’ensemble des francophones d’appuyer les mesures favorisant l’autonomie de l’ensemble des communautés françaises du Canada. Spontanément, les francophones d’un bout à l’autre du pays ressentent d’ailleurs le besoin de cette nécessaire fraternité. L’élan de solidarité québécoise en faveur des francophones de l’Ontario suite aux décisions du gouvernement Ford de l’automne 2018 participe de cet imaginaire séculaire auquel communie souvent l’ensemble des francophones du pays, par-delà les frontières provinciales. Mais le régime politique canadien depuis 1982 fait des Anglo-Québécois comme des francophones hors Québec des « communautés linguistiques de langues officielles en situation minoritaire », ou CLOSM, pour reprendre l’acronyme si prisé par Patrimoine canadien.

L’adoption, en juillet 2019, d’une entente de collaboration entre l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario, la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick et du Quebec’s community Groups Network à laquelle vous faites implicitement référence n’est donc surprenante : la constitution canadienne lie le sort des francophones hors Québec au sort des Anglo-Québécois (plutôt que des Québécois francophones). Chaque gain fait par les Anglo-Québécois contre la loi 101, par exemple, fait jurisprudence dans le combat des francophones hors Québec contre leurs provinces anglophones. N’oublions pas que tout le système de financement du milieu associatif porte-parole des minorités, entièrement dépendant de Patrimoine canadien, milite en faveur de ce type de rapprochement entre minorités linguistiques.

Et puis, tous les partis fédéraux adhèrent à la proposition que les anglophones du Québec forment une minorité linguistique équivalente aux francophones hors Québec, à l’exception du Bloc québécois qui refuse explicitement cette équivalence dans sa plateforme électorale. En ce sens, la méfiance envers le Bloc provient beaucoup moins de sa position théoriquement souverainiste (que plus personne, incluant les bloquistes, ne prend vraiment au sérieux), mais plutôt de sa remise en question du régime d’équivalence entre les Anglo-Québécois et les francophones hors Québec. On peut bien déplorer la décision des associations porte-paroles francophones de préférer se lier aux Anglo-Québécois plutôt qu’aux Québécois francophones, mais c’est le régime qui rend cohérent ce type d’alliance pourtant contre-nature.

Avec tous les bémols que l’on peut soulever, que peut-on attendre, sinon espérer, de Justin Trudeau et de son nouveau gouvernement minoritaire, à l’aube d’une réforme de la Loi sur les langues officielles ?

Les libéraux de Justin Trudeau n’ont pas trouvé le temps, pendant leur premier mandat, de procéder à une refonte de la Loi sur les langues officielles, ce qui est quand même un comble. Il y a bien eu des « consultations » à l’hiver 2019 lors desquelles des représentants de divers milieux associatifs triés sur le volet sont venus écouter des discours préélectoraux de la ministre Joly, mais disons que le bilan, pour un parti majoritaire et qui tient le bilinguisme comme un vecteur définitionnel de l’identité canadienne, est bien mince. Il faut y voir un calcul politique : il n’y a strictement aucun désir au Canada anglais de toucher à la Loi sur les langues officielles, que l’on tient très souvent comme une mesure de discrimination positive au profit des francophones. Sauf que la donne a maintenant changé : le Parti conservateur s’est lié les mains sur cette question par sa plateforme électorale qui allait plus loin dans le sens des demandes de la FCFA que celle du Parti libéral. Les libéraux ont donc intérêt à aller de l’avant assez rapidement dans ce dossier qui fait en quelque sorte consensus au parlement.

