Rémi Villemure
Ne jamais se taire. Mes échanges avec Gilles Proulx le délinquant des ondes
Montréal, Les éditions du Journal, 2024, 256 pages
Tout le monde connaît Gilles Proulx, l’homme qui accumule aujourd’hui plus de soixante années de carrière à la radio. Commentant sans détours l’actualité, Proulx n’a pas la langue dans sa poche et défend âprement l’intérêt supérieur du Québec. Le jeune chroniqueur Rémi Villemure, (QUB Radio, Radio VM) a ainsi eu l’idée de converser avec le vétéran des ondes, pour partager des réflexions et des observations sur les grands débats de notre temps. C’est ainsi, en quelque sorte, un dialogue entre un maître et l’apprenti qui se déroule tout le long de ce livre agréable et stimulant à lire. C’est aussi un livre de tripes, car les deux hommes se livrent non seulement sur leurs opinions, mais également sur les grandes questions existentielles qui les traversent, à travers la réflexion sociale et politique.
Villemure et Proulx ont en commun des convictions profondes, comme l’indépendance du Québec, ainsi que la défense d’une certaine idée de l’identité québécoise et de son désir de continuité historique. Proulx est historien populaire, et Villemure détient un baccalauréat et une maîtrise en histoire. Les allers et retours entre le présent et le passé sont nombreux, et ce, à bon escient. Pour ces hommes, une société n’est pas peuplée que d’individus hors-sol, totalement délivrés du passé et de la culture. Bien au contraire, leur conception de l’homme est plutôt celle d’un être enraciné, ancré et irrigué par sa culture d’origine. Que devient donc le Québec auquel tiennent tant nos deux hommes ?
Au penchant pessimiste, Gilles Proulx trouve que les Québécois font preuve de lâcheté, un défaut qui se serait maintes fois confirmé au fil de l’histoire. La preuve : le Québec n’est toujours pas un pays indépendant à l’heure où nous parlons. Il ne fonde pas beaucoup d’espoir en l’avenir, mais s’exprime quand même, puisqu’il faut tout de même dénoncer ce qui ne tourne pas rond. Pas aussi fataliste que son interlocuteur, Rémi Villemure est même plus optimiste. À travers le livre, il tente de voir la lumière qui sort de l’obscurité des temps présents et de trouver des portes de sortie pour la nation québécoise. Selon lui, une nouvelle conjoncture se dresse à l’horizon pour le mouvement indépendantiste, fondé sur le thème central de l’immigration. Chose certaine, il admire que Gilles Proulx ne se résigne pas à la défaite : « Si la plupart des gens de sa génération se reposent, lui, encore à ce jour, explose (p. 33). »
Rémi Villemure pose une question intéressante dès les débuts, en demandant à Gilles Proulx d’identifier un grand événement qui aurait marqué son invité. Alors que Villemure dit que la défaite de 1995 est son événement marquant, Proulx revient plus loin, à l’élection de Pierre Elliott Trudeau en 1968. Il a déjà l’impression, à ce moment-là, que l’élan de la Révolution tranquille est freiné par la Trudeaumanie, qui mène un véritable antinationaliste au pouvoir.
Curieux de mieux comprendre le milieu dans lequel il commence à se faire un nom, Rémi Villemure interroge Gilles Proulx sur l’évolution du monde de la radio et des médias en général. Y a-t-il eu une dégénérescence, un déclin quelconque, comme on aime à le dire souvent sur une panoplie de sujets ? Proulx met en garde contre l’idéalisation du passé et relativise les choses. Nous découvrons ainsi à travers les pages un homme plus nuancé que la caricature qui en est faite de lui.
Cependant, Gilles Proulx ne démord pas sur la situation politique du Québec. Tant que le pays n’est pas fait, il reste à faire, et nous voyons bien que cette réalité hante profondément nos deux hommes. C’est que la cause du Québec, ils le sentent bien, en est une qui dépasse les simples projets politiques habituels et les appels aux réformes. Il s’agit d’une cause existentielle, du sentiment d’un devoir à accomplir. Comme nous l’avions déjà évoqué, tandis que Proulx ne cesse de se plaindre de la lâcheté qu’il attribue aux Québécois, Villemure tente de voir les portes de sortie qu’il nous reste. Le sang neuf apporte un peu d’espoir aux discussions. À l’été 2023, Proulx observe qu’un professeur de l’université Concordia insulte le parler des Québécois : « La réaction des Québécois ? Aucune réaction. Parce qu’on n’aime pas soulever la poussière pour nous embarquer dans des polémiques ou des adversités. On n’aime pas ça. On est un peuple soumis, écrasé (p. 156). » Villemure se dit « plutôt d’accord avec lui », mais note tout de même que le professeur en question, Gad Saad, « s’est dit renversé par la réponse médiatique », n’ayant jamais eu à faire à un tel tollé après avoir moqué les accents et les langues d’autres peuples. Devenons-nous donc aveugles à notre propre capacité de réaction collective ?
