Extrait de l’ouvrage de François Côté et Guillaume Rousseau, Restaurer le français langue officielle. Fondements théoriques, politiques et juridiques pour une primauté du français langue du droit, Institut de recherche sur le Québec, 2020
En septembre 2011, était déposé à l’Assemblée nationale du Québec l’avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile. Peu après, des avocats de Montréal ont entrepris d’analyser cet avant-projet de loi afin d’y trouver des erreurs dans la version traduite en anglais, le cas échéant. Suite à une analyse ayant couvert près de la moitié des 800 articles de cet avant-projet de loi, ils ont conclu qu’environ 20 % de ces articles présentaient des problèmes de forme (terminologie, divergence avec la version française, ambigüité, etc.)1.
Dans ce contexte, le bâtonnier du Québec et la bâtonnière de Montréal ont écrit au ministre de la Justice afin d’inciter le gouvernement du Québec à passer de la traduction à la corédaction des lois2. En annexe de cette lettre était joint un avis juridique de l’honorable Michel Bastarache, ancien juge à la Cour suprême du Canada. Dans cet avis, M. Bastarache concluait que le processus d’adoption des lois québécoises n’était pas conforme à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 18673, puisque cet article exigerait que ces lois soient corédigées, donc rédigées en anglais et en français simultanément, plutôt que d’être rédigées en français et ensuite traduites en anglais4. Puis, en 2015, Karine McLaren, alors étudiante à la maîtrise en droit à l’Université de Moncton, a publié un article dans lequel elle reprend et étoffe la thèse de l’ancien juge5. Cet article évoque les 20 % d’articles contenant des problèmes dans la version anglaise de l’avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile, mais aussi les 5000 modifications à la version anglaise du Code civil qui auraient été recommandées en raison d’erreurs de traduction6.
À la lumière de cet avis et de cet article, en avril 2018, le Barreau du Québec et le Barreau de Montréal ont entrepris un recours judiciaire pour contester la validité de toutes les lois québécoises, parce qu’elles n’auraient pas été suffisamment adoptées en anglais. En mai de la même année, en assemblée générale extraordinaire, des membres du Barreau du Québec ont adopté une résolution demandant à ce Barreau de cesser cette contestation. Au cours de cette assemblée, de nombreux juristes ont remis en question l’interprétation très large de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 sur laquelle reposait ce recours.
Malgré cela, en juin 2019, le président de l’Assemblée nationale et la Procureure générale ont signé une entente avec le Barreau du Québec et le Barreau de Montréal. Sans aller jusqu’à la corédaction, cette entente prévoit la poursuite des démarches entreprises sous le gouvernement précédent visant à rendre le processus d’adoption des lois québécoises plus bilingue. Concrètement, il s’agit notamment de favoriser la collaboration constante avec des « juristes anglophones » et d’embaucher des juristes « ayant une parfaite maîtrise de la langue anglaise », un « traducteur » et un « réviseur7 ».
À sa face même, les mesures prévues par cette entente ne pourront régler les problèmes soulevés par le Barreau du Québec et le Barreau de Montréal. Le recours de ces derniers était fondé sur l’avis de Michel Bastarache, selon qui seule une corédaction est conforme à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Or, en vertu de cette entente, les lois québécoises continueront d’être traduites plutôt que d’être corédigées. Quant à la qualité de la version anglaise des lois, si les mesures prévues à cette entente sont de nature à l’améliorer quelque peu, il est clair qu’elles ne suffiront pas à régler un problème de l’ampleur de celui soulevé, soit la présence de milliers d’erreurs dans la version anglaise de deux lois. Sans parler que l’ensemble des autres lois québécoises contiennent sans doute elles aussi des milliers d’erreurs similaires dans leur version anglaise.
En plus de ne pas régler ces problèmes soulevés par le Barreau du Québec et le Barreau de Montréal, l’entente n’affecte en rien les problèmes graves que ces barreaux n’ont pas soulevés. En bilinguisant davantage le processus d’adoption des lois québécoises, elle a même pour effet de diminuer la portée du principe du français seule langue officielle du Québec. Et elle repose sur la prémisse que la version anglaise des lois doit avoir la même force que la version française, alors que seule cette dernière est débattue par les élus et par conséquent dotée d’une pleine légitimité démocratique.
Pourtant, il existe une autre solution qui, elle, réglerait ces problèmes : accorder une primauté à la version française des lois lorsqu’il y a divergence avec la version anglaise. Autrement dit, étendre la règle de l’article 8 de la Charte de la langue française aux lois et à la législation déléguée visés par l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Et une règle semblable pourrait être applicable aux jugements.
Afin, de démontrer la solidité de cette solution, la présente étude en analyse en profondeur les fondements théoriques, politiques et juridiques.
Théoriques, parce qu’il s’agit de situer cette question de la langue des lois, et plus largement celle de la langue de la justice qui y est liée, dans la perspective d’une politique linguistique globale. C’est pourquoi nous débutons par une revue de la littérature scientifique relative à ce que doit être une bonne politique linguistique, c’est-à-dire une politique à même de protéger la langue la plus vulnérable tout en respectant les droits de chacun.
Politiques, parce que la question de la langue est politique, notamment en ce qu’elle est liée à la démocratie et à la tradition civiliste propre au Québec.
Juridiques, parce qu’une solution a beau être la meilleure sur le plan de la théorie et de la politique, encore faut-il qu’elle soit possible sur le plan juridique.
1 Karine MCLAREN, « La version anglaise du Code de procédure civile du Québec : une atteinte aux droits linguistiques ? », (2015) 2 R.D.L. 59, p. 61.
2 Lettre de Louis Masson et Elizabeth Green à Jean-Marc-Fournier, 17 novembre 2011.
3 Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. (R.-U.).
4 Michel BASTARACHE, « Avis juridique au sujet de l’obligation du gouvernement du Québec d’adopter simultanément les versions française et anglaise des lois », 27 juillet 2011.
5 Karine MCLAREN, « La version anglaise du Code de procédure civile du Québec : une atteinte aux droits linguistiques ? », (2015) 2 R.D.L. 59.
6 Karine McLAREN, « La version anglaise du Code de procédure civile du Québec : une atteinte aux droits linguistiques ? », (2015) 2 R.D.L. 59, p. 73. Voir aussi : Barbara McCLINTOK, “Twentieth anniversary of the Civil Code of Quebec: the English translation of the Civil Code of Quebec: a controversy ”, The Journal of Specialised Translation, Issue 23—January 2015.
7 Cour supérieure, « Entente entre les parties », Barreau du Québec et Barreau de Montréal c. Jacques Chagnon, François Paradis, en sa qualité de président de l’Assemblée nationale du Québec, et la Procureure générale du Québec, 27 juin 2019.