Cela dit, on peut quand même se demander si les changements que l’on envisage à la Loi sur les langues officielles auront un véritable impact sur les communautés francophones du pays. Depuis la réforme de la loi en 1988, et de nouveau en 2005, la partie VII oblige le gouvernement à prendre des mesures proactives pour favoriser l’épanouissement des communautés de langue officielle. Mais c’est un secret de polichinelle que ces mesures n’ont eu à peu près aucun impact sur l’assimilation des francophones du Canada vers l’anglais (alors qu’au Québec, l’assimilation anglophone vers le français est négligeable). Il est de bonne guerre que les associations porte-paroles de la francophonie canadienne demandent des changements à la Loi et il est possible que ces changements aient un impact positif ici et là. Mais, quand on sait que les politiques migratoires du pays ont tendance à minoriser toujours davantage le fait français au pays, que les mariages exogames sont dorénavant la norme plutôt que l’exception à l’ouest de la rivière Outaouais et que la langue anglaise profite d’une hégémonie complète sur les réseaux sociaux, lieux qu’habitent de plus en plus les jeunes générations, il est tout aussi probable que l’on soit en train d’atteindre les limites de ce que peuvent les gouvernements en matière de vitalité des communautés linguistiques minoritaires. Une refonte de la LLO ne changera strictement rien à l’ensemble de ces défis.

Votre réponse me fait penser à une réflexion intéressante que vous aviez déjà avancée, il y a quelques années, sur les défis d’une francophonie minoritaire qui serait désormais engagée dans une ère de « post-reconnaissance1 », c’est-à-dire une ère où la lutte pour la reconnaissance (politique, juridique et institutionnelle) des minorités linguistiques au Canada serait désormais en voie d’achèvement et, à certains égards, plus ou moins utile pour penser leur avenir. Car, en effet, toute amélioration constitutionnelle ou juridique demeure, in fine, désavouée par la dureté du réel, c’est-à-dire celui de l’assimilation grimpante, de la croissance des identités « bilingues », de la diminution du poids politique des francophones, de l’exode des jeunes en milieu urbain, etc. Or, que revendiquer et comment revendiquer dans un tel contexte ? La dernière année de mobilisation politique que nous venons de connaître, notamment en Ontario français, n’est-elle pas porteuse de nouveaux enseignements à cet égard ?

Il est difficile d’apporter une réponse satisfaisante à votre question, puisque « l’horizon des possibles » en ce qui a trait au fait français au Canada me semble en quelque sorte bloqué non seulement par le régime politique canadien, mais d’abord par la rupture identitaire qui a eu lieu dans le Canada français dans les années 1960 et qui a vu les Canadiens français du Québec se redéfinir comme Québécois. Le Canada de 1867 et, a fortiori, de 1982 est divisé de telle manière que nous avons au Canada non plus deux nations, mais deux modes d’imaginaire nationaux (je laisse de côté la question autochtone qui mérite une analyse mieux informée que celle que je pourrais offrir).

En un mot, le Canada se pense de deux manières assez différentes. On a d’un côté ceux pour qui le Canada se présente mentalement sur le mode de l’unité, par-delà les divisions administratives, linguistiques, culturelles ou ethniques. Pour faire très court, c’est la perspective majoritaire au Canada anglais, qui ne se pense jamais comme Canada « anglais ». Il y a évidemment d’importantes différences régionales (on pense à l’Ouest canadien ou à Terre-Neuve, par exemple), mais il n’y a pas de doute que les Canadiens arrivent aisément à se penser comme faisant partie d’une nation unifiée par-delà les clivages linguistiques ou ethniques.

Pour sa part, le Canada français est dorénavant incapable de se représenter comme un tout unifié, même si, vous avez raison, le combat contre les compressions de Doug Ford montre qu’il reste encore un fond de sympathie entre les francophones du pays. Mais ne nous y trompons pas : la rupture symbolique est consommée. Cela tient évidemment principalement à la rupture dans le Canada français des années 1960 dans la foulée des États généraux du Canada français, mais même si on arrivait à faire une sorte de retour en arrière symbolique et que tous les francophones du pays arrivaient à se concevoir comme faisant partie d’une seule et même nation française du Canada (et rappelons qu’absolument personne n’évoque cette possibilité), le régime politique canadien empêcherait toute recomposition.

