Qui a peur de l’histoire sociale ?

L’étude sur l’enseignement de l’histoire dans les cégeps, produite par Gilles Laporte et Myriam Darcy pour la Fondation Lionel-Groulx et publiée dans L’Action nationale de février dernier, mérite d’être lue et diffusée. Il était temps qu’une recherche se penche sur la piètre place que ces institutions accordent à l’enseignement de notre histoire nationale. Les auteurs y notent avec justesse la peur de nommer les événements politiques qui ont façonné l’ordre canadien. L’espace restreint occupé par l’enseignement de l’histoire politique depuis quelques années est symptomatique de cette crainte. Une plus grande place accordée à cet enseignement ne répondrait toutefois pas nécessairement aux attentes des tenants d’une histoire nationale québécoise. En témoignent les objets d’étude de Jocelyn Létourneau, qui concernent l’identitaire et le politique.

Les auteurs entretiennent une certaine confusion sur la question de l’histoire sociale. La partie intitulée « Qui a tué l’histoire du Québec ? », qui pointe celle-ci comme frein à l’enseignement de l’histoire nationale, fait fausse route. S’appuyant sur l’historien nationaliste canadien et anti-québécois Jack Granatstein, Laporte et Darcy amalgament malencontreusement l’histoire multiculturelle à l’histoire des groupes-victimes. Or si Granatstein s’oppose à l’histoire des minorités (Canadiens français, autochtones, etc.), des femmes et autres groupes marginalisés, c’est précisément parce que cela dérange son image idéale du Canada. Appliquer ses théories à l’histoire du Québec relève d’abord et avant tout du conservatisme.

En quoi souligner l’apport des femmes, qui forment la moitié de la population, à l’histoire du Québec viendrait-il nuire à l’enseignement de notre histoire nationale ? Même chose pour l’histoire du mouvement ouvrier, quand on sait que bon nombre de Québécois formaient une main-d’oeuvre à bon marché dans une industrie dominée par la bourgeoisie anglophone. Cela vaut également pour les autochtones qui ont été malmenés par le Canada. On ne parlerait plus de l’histoire de Louis Riel ? Et l’histoire des francophones hors Québec, qui forment incontestablement un groupe-victime de l’histoire canadienne, ne mériterait-elle plus d’être enseignée ?

L’histoire sociale éclaire l’histoire politique, ajoute à sa compréhension. Elle permet de poser un regard critique sur nos élites qui n’ont pas toujours agi en fonction des intérêts de la population. L’histoire sociale peut ainsi contribuer de façon significative à la construction de l’histoire nationale québécoise. L’histoire de l’éducation constitue en ce sens un exemple intéressant en ce qu’elle révèle des positions des élites quant à la mise en place d’un ordre social. Le rôle joué par les communautés religieuses dans le champ social québécois témoigne de choix politiques dans le contexte du libéralisme économique colonial. De même, on ne peut comprendre l’adoption de lois sociales sans tenir compte de l’histoire des groupes qui ont lutté pour qu’elles adviennent. De nombreux autres exemples pourraient ainsi illustrer l’importance de l’histoire sociale dans notre compréhension des phénomènes politiques. On se demande en quoi faire une histoire par le haut, qui idéalise les hommes politiques et néglige le rôle joué par tous les acteurs de la société québécoise, servirait la cause de l’histoire nationale. Cela n’a rien à voir avec les tabous politiques sur l’ordre canadien évoqués plus haut. Ni avec la plus grande place que devrait occuper l’histoire politique dans les établissements d’enseignement.

L’attaque contre l’histoire sociale est stérile. Elle a pour effet de stigmatiser des historiens qui ont à cœur la réhabilitation de l’enseignement de l’histoire du Québec. D’ailleurs, il est révélateur que les auteurs ne citent que très peu de spécialistes de l’histoire sociale dans la partie « Qui a tué l’histoire du Québec ? » Par contre, ils rappellent auparavant que Micheline Dumont, spécialiste émérite en histoire des femmes, réclame une plus grande place pour l’enseignement de l’histoire nationale. Il serait donc nécessaire d’éclaircir ce malentendu afin de retrouver la cohésion nécessaire pour mener à bien ce dossier.