Réplique. L’invasion russe vue par les nostalgiques de la Révolution d’Octobre

Plus de neuf mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, chacun analyse et se positionne selon ses valeurs, ses alignements idéologiques, ses conceptions du monde et de la démocratie. Il y a aussi les multiples considérants géopolitiques à démêler pour avancer dans la compréhension des enjeux. Raisonnablement, tous appellent au retour à la raison et à une cessation des hostilités en faveur de la survie de ce peuple ukrainien soumis au feu continu et aveugle des chars, des pluies incessantes de roquettes, de drones et de missiles de croisière. Mais les choses ne sont pas aussi simples. On est déjà passablement avancés en termes de dégâts humains.

Cette catastrophe suscite, on peut l’imaginer, une émotion particulière chez tous ceux qui ont à cœur la question de la liberté des peuples et de leur droit à l’exercer. Mais ce sera d’abord sous l’angle particulier de la géopolitique que la question sera abordée par Michel Seymour dans son texte « Ukraine : ce qui ne fait pas la nouvelle » (L’Action nationale. Octobre-novembre 2022). Pour « non instruits de la géopolitique », une version abrégée et cosignée Samir Saul était simultanément publiée dans l’édition du 26 octobre du Devoir : « L’enjeu de l’Ukraine, c’est l’avenir du capitalisme mondialisé. »

L’exercice, qui se veut académique et savant, emprunte toutefois dès les premières lignes une tangente antiaméricaine qui questionne.

Un penchant antiaméricaniste qui fait dérailler l’analyse

Dans l’exposé de Seymour et de son collègue Saul, la question ukrainienne n’est pas d’abord celle d’un peuple jadis conquis, devenu indépendant et qui, au-delà de tous les sacrifices, entend demeurer maître de sa destinée. Un combat, nous faut-il le souligner qui transcende pour une part tout de même significative, différentes composantes ethniques ou linguistiques du pays. Un modèle tant espéré du côté du mouvement indépendantiste québécois.

Non, la question est ailleurs. On nous invite à « “aller au fond des choses” et à porter notre regard sur “ce qui ne fait pas la nouvelle” ». Quelles sont ces « choses » auxquelles on veut nous « initier » ? Les affres de « l’économie mondiale hiérarchisée et le mondialisme libéral ». Au sommet, nous raconte-on, il y a les États-Unis qui régentent le système, se servent du dollar pour drainer les ressources du monde à leur profit et conservent la fonction clé de bras armé de l’ensemble. Au deuxième échelon, l’Europe, le Japon et le Canada reproduisent la formule états-unienne et sont progressivement désindustrialisés, financiarisés et tertiarisés…. Le motif recherché : détruire des États pour désarticuler des sociétés et faire régresser des économies afin de leur retirer les moyens d’une possible autonomie. Cela signifie « saigner la Russie en Ukraine, provoquer son écroulement par la déstabilisation et l’effondrement intérieur. Cela revient à poser une menace existentielle à l’État russe et à la Russie comme pays ».

Dit autrement, le gâchis de l’Ukraine assiégée et maintenant en bonne partie détruite, serait indirectement relié à l’échec du Bloc soviétique et son démembrement le 25 décembre 1991. Un ensemble supranational qui ne se serait pas effondré de lui-même, mais en grande partie sous une action concertée des pays de l’Occident dirigée par la main agissante des États-Unis. Paradoxal d’entendre de telles incantations lorsqu’on sait que les mouvements de libération dans pratiquement tous les pays de l’Est sous giron soviétique sont d’abord et essentiellement venus des mouvements ouvriers et des syndicats.

Cette thèse apparemment réductrice des réalités a d’ailleurs fait l’objet d’une réplique immédiate d’un lecteur du Devoir (François Alary, professeur d’histoire au secondaire) qui s’étonne et s’insurge à la fois de la facilité avec laquelle les deux experts mettent toute la responsabilité de la guerre en Ukraine sur le dos de l’OTAN ou des États-Unis. «Peut-on raisonnablement, rappelle ce dernier, ramener le conflit russo-ukrainien à une simple question d’hégémonie économique des Américains ? […] Le présent conflit, poursuit-il, repose avant tout sur une question de souveraineté nationale et d’impérialisme outrancier. »

Ce cantonnement dans une espèce d’antiaméricanisme systémique est plus répandu qu’on ne le croit chez nos intellectuels. Il fait d’ailleurs l’objet de plusieurs réflexions dans la littérature politique. Affirmer que « les États-Unis se servent des Ukrainiens comme chair à canon » est par trop simpliste. Considérer ce conflit russo-ukrainien comme une guerre essentiellement américaine l’est tout autant. Dès les trois premières lignes du texte de Seymour, le verdict est déjà tombé : les États-Unis sont à blâmer de l’avoir provoquée. Dans ce conflit, la Russie ferait figure de parent pauvre en raison qu’elle ne consacre que 60 milliards $ (4 % de son PIB) à son budget militaire. Elle bénéficie toutefois d’une position d’encerclement de l’Ukraine lui permettant de lancer une bonne partie de ses opérations à partir du territoire de la Biélorussie, de la Crimée et de la mer Noire.

