Réconcilier le nationalisme et la souveraineté

2016souperCHRISTIANRIOUX

Allocution prononcée le 21 octobre 2016 au Lion d’Or

Je veux d’abord vous remercier chaleureusement de cette invitation. Elle me va droit au cœur. Lorsqu’on vit à l’étranger dix mois par année comme moi, on se demande souvent s’il y a encore des gens là-bas qui vous lisent. On se demande si l’écho de votre voix parvient encore dans ces contrées lointaines. S’il y a encore des gens qui vous écoutent et combien de temps cela durera. Bref, si l’on n’est pas complètement déconnecté.

Pour un journaliste du Devoir, cette invitation revêt de plus un caractère éminemment symbolique. L’Action nationale fut en effet la revue que dirigea André Laurendeau pendant plus de dix ans avant de devenir le plus prestigieux rédacteur en chef du Devoir. La voix de ce grand nationaliste parti trop tôt nous manque tant aujourd’hui. Il fut notamment un des premiers à mettre ses compatriotes en garde contre les dangers du bilinguisme institutionnel.

Je veux vous remercier de cette invitation aussi parce que vous avez pris du coup le risque d’inviter un journaliste indépendant. Je crois savoir que ces soupers sont traditionnellement plutôt réservés aux militants. Loin de moi l’idée de dénigrer les militants. Au contraire. Mais, ce faisant, vous prenez peut-être aussi le risque de déranger un peu le cours normal des choses. De sortir un peu de la langue de bois et de susciter la polémique.

Je voudrais vous confier un secret. Il m’est parfois arrivé, après avoir écrit une chronique, d’être heureux de ne pas avoir à me présenter le lendemain matin dans la salle de rédaction du Devoir pour ne pas avoir à affronter les regards de mes collègues. Journaliste indépendant, je n’ai pas de cause à vendre, pas de parti à défendre, pas vraiment non plus de réputation à soutenir, sinon celle de mon journal. Seulement quelques idées dont je voudrais vous faire part.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, laissez-moi vous confier pourquoi il y a une vingtaine d’années j’ai « quitté » le Québec. Je partais pour un an. Mais les hasards de la vie, qui sont faits d’amour, d’enfants et de rencontres, font que j’y suis encore. Je suis parti, comme dit l’expression, pour aller voir ailleurs si j’y étais.

On pourrait aussi dire que je suis parti pour aller voir à l’étranger si le Québec y était. Fatigué de l’étouffant tête-à-tête Québec-Ottawa, au bord de l’évanouissement après les épisodes du lac Meech et l’échec de 1995, j’ai pris le large. J’ai pris le large pour essayer d’ouvrir les fenêtres, de retrouver le grand air. Pour aller voir ailleurs, oui, si le Québec existait, et s’il avait quelque chose à dire au monde. Car c’est ça être un pays : avoir quelque chose à dire au monde ! Si vous n’avez rien à dire au monde, si vous croyez que votre identité n’en vaut pas la peine, ne rêvez pas d’un pays, demeurez une province. Ça sera déjà beaucoup.

Je suis parti pour aller voir si notre identité – excusez ce mot honni, aujourd’hui à l’index ! – pouvait intéresser nos semblables. Pour voir si notre petite expérience du monde sur ce bout de terre gelé huit mois par année avait quelque chose à apprendre à l’humanité. Un peu comme Gaston Miron qui cognait à la porte de Witold Gombrowitz, d’Henri Meshonnic, de Tahar Bekri ou d’Édouard Glissan sans fausse modestie pour soumettre le Québec et ce qu’ils en pensaient, à l’épreuve du monde et de la réalité, à la rencontre de l’Autre.

Car faire acte de souveraineté, être indépendant ce n’est pas se soumettre à l’Autre comme on essaie de nous le faire croire aujourd’hui. Ce n’est pas s’effacer devant l’Autre. Ce n’est pas disparaître face à l’Autre. C’est faire, pour parodier Miron, « de plus loin que soi » ce « voyage abracadabrant ». Celui qui permet d’aller rencontrer l’Autre, le toucher, le confronter, l’aimer, le haïr, l’affronter même, pour qu’au retour on puisse dire comme Miron justement,

il y a longtemps que je ne m’étais pas revu
me voici en moi comme un homme.