Un chapitre est accordé aux différentes controverses qu’a suscitées Gilles Proulx au fil de ses soixante années de carrière. Il tente d’expliquer ce qui relève de la bourde réelle, et ce qui, à l’inverse, relève selon lui d’une mauvaise compréhension de son propos. Ouvert, Rémi Villemure écoute le doyen des ondes en faisant sa propre opinion, n’étant pas toujours d’accord avec les explications qu’il entend. Le livre permet en cela de donner l’occasion à Proulx de s’expliquer sans être déformé par le prisme médiatique. Par exemple, lors de la crise d’Oka de 1990, on a faussement attribué à Gilles Proulx un encouragement à la lapidation des Mohawks. Le Conseil de radiodiffusion ayant fait son enquête avait conclu que Proulx n’avait pas eu de tels propos.
Dans un moment de méditation, nos deux hommes s’interrogent sur l’histoire du Québec, marquée par les défaites. Ils notent avec justesse les effets des défaites à répétition sur le caractère national des Québécois. Revenant sur la Conquête, ils ont le sentiment que l’événement a eu un effet foudroyant sur la conscience nationale et sur la combativité des Anciens Canadiens. Selon eux, il aurait été tout à fait possible pour nos ancêtres de se révolter contre le Conquérant et de renverser les choses. Mais déjà à l’époque s’installait une soumission confortable, un aménagement de la défaite qui pavait la voie à l’esprit colonisé qui atteint toujours le Québec d’aujourd’hui. En cela ils se rapprochent sans surprise de la vision de l’école de Montréal, qui a inspiré les deux auteurs, comme on peut le voir lorsqu’ils citent Michel Brunet, Guy Frégault et Maurice Séguin.
C’est en s’inscrivant dans ce courant d’idées que nous pouvons mieux comprendre l’amère déception de Gilles Proulx à l’endroit de François Legault, qu’il voyait au départ comme un authentique autonomiste. Il croit aujourd’hui qu’il est « le premier ministre québécois le plus faible de l’histoire de la Confédération », ajoutant qu’il a « honte de l’avoir appuyé » en 2018 (p. 212). Loin d’être un nouveau Daniel Johnson père, François Legault est dépeint comme un dégonflé, incapable de se tenir face au régime canadien. Notons que les attentes de Proulx n’étaient pas si hautes que nous pourrions le croire, faisant allusion à la première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, qui revendique une plus grande autonomie de sa province sans pour autant plaider pour l’indépendance albertaine. François Legault serait-il donc plus attaché au Canada que les cowboys de Calgary ?
Quelle solution à l’horizon, donc ? Rémi Villemure remet à l’ordre son interlocuteur désespéré, en rappelant à Gilles Proulx que le scénario d’un Québec autonomiste dans le Canada ne mène qu’au cul-de-sac : « Nous sommes de trop dans ce pays depuis le début. Alors si c’est le folklore qui vous intéresse, dites-vous qu’on n’y aura même pas droit. » (p. 231) L’indépendance ou la mort, voilà l’alternative. Villemure est combatif et volontariste, il sait que le temps joue contre le Québec, et qu’il nous faut agir avec détermination. La posture autonomiste ne peut plus tenir dans un Canada qui cherche à en finir pour de bon avec les frenchies.
Ce livre d’entretiens est important en ces temps d’effervescence politique. Presque trente ans après la dernière défaite référendaire, nous publions encore de ces livres obsédés par la question nationale – qui, soit dit en passant, est une saine obsession. Tout se passe comme si les étoiles s’alignent à nouveau pour donner aux Québécois une nouvelle chance. Ce premier livre de Rémi Villemure est réussi et reflète bien son auteur : un homme de conviction, profondément attaché au peuple et à son destin, qui cherche sincèrement à comprendre ce qui se passe à travers les lectures et les discussions. L’idée de convoquer un mentor dans des discussions était très brillante, permettant de mettre en scène une discussion intergénérationnelle féconde. C’est un pari réussi, et nous ne pouvons qu’être impatients de lire le prochain ouvrage de ce nouvel auteur.
Philippe Lorange
Doctorant en sociologie – UQAM