Cette guerre est-elle une guerre américaine ? La question a été posée exactement en ces mêmes termes dans la revue française Marianne (édition du 5 mai). Valérie Torinian de la Revue des deux mondes y répond le 16 mai dans le même sens que François Alary.

Faire des États-Unis les véritables fauteurs de troubles, ceux qui ruinent la paix en Europe aujourd’hui, est proprement sidérant. La fameuse « extension à l’Est » de l’OTAN, qui aurait provoqué le sentiment d’encerclement et d’humiliation de la Russie, ne fut pas, contrairement à ce qu’on entend, à l’initiative de l’Amérique. Ce fut une demande très forte de ces nouveaux États qui voulaient se protéger durablement de la menace russe, au-delà de la menace soviétique. À croire que pour eux, l’impérialisme n’était pas lié à la nature communiste du régime, mais bien à une constante géopolitique de leur voisin russe… L’antiaméricanisme (en France) a uni dans son lit l’extrême gauche, les communistes (quand il y en avait), et l’extrême droite. Mais aussi une bonne partie des souverainistes de droite et de gauche. On y a retrouvé la haine du capitalisme, de l’argent, des banques, de la culture américaine. S’y ajoute, à droite, la haine de la technologie, tueuse de civilisations. Et à gauche, le soutien à l’URSS dont le totalitarisme, quels que soient ses crimes, ne saurait être comparé à l’impérialisme américain, nouveau Satan.

Réécrire l’histoire n’est pas aussi facile aujourd’hui qu’au temps de Staline

Démontrable et crédible cette thèse que l’effondrement du Bloc communiste résulterait d’une alchimie dans laquelle on retrouverait un savant travail de propagande et la réorganisation des marchés par les pays membres de l’OTAN ?

Et l’aspiration innée des peuples à la liberté dans tout ça ? Et l’insurrection de Budapest de 1956 ? Et le Printemps de Prague de 1968 ? Cette volonté des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est-elle pas également à l’origine du vaste mouvement de décolonisation d’après-guerre qui a frappé le continent africain, une partie de l’Asie ?

Les faits sont toujours plus têtus que les politicologues qui les interprètent. Dans les cinq années qui suivent la fin de la Deuxième Guerre mondiale, jusqu’en 1950, donc, avant que ne soit créée l’OTAN, plus de 15 millions de personnes avaient déjà quitté les pays d’Europe de l’Est sous occupation soviétique pour gagner des États d’Europe de l’Ouest. Durant la décennie suivante, plus de 3,5 millions d’Allemands de l’Est émigrent vers la partie occidentale. À la suite d’un resserrement des frontières, le flux a bien sûr connu un ralentissement, mais il est toujours demeuré important.

L’immense restructuration géopolitique qui a résulté de la fin du régime communiste parle d’elle-même. À sa dissolution, l’URSS compte 293 millions d’habitants. En 2022, la nouvelle Fédération de Russie n’en compte plus que 146 millions, une saignée de 50 %. Au cours des quatre décennies pendant lesquelles des dizaines de millions de personnes ont sauté les clôtures soviétiques pour rejoindre l’Occident, combien ont fait le choix du chemin inverse ?

Le spectre de la nazification du régime ukrainien pour camper le décor du crime

Voilà une autre question qui accroche ou titille la gauche d’ici et d’ailleurs. On ne peut la laisser en plan, ne serait-ce que pour dénoncer l’utilisation honteuse de la question de l’antisémitisme quand on veut servir ses intérêts idéologiques et politiques.

La nazification du régime ukrainien, tel est le motif évoqué par Poutine pour l’envoi des premiers convois de chars russes sur la capitale ukrainienne, bercé par l’illusion qu’une résistance antinazie allait d’emblée acclamer l’armée de libération. On aura été de toute évidence mal informé. Le président Zelensky a beau être juif, être supporté par la communauté juive de son pays, son régime serait, encore en 2022, un repère nazi. On voudrait frapper le peuple ukrainien d’une tare nationale à jamais indélébile à partir d’événements qui se sont passés il y a de cela plus de huit décennies ? Les historiens invitent pourtant à analyser les faits à la lumière de l’époque : au début des années 1940, l’Ukraine est un pays occupé, soumis à la très dure dictature soviétique et dépouillé de sa ressource agricole. Mais, inéluctablement depuis, comme partout ailleurs, des changements profonds ont marqué l’évolution de la pensée et des croyances dans ce pays. Au Chili, la pensée dominante sous Pinochet est-elle celle qui prévaut aujourd’hui ?