C’est ça être souverain. Et j’ai des nouvelles pour vous, le Québec, je l’ai trouvé. Il existe. Je l’ai vu en Slovénie près du triple pont de Ljubiana. Je l’ai vu en Écosse au pied du grand château d’Édimbourg. Je l’ai vu à Berlin où notre drapeau flotte d’ailleurs à 50 mètres de la porte de Brandebourg. Je l’ai vu en Haïti où, il y a 25 ans, je m’étais retrouvé face à une inscription étonnante maladroitement gribouillée sur le mur d’enceinte de Cité Soleil, le quartier le plus pauvre de Port-au-Prince. Et ça disait : « Entrée interdite aux étrangers, sauf aux Québécois ». Les Haïtiens, qui furent second peuple indépendant des Amériques après les États-Unis, avaient peut-être compris quelque chose que nous n’avons pas encore tout à fait compris nous-mêmes. Ils nous voyaient comme un peuple !

***

Le Québec existe, cela ne veut pas dire qu’il existera de tout temps et de toute éternité. Je suis toujours surpris de rencontrer des Québécois qui cultivent l’assurance tranquille que le Québec a toujours été là et qu’il sera toujours là. Cela tient peut-être de notre climat, de notre ancrage de paysan normand ou de notre messianisme. Toujours est-il qu’il y a dix ans déjà, je me suis choqué avec quelques-uns de mes meilleurs amis en soutenant une affirmation de Jacques Godbout dans le magazine L’Actualité. Le pauvre avait osé affirmer que le Québec pourrait ne plus être là dans cinquante ans. Depuis dix ans, les faits lui ont donné raison.

Si la nation est le « plébiscite de tous les jours » comme dit Renan, cela veut dire qu’elle est mortelle. Elle peut naître, mais aussi se dissoudre. Nous n’avons pas toujours été là. Nous sommes nés comme Canadiens d’une Conquête. Celle qu’on nomme justement LA conquête. Avant, nous étions surtout de bons sujets du roi de France comme l’a bien montré l’historienne Louise Dechêne. Un peu comme les Palestiniens qui n’avaient pas besoin de se définir une identité avant la création d’Israël. Étaient-ils Arabes, Jordaniens, Palestiniens ? On ne le sait pas trop. Comme eux aussi, nous pourrions nous dissoudre. Certes, nous parlerions peut-être encore français (ou franglais). Certes, nous aurions nos particularités culturelles, pour ne pas dire folkloriques. Mais cette langue, cette culture seraient devenues la langue et la culture d’une province. Celles d’une minorité ethnique ou d’une « communauté », comme on dit aujourd’hui. Elle serait devenue accessoire, l’anglais étant réservé aux choses sérieuses. Elle ne serait plus la langue et la culture d’un peuple, d’une nation, d’un pays. Nous aurions perdu la mémoire et l’héritage d’une civilisation française en Amérique. Les Corses et les Bretons ont leur langue et leur culture propre. Cela ne fait pas d’eux des nations à part entière prêtes à prendre leur place dans le monde et à en assumer les responsabilités. Nous avons, nous, cette rare chance historique.

Oui, les nations, comme les civilisations, sont mortelles. Au Québec, nous vivons sur une ligne de crête. Excusez le pot qui vient après les fleurs, mais je pense que le Québec traverse aujourd’hui une des périodes les plus sombres et les plus tragiques de son histoire. Tragique, oui ! Je sais qu’il est difficile, voire impossible, de parler de tragédie à l’ère de l’Homo Festivus. Mais le tragique pourtant, ça existe même si nos rues, nos écrans et nos esprits sont encombrés d’humoristes. Des humoristes qui nous enjoignent de rire, de penser à autre chose et de regarder ailleurs.

En 1760, à Québec, il y a eu des morts, il y a eu un siège, la famine et des bombardements qui durèrent des mois. Québec à l’époque, c’est Alep aujourd’hui à une petite échelle. Et puis, l’Anglais met le feu aux villages de la Côte Sud et le long du chemin du Roy.

En 1838, on a pendu 12 Patriotes. On a exilé les autres. Une répression sauvage s’est abattue sur les rares prêtres qui avaient eu le courage de soutenir leurs ouailles. Ce fut sanglant et les mémoires en furent marquées pendant des décennies. Le résultat, ce fut l’Acte d’Union, véritable moment fondateur du Canada assimilateur. Ce qu’il est demeuré depuis, par d’autres moyens. Au moment de commémorer les 150 ans de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, il importe de se rappeler que celui-ci n’a fait qu’aménager ce qui s’était décidé en 1840.