Or, cette division a des effets très concrets dans le « réel ». Il n’y a pas moins de 28 conseils scolaires francophones à travers le Canada hors Québec, chaque province a ses programmes scolaires francophones distincts redevables à des provinces où les francophones sont toujours minoritaires, et ainsi de suite. La francophonie canadienne compte des dizaines d’associations porte-parole, d’appellations (Franco-Ontariens, Fransaskois, Franco-ténois, etc.) et autant de drapeaux différents. « L’horizon national » du jeune fransaskois, c’est une école française où les jeunes sont peu nombreux, se parlent en anglais dans les corridors et où les études postsecondaires sont pratiquement inexistantes.

Imaginez maintenant si le régime politique canadien reconnaissait l’existence d’une nation française qui aurait le contrôle, d’un océan à l’autre, de son système scolaire de la maternelle à l’université. On pourrait imaginer un réseau universitaire complet, à la manière de l’Université du Québec, d’un bout à l’autre du pays, avec des campus qui se complètent, etc.  Je sais bien que cette possibilité est dorénavant absolument inenvisageable : les provinces, dont le Québec, tiennent à leur chasse gardée, tout comme les administrateurs des institutions scolaires ailleurs au pays. Et puis, de la même manière que les Québécois sont aujourd’hui incapables de se penser comme « Français », les Franco-Ontariens (par exemple) ne peuvent tout simplement plus se projeter dans un tout « Canadien français » avec les Québécois. Mais j’évoque cette possibilité pour faire sentir au lecteur ce que le Canada français a perdu par l’abandon de la doctrine des peuples fondateurs : la conséquence a été le morcellement symbolique et institutionnel des francophones du pays. Les minorités n’ont pas le luxe de se payer ce genre de divisions.

Et donc, pour répondre à votre question : que revendiquer dans pareil contexte ? Sans une remise en question globale du régime politique canadien, les francophones du pays doivent donc espérer faire des gains à l’intérieur de celui-ci. Or, c’était précisément la thèse que je défendais déjà il y a quelques années : on touche à la limite de cette lutte dans l’ensemble des domaines où le régime accorde des droits linguistiques aux minorités. Après tout, le Canada s’est déjà donné, depuis plus d’une trentaine d’années (la Loi sur les langues officielles de 1988), l’obligation d’assurer l’épanouissement des communautés de langues officielles en situation minoritaire et a renforcé cette obligation en 2005 en décrétant que le gouvernement doit prendre des mesures « pro-actives ». Comment imaginer quelque chose de mieux ? Et pourtant, qui pourrait aujourd’hui prétendre que ça a fonctionné ?

On peut évidemment demander l’intervention du fédéral pour appuyer l’université soi-disant franco-ontarienne, mais au final, cela servira à légitimer encore une fois l’intervention du fédéral dans un champ de compétence provincial (encore le problème du régime !), intervention qui pourra s’avérer plus tard délétère pour le fait français au Québec. On peut demander davantage de mesures pour accroitre le nombre d’immigrants francophones, mais on les intégrera non pas à l’une des deux nations fondatrices du Canada, mais à des minorités locales qui peinent elles-mêmes à transmettre la langue à leurs propres enfants. Et ainsi de suite.

Et sans vouloir forcer la pensée utilitaire ni surestimer l’impact des leviers juridiques, que peut-on tout de même espérer d’une éventuelle refonte de la Loi sur les langues officielles ? Y a-t-il des modifications concrètes qui, selon vous, constitueraient un gain substantiel pour la francophonie canadienne ?

Les associations porte-paroles de la francophonie canadienne jouent évidemment leur rôle qui consiste à faire pression sur le gouvernement dans l’espoir de voir une meilleure institutionnalisation des droits des francophones. Le principal porteur de ballon dans ce dossier, c’est la FCFA. Elle demande que l’on transfère le rôle de coordination de la mise en œuvre des politiques linguistiques au Conseil du Trésor, de créer un tribunal administratif pour gérer les plaintes, que l’on adopte le principe du « par et pour » dans la mise en œuvre de la loi (ce qui obligerait le fédéral à consulter les communautés dans la mise en œuvre de la loi), en plus d’un certain nombre d’autres mesures.