La Russie n’est pas elle-même exempte tout soupçon. Dès 1948, des campagnes et purges antisémites sont commises sous le régime de Staline. Pensons à celle du 12 août 1952 (« Nuit des poètes assassinés ») alors que treize intellectuels juifs parmi les plus importants d’Union soviétique sont froidement exécutés. Exécutions qui s’ajoutent à celles de nombreux juifs, dirigeants du parti. Parmi eux, des combattants de la première heure de la Révolution d’Octobre. Bref, il y en a pour tout le monde dans ce débat.

Au Québec, l’épouvantail de l’antisémitisme, du fascisme et du nazisme devrait nous être suffisamment familier pour qu’on demeure éveillé et sur nos gardes à ce chapitre. Combien de campagnes déployées pour porter atteinte à notre réputation ? Rappelons seulement celles organisées à l’époque des années 1990 autour des pamphlets d’Esther Delisle (Essais sur l’imprégnation fasciste au Québec). Écrits largement relayés par le clan fédéraliste sur tous les horizons médiatiques. On ne visait rien d’autre que l’émergence d’un sentiment de honte d’être Québécois parce que portant la tache originelle de l’antisémitisme. Ces dénigrements, on s’en souviendra, seront repris par l’auteur bien connu Mordecai Richler, puis exposés sur des tribunes américaines. Terminées toutes ces histoires en 2022 ? Absolument pas. Il faut lire tout ce qui se dit à propos des lois 21 et 96. Fascisme et nazisme demeurent toujours l’argument pour tuer.

Dans son dernier livre Islamophobie mon œil, Djemila Bénhabib met le doigt sur le pouvoir de ces mots, de ces expressions qui ne visent qu’à tuer le débat. Dans le Québec de la pensée mal dégrossie, certains ont en effet le recours facile au fascisme. Qu’on se rappelle le recours honteux de ce « mot en F » contre le Parti québécois lors d’un certain congrès de Québec solidaire. C’est, explique Djemila, la façon pour une certaine gauche, pourtant dite inclusive, de placer une partie de l’auditoire qui ne lui convient pas, dans la catégorie des « mal pensants ». Les islamistes, connaissent, dit-elle, la force des mots et la puissance des concepts, d’où l’usage à grande échelle de la notion d’islamophobie pour camper ce qu’elle nomme le décor du crime.

Les médias sous l’angle de la simplification extrême

« Nous savons qu’ils mentent. Ils savent qu’ils mentent. Ils savent que nous savons qu’ils mentent. Nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent. Et, pourtant, ils persistent à mentir »

Alexandre Soljenitsyn

Que dire, enfin de la terrible conclusion de Seymour : « La liberté de presse est encore plus mise à mal ici qu’en Russie ». Le verdict est tranchant. Trop pour ne pas être relevé. Quiconque adhère à pareille baliverne doit immédiatement interroger les familles des journalistes russes emprisonnés sans procès, pire, empoisonnés au Novichok. Au plus vite, une entrevue avec Alexeil Navalny dans sa cellule de Sibérie ou bien avec le fantôme d’Alexandre Soljenitsyne arrêté par le KGB en 1974, puis dépouillé de sa citoyenneté avant d’être expulsé par le régime soviétique. Que le régime Poutine ait banni ou rétabli le bannissement du pluralisme politique et idéologique, qu’il ait déployé, dès le début du conflit, une forte censure étatique des médias, voilà deux réalités difficilement contestables quel que soit l’aiguille de notre positionnement idéologique.

Quant aux allégations rapportées dans l’ensemble des médias occidentaux touchant les tirs de drones et de missiles sur nombre d’écoles, de bibliothèques, d’hôpitaux, les exactions contre les prisonniers, viols de femmes, peut-on honnêtement reléguer tout ça dans le passif de la désinformation ? Il nous faut, oui, exercer une veille constante et demeurer critique de la démocratie et de la vie américaine, et tout autant de celles des pays de l’OTAN, mais en même temps il faut éviter de sombrer dans la caricature.

Ce savant débat géopolitique aux contours incertains survient au moment même où est commémoré dans la capitale de l’Ukraine confrontée au froid de l’hiver, privée d’eau et d’électricité sous l’action répétée des drones iraniens, le 90e anniversaire d’une première tentative de liquidation du peuple ukrainien. Surnommée le grenier à blé de l’Europe pour la fertilité de ses terres noires, l’Ukraine pourrait y avoir perdu quatre à huit millions d’habitants dans le cadre d’une grande famine qui revêt toutes les allures d’une opération orchestrée. Que visait la dictature stalinienne, sinon la destruction de l’Ukraine en tant que nation ?

A cette époque, les Américains et l’OTAN étaient bien loin du terrain.

 

 

* Politologue.