En 1995, il n’y a pas eu de sang. Seulement des pleurs. Pas de pendaison. Pas d’exil forcé. Personne ne s’en plaindra évidemment, mais la défaite ne fut pas moins tragique. Elle ne fut pas moins dramatique. Elle ne fut pas moins destructrice.

Avouons-le, ces trois défaites se sont en partie décidées ailleurs que sur notre territoire. La Conquête s’est scellée par la négociation du traité de Paris. Les Patriotes ne pouvaient pas vaincre la plus grande puissance et la meilleure armée du monde.

En 1995, je crois que nous avons largement payé pour notre géographie. Nous vivons dans le ventre de la bête à six heures de route de New York. Mais surtout, avions-nous conscience d’être au cœur d’un des plus grands mouvements de mondialisation de l’histoire ? On n’est pas coupable de perdre une bataille, mais on l’est de ne pas en tirer les leçons. Avec le recul des années, je crois que nous avons eu tendance à croire que l’indépendance pouvait surfer sur la vague de la mondialisation. Nous avons cru que nous avions le vent dans le dos.

Or, la mondialisation, il me semble que nous l’avons pris en pleine figure en 1995. Les années 1990 furent justement ces années où la nouvelle mondialisation financière commençait à peine à montrer son visage. C’était une époque de grande naïveté. Le mur de Berlin était à peine tombé et l’on pouvait encore penser que cette nouvelle mondialisation serait heureuse. En 1992, l’adoption du traité de Maastricht marque le moment où le rêve des « États-Unis d’Europe » est à son comble. La même année, le Canada signe l’ALENA avec le Mexique. « Tolérance », « ouverture » sont les mots-clés de cette époque où l’on imagine un monde idyllique où les peuples n’auraient plus besoin de la protection des nations.

Certes, la mondialisation nous ouvrait des marchés. Certes elle offrait de grandes perspectives à nos entrepreneurs. Mais nous n’avons pas compris alors qu’elle exigeait aussi la dissolution des solidarités anciennes, qu’elle mettait à mal les cultures nationales, qu’elle ébranlait l’État (notre seul refuge depuis la disparition de l’Église), qu’elle détruisait l’école (pour former un consommateur lieu de former un citoyen), qu’elle remettait en question la laïcité et qu’elle soufflait sur les braises d’un individualisme devenu hystérique.

On aime beaucoup brandir le nom de Gérald Godin comme symbole d’une société accueillante. Ce qui est juste et mérité. Mais, pouvez-vous imaginer un seul instant la tête que ferait l’auteur des Cantouques, celui des « crottés, des Ti-Cul, des tarlas, des Ti-Casse », si on lui apprenait, 22 ans après sa mort, que la seule identité dont il est aujourd’hui honteux de se revendiquer et qu’il serait inutile de défendre, c’est l’identité québécoise ? Tout cela alors qu’au marché des identités, il ne se passe pas une journée sans qu’on se porte à la défense de l’identité homosexuelle, musulmane, autochtone, lesbienne, montréalaise, maghrébine et même queer.

Je n’ai rien contre toutes ces identités. Chacun a le droit de se définir comme il le souhaite. Pourtant l’identité québécoise n’est pas l’égale de toutes celles que je viens de nommer. C’est la seule qui, parmi toutes ces identités, peut garantir un peu de bien commun et nourrir la nation, la seule qui est dépositaire de la citoyenneté et de la démocratie. On me traitera évidemment de nationaliste identitaire. Le nationalisme identitaire est non seulement un énorme pléonasme, puisqu’il n’y a pas de nation sans identité, mais il a été à l’origine d’un débat ridicule.

Toutes les nations démocratiques sont faites à la fois d’identité et d’ouverture, de culture, d’histoire, de sensibilité commune, d’une mémoire et de principes généraux assurant l’égalité de tous en droit. C’est cela la nation moderne, la nation républicaine. Et lorsqu’on immigre dans un pays, c’est à elle qu’on s’intègre avec le temps. Accéder à la nation, c’est sortir de la tribu, du clan et de l’ethnie pour offrir à tous une citoyenneté. Mais, c’est en sortir en amenant un héritage, une histoire. On n’amène pas tout, évidemment, mais on amène ce qu’il y a de plus précieux. Contrairement à celle du clan, l’identité de la nation possède une caractéristique essentielle, elle est disponible. C’est une identité qui s’offre en partage, qui est offerte au monde, « à tous les hommes de la terre », disait Vigneault.