Mais qu’est-ce que ça veut dire concrètement ? Ce sont les associations porte-paroles, entièrement financées par le fédéral, qui parlent au nom des communautés, sans véritable principe démocratique en amont permettant de garantir que les associations reflètent bien la volonté des communautés. J’ajoute que ces associations sont très souvent consultées sur l’ensemble des enjeux de nature linguistique par le gouvernement fédéral, bref, on revendique de formaliser une pratique relativement répandue. Il n’est évidemment pas impossible que les modifications souhaitées facilitent le traitement des plaintes ou que les ministères fassent du bilinguisme un enjeu plus pressant. Mais ces demandes s’inscrivent dans le contexte du régime linguistique canadien, et c’est là où le bât blesse.

La FCFA, par exemple, demande que l’on adopte une attitude plus musclée pour garantir que l’on respecte le souhait des fonctionnaires de travailler dans la langue officielle de leur choix. Très bien. Mais on fait quoi quand, comme c’est le cas aujourd’hui, les francophones font massivement le « choix » de travailler en langue anglaise ? On peut souhaiter l’amélioration des mécanismes de plainte, mais qu’arrive-t-il quand il n’y a pas de plainte ? Évidemment, il y a lieu de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les fonctionnaires francophones font le « choix » de la langue anglaise, et j’applaudirais toute mesure proactive en ce sens. Mais il me semble que l’on est en voie d’atteindre une sorte de limite en ce qui a trait à la revendication constante provenant des associations francophones que le gouvernement « fasse quelque chose » pour les francophones du pays. En d’autres termes, les associations porte-paroles ont défini leur mission comme consistant à revendiquer des gouvernements des solutions à leurs problèmes, en délaissant peut-être un peu trop la mobilisation de la base. Un exemple suffira : on a exigé des gouvernements « l’offre active » de services en français, un principe qui consiste à exiger des fonctionnaires qu’ils abordent la clientèle dans les deux langues pour bien faire sentir qu’il est possible de se faire servir dans l’une comme dans l’autre langue. Mais à quand une réflexion sur la « demande active » de service en français par les francophones eux-mêmes ? Après tout, si tous les fonctionnaires fédéraux francophones, et si tous les citoyens francophones du pays demandaient en toute circonstance des services en français, la fonction publique en serait entièrement transformée.

Or, les efforts en ce sens n’existent à peu près pas, en partie – c’est du moins mon hypothèse – parce que le Canada français a été amené à (et est financé de manière à) se voir comme une série de minorités fragmentées plutôt que comme un partenaire égal, fier et sûr de ses droits. Si les francophones du pays avaient le même type d’imaginaire qui habite – par exemple – les Flamands dans la revendication de leurs espaces linguistiques, nous n’en serions pas là. Un réel effort d’imagination demanderait des gestes de rupture avec le régime linguistique canadien. Par exemple, dans la réforme de son mode de scrutin, le Québec pourrait réserver un siège à l’Assemblée nationale pour un député représentant les francophones du Canada et un autre pour les Acadiens. Mais on voit bien la levée de boucliers qui attendrait ce type de suggestion, les fédéralistes ne voudront pas remettre en question le régime alors que les indépendantistes y verront un obstacle à l’indépendance. Et donc… comme on laisse ce régime non interrogé, on en est réduit à quémander ici et là de petites améliorations que l’on célébrera comme de grandes victoires, mais sur le long terme, tout cela est voué à l’échec parce que le régime canadien nous a habitués à nous penser divisés et petits, cependant que le reste du pays arrive aisément à se penser et à se projeter dans l’avenir comme un tout unifié.

 

 

 

François Charbonneau est professeur à l’École d’études politiques de l’université d’Ottawa

 


1 François Charbonneau, « L’avenir des minorités francophones du Canada après la reconnaissance, » International Journal of Canadian Studies, nº 45–46, 2012, p. 163–186.