S’il existe un nationalisme ethnique, c’est dans le multiculturalisme qu’il se trouve. C’est lui qui, au lieu de libérer les êtres pour en faire des citoyens libres et autonomes, en leur donnant notamment une langue commune, les enferme dans leur identité ethnique, religieuse ou sexuelle. La nation au contraire érige l’individu en citoyen. C’est d’ailleurs pourquoi deux choses lui sont essentielles : la laïcité et l’éducation. L’éducation parce qu’on ne naît pas citoyen, on le devient. La laïcité parce que l’égalité de tous présuppose la liberté de conscience la plus complète.

Or, à quoi assistons-nous depuis 1995 sinon à l’éclatement de ce grand mouvement vers la nation, vers la citoyenneté qui a porté le Québec depuis un demi-siècle ? Et pourquoi ce mouvement est-il en panne ? Permettez-moi d’oser une réponse. Parce que, depuis 1995, nous assistons à la lente séparation des deux grands éléments qui ont fait le succès du Québec et qui nous avaient amenés en 1995 aux portes du pays : je veux nommer le nationalisme et la souveraineté.

À quoi avons-nous assisté depuis une vingtaine d’années sinon à la séparation du nationalisme québécois de l’idée de souveraineté ? À la régression non pas tant du rêve indépendantiste, mais à son lent détachement du nationalisme populaire et traditionnel des Québécois. Rappelons-nous les années trente, quarante et cinquante. Le nationalisme existait, il était même au pouvoir avec Duplessis. Il a eu de belles heures avec notamment la création de l’impôt provincial, un geste dont certains souverainistes seraient bien incapables aujourd’hui.

L’idée d’indépendance aussi existait, mais elle était confinée à des groupuscules et à quelques rares intellectuels comme Jules-Paul Tardivel, Paul Bouchard ou Raoul Roy.

Qu’est-ce qui a fait la force de la Révolution tranquille, sinon la capacité de ce vaste mouvement de réforme qui piaffait d’impatience depuis longtemps d’être porté par quelque chose de plus grand que lui ? L’aspiration à ce que Lesage appelait confusément l’« État du Québec ». On entendait en écho le célèbre « notre État français nous l’aurons » de Lionel Groulx.

Quel a été le rôle historique de René Lévesque ? Ce n’est pas seulement d’avoir représenté les Québécois jusque dans le fond de ses tripes et de leur avoir redonné confiance et fierté. Cela, on pourrait dire que Maurice Richard l’avait déjà fait à sa façon. C’est d’avoir pour la première fois depuis plus d’un siècle fusionné le nationalisme québécois et l’aspiration à l’indépendance. C’est d’avoir insufflé au nationalisme québécois une véritable aspiration à la citoyenneté. Et d’avoir fait de l’indépendance un idéal vivant qui se matérialisait dans des combats concrets.

On peut bien critiquer le programme de René Lévesque, pinailler sur les détails, lui reprocher la souveraineté-association, le « Beau Risque ». Mais, avec le recul, c’est quand même ce « Beau Risque », qui nous a amenés directement à l’échec de l’accord du lac Meech sans lequel le référendum de 1995 n’aurait jamais eu lieu.

Pendant près de 40 ans, nous avons marché sur deux jambes : le nationalisme et la souveraineté. Pendant que l’une prenait son élan, l’autre assurait la stabilité du corps. Pendant que l’autre nous poussait de l’avant, l’une s’assurait qu’on ne se retrouve pas dans le décor. C’est le Bourassa nationaliste qui a fait du français la langue officielle du Québec. C’est l’indépendantiste Camille Laurin qui a fait la loi 101. C’est René Lévesque qui lance le « Beau Risque ». Et c’est Parizeau qui passe à deux doigts de ramasser la mise en 1995 avec l’échec du lac Meech. Malgré des oppositions et des déchirements, la société québécoise avançait pour l’essentiel dans la même direction.

Or, depuis 1995, nous sommes redevenus des unijambistes. Nous sautillons sur une seule jambe. Le résultat est catastrophique. J’ai parfois l’impression de voir le Québec s’effacer un peu plus chaque jour. De voir notre politique, notre culture et même notre langue se provincialiser à vie d’œil. Et qu’arrive-t-il à Québec inc. depuis la vente d’Alcan, de Provigo, du Cirque du Soleil et de Rona ?

Que se passe-t-il en réalité ? Il se passe que, sans l’indépendance, le nationalisme québécois est lentement en train de se dissoudre. Il est devenu rabougri et n’ose plus occuper le moindre terrain. Il a honte de ce qu’il est et ne se pose plus en objet de fierté. Il s’efface devant toutes les autres causes, devenues plus nobles que lui et plus attirantes pour la jeunesse, dit-on : le féminisme, les Autochtones, le tiers-monde. Comme s’il était devenu honteux d’être Québécois. On voit des souverainistes refuser de penser hors des frontières étroites des compétences que le Canada nous octroie. Nous sommes en train de rentrer au bercail. Les pouvoirs régaliens appartenant à Ottawa, nous ne sommes plus capables de penser une politique qui irait au-delà de nos petites compétences. Une politique qui serait celle d’un nationalisme conquérant.

Pour aider Haïti, nous nous contentons d’accélérer les adoptions au lieu de dénoncer l’incurie de l’humanitaire et des États-Unis dans ce pays. Après Mégantic, pourquoi n’avons-nous pas créé une commission pour repenser les transports ferroviaires en fonction des intérêts du Québec ? Notre premier et seul allié dans le monde est attaqué par le terrorisme islamiste et le premier ministre québécois ne participe même pas à la manifestation monstre du 11 janvier 2015 avec les chefs d’État du monde entier. Si le nationalisme a un sens, c’est pour élargir le champ d’action des Québécois. Pas pour s’y enfermer, mais pour conquérir de nouvelles compétences. Occuper tout l’espace, même et surtout celui qui nous est interdit. Créer des précédents dans tous les domaines dont on veut nous exclure. Bref, refuser le dicta d’une autre nation sur nos vies. Voilà pour le nationalisme.

Et l’indépendance elle ?

Depuis 1995, nous avons vu apparaître un étrange animal, fruit du croisement entre le multiculturalisme canadien et la bonne vieille culpabilité québécoise. On pourrait l’appeler le souverainiste complexé, honteux ou antinationaliste. Cet animal bizarre veut l’indépendance du Québec, mais il n’est pas intéressé à défendre la langue française, il refuse qu’on enseigne l’histoire nationale du Québec à l’école, il refuse toute mesure coercitive afin d’intégrer les immigrants à notre langue et notre culture, il considère que toutes les identités se valent et que, lorsque vient le temps de les défendre, seule la nôtre ne mériterait pas qu’on se batte pour elle. Certains jours, il décrit étrangement le Québec comme un pays pratiquement indépendant où la nation dominante serait québécoise et francophone, mais où cette nation aurait la fâcheuse tendance à opprimer les autres identités, y compris les anglophones. Elle pratiquerait même le « racisme institutionnel ». Pour lui, l’indépendance ne servirait qu’à faire un pays plus féministe, plus écologiste, plus démocratique que le Canada. Jamais, pour lui, il ne saurait être question de se libérer de la servitude à l’égard d’une autre nation que nous impose pourtant le Canada. Pour lui, cette servitude est une affaire du passé. Comme si, au Canada, ce n’était pas la nation dominante qui décidait et imposait ses vues dans toutes les matières les plus essentielles à la vie d’un pays.

Je vous le demande: à quoi peut bien servir un souverainiste qui n’est pas chaque jour dans la rue pour défendre les Québécois, leur identité, leur culture et leur langue? Eh bien, je vous le dis : à rien ! Ça ne sert à rien ! Si c’est pour fabriquer un Québec qui ne serait qu’un petit Canada multiculturel, on se demande bien pourquoi il faudrait préférer la copie en miniature à l’original grandeur nature.

Vous l’aurez compris, il est urgent de réconcilier l’indépendance et le nationalisme. Urgent pour l’indépendance évidemment puisque, sans le nationalisme, l’indépendance ne convaincra personne de sa pertinence. Elle ne sera qu’un colifichet, une fleur à la boutonnière. Ces indépendantistes qui refusent le nationalisme me font penser à cette « gauche caviar » née dans le second mandat de François Mitterrand, à ces socialistes qui n’ont plus la moindre attache avec les couches populaires, quand il ne les méprise pas.

Cette réconciliation est essentielle aussi pour le nationalisme, car sans l’indépendance, celui-ci s’enfermera dans la médiocrité provinciale. C’est l’historien Maurice Séguin qui disait que sans l’indépendance, une nation était condamnée à la médiocrité. Or, sans l’idée d’indépendance, sans cette motivation profonde qui fait appel à un idéal républicain, celui de la souveraineté du peuple, notre nationalisme est condamné à la médiocrité. On le sent déjà au Québec, ne serait-ce que dans la langue de nos élites médiatiques. Celle des journalistes par exemple. Ne serait-ce que dans le contenu de l’école où l’on a réduit l’importance des savoirs au profit de quelques lubies pédagogiques.

En passant, on croit rêver quand on sait que ce sont des souverainistes qui ont fait ça ! Bien sûr, une simple province pourra toujours se contenter d’une petite école de province. Une école-milieu-de-vie destinée à former des employés « compétents » et dociles plutôt que d’être un haut lieu de culture et de savoir. Contrairement au projet multiculturel canadien, qui se contente de surfer sur la vague de la mondialisation et de se laisser porter par les forces économiques, le projet souverainiste ne peut pas, lui, se contenter d’une telle école. Il lui faut une école des savoirs, une école capable de former des citoyens responsables, des citoyens capables de faire des choix. Je le répète, on ne naît pas citoyen, on le devient. Et on le devient d’abord et avant tout par l’école.

L’autre travers auquel nous condamnerait l’abandon de l’indépendance, c’est celui que j’appellerais du « messianisme compensateur ». Qu’avons-nous fait après 1837 ? Les portes de l’émancipation politique étant closes, nous sommes devenus le plus grand peuple missionnaire du monde. Nous avons envoyé des missionnaires en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Pas un continent où l’on ne se souvienne de ces missionnaires québécois. Or, depuis 1995, nous avons tendance à fuir le combat politique pour nous disséminer dans une multitude de causes, certes valables en soi, mais qui ne feront jamais un pays.

Je suis toujours surpris de voir débarquer à Paris de jeunes Québécois qui lèvent le nez sur la France. Celle-ci n’est jamais assez écologiste, assez féministe, assez pacifiste à leur goût. Ils sont convaincus comme Duplessis, et les dévots du XVIIe siècle venus fonder Montréal, d’être des « Français améliorés ». Ils brandissent leurs causes comme nos missionnaires brandissaient leurs croix. Sans jamais remarquer que la France, elle, au moins, est indépendante ! Lorsque les portes de la politique nous sont fermées, nous avons la fâcheuse tendance à faire ce que nous a inculqué l’Église pendant plus de deux siècles. À tout juger du point de vue de la morale. Le moralisme n’est pas loin.

***

S’il est urgent de réconcilier le nationalisme et l’indépendance, c’est aussi parce que le monde change vite. J’ai dit qu’il ne fallait pas être trop sévères avec nos compatriotes et que, dans le combat pour l’indépendance, nous n’étions pas les seuls maîtres du jeu. Ce fut le cas en 1760, en 1837, en 1980 comme en 1995. Ce sera aussi le cas la prochaine fois que la question se posera.

Or, il se pourrait bien que l’idée nationale ne soit pas définitivement enterrée. En Europe, on a crû depuis trente ans non seulement à la fin de l’histoire, mais aussi à la fin des nations. « Le nationalisme, c’est la guerre », disait Mitterrand. Force est de constater que pourtant, elles bougent encore, les nations. Et même qu’elles sont de retour. L’Union européenne a cru pouvoir se passer des nations, on voit aujourd’hui où cela l’a menée. Dans toute l’Europe, les frontières sont de retour. On redécouvre que, lorsque le monde va mal, lorsque les horizons s’assombrissent, lorsque la crise sévit, la seule sécurité du peuple, son dernier recourt, il est dans ses frontières, il est dans la nation. Et qui a le plus besoin de cette protection sinon les plus vulnérables, sinon les classes populaires, sinon les cultures minoritaires. Tous ceux-là dont la gauche devrait se préoccuper, en passant.

On s’inquiète du populisme qui monte en Europe et on a raison de le faire. Mais qu’y a-t-il à l’origine de ce populisme sinon une réaction spontanée de défense des peuples et des nations face au mépris de leur identité et de leur souveraineté. Mépris des multinationales européennes confortablement installées en Irlande et au Luxembourg ; mépris des bureaucrates européens qui ont transformé l’Union européenne en un simple rouage de la mondialisation américaine ; mépris des langues puisque, aujourd’hui, c’est l’Europe, qui impose l’anglais partout ; mépris de la démocratie puisque le traité de Lisbonne n’a fait que légaliser ce que les Français et les Néerlandais avaient rejeté démocratiquement par référendum après de longs débats ; mépris des États nationaux puisque, disait-on, les marchés devraient se réguler eux-mêmes comme par l’opération du Saint-Esprit.

Ce retour des nations, rien ne nous annonce qu’il se fait dans la douceur et la candeur. Cela pourrait même être affreux, sale et méchant. Comme aux États-Unis où le clown médiatique Donald Trump exprime pourtant la même insatisfaction des couches populaires face aux marchés que le sympathique Bernie Sanders. Quand l’histoire accouche, ce n’est pas toujours beau à voir. Mais pour peu qu’on enlève nos lunettes de soleil, on verra bien que l’époque de la mondialisation heureuse est, je crois, terminée et que, dans ce contexte, les nations sont loin d’avoir dit leur dernier mot.

Poussons le raisonnement un peu plus loin. En Syrie, qu’est-ce qui se joue, sinon une partition sanglante où plusieurs nations ne veulent plus vivre ensemble ? Le chef nationaliste berbère Ferhat Meheni est même convaincu que nous entrons dans ce qu’il appelle Le siècle identitaire (Michalon). Un siècle où les peuples voudront se débarrasser des frontières arbitraires que leur ont léguées les empires coloniaux. Or, les frontières canadiennes ne sont rien d’autre, elles aussi, qu’un héritage colonial.

Le Brexit, que j’ai eu la chance d’observer de près, a exprimé la même insatisfaction des milieux populaires que Syriza en Grèce face à une mondialisation qui méprise les nations. Face à une mondialisation sans balises, les peuples cherchent naturellement refuge dans leur État national qui, seul, peut les protéger. Car, pour protéger les peuples, organiser leur coexistence, assurer la justice et la démocratie, garantir la culture, défendre la langue, on n’a pas encore trouvé mieux que les États nations.

Vingt ans plus tard, nous sommes à des millénaires du monde de 1995. Nous avons changé d’époque. En vingt ans, les choses ne se sont pas du tout passées comme on s’y attendait. Loin de disparaître, les nations sont de retour. Partout en Europe et même aux États-Unis, on discute d’identité, de frontières, de protectionnisme, d’immigration. Des questions qui, toutes, mettent en évidence le rôle indispensable des nations.

C’est un peu ce que disait récemment le philosophe français Marcel Gauchet. Il conclut d’ailleurs son dernier livre, Comprendre le malheur français (Stock), en affirmant que :

[…] l’expérience néolibérale touche à ses limites sur tous les plans. La vision économique du monde laisse apparaître ses insuffisances béantes, au regard des problèmes qu’elle crée et vis-à-vis desquelles elle ne comporte pas de solution. L’idée de la société qui marche toute seule, grâce aux marchés, en nous dispensant de réfléchir, se révèle pour ce qu’elle est : une chimère autodestructrice. Les sociétés ne peuvent pas se dispenser de se gouverner. Il va falloir refaire de la politique, au sens plein du terme : décider collectivement de notre sort.

« Décider collectivement de notre sort », voilà à quoi sert la nation. Vous me direz que le Canada a pour l’instant été épargné de ces soubresauts. C’est vrai. Mais, je crois que si la personnalité de Justin Trudeau fascine tant à l’étranger, si Justin Trudeau charme tant les Européens et les Américains, ce n’est probablement pas parce qu’il est le leader qui pourrait répondre aux questions de demain. C’est peut-être surtout parce qu’il évoque, à la fois par sa candeur et sa filiation prestigieuse, la nostalgie d’un temps révolu. Si Justin Trudeau suscite un tel engouement, c’est qu’à une époque d’incertitude et de chamboulements, il projette une image qui rassure. Celle de cette époque paisible de la mondialisation heureuse.

Mais, le Canada ne vit pas hors de l’univers. Un jour ou l’autre les problèmes du monde le rattraperont et les images rassurantes ne suffiront plus. Pour le dire en peu de mots, le jour où l’histoire repassera par chez nous, il faudra être prêt. Car, elle repassera, l’histoire. Rien n’est joué. Et les choses vont vite. Très vite.

C’est cette absence de déterminisme, cette liberté, cette fébrilité des choses qu’exprime si magnifiquement ce vers de Paul Valéry que j’ai longtemps médité ces derniers mois. Cela dit :

« Le vent se lève !… il faut tenter de vivre ! »