Retour sur Mai 68 avec Jean-Pierre Le Goff

Auteur de plusieurs ouvrages concernant l’école, (La barbarie douce, La Découverte, 1999) la démocratie (La démocratie post-totalitaire, La Découverte, 2002) ou le management (Les illusions du management. Pour le retour du bon sens, La Découverte, 1996), Jean-Pierre Le Goff a aussi publié un ouvrage très remarqué sur Mai 68 (Mai 68 : l’héritage impossible, La Découverte, 1998). Son travail porte sur tous les problèmes traversant les sociétés contemporaines et questionne la déliquescence des institutions sociales qui assuraient traditionnellement une certaine transmission de l’héritage culturel et institutionnel à partir duquel une société s’aperçoit et peut se projeter.

C’est avec une grande générosité qu’il a accepté de répondre aux questions de Mathieu Bock-Côté.

Q : Votre dernier livre (La France morcelée, Gallimard, 2008) trouve facilement un écho au Québec. La crise politique française recoupe la crise politique québécoise, et les deux sociétés semblent connaître en ce moment une révision critique d’un certain héritage idéologique associé aux dernières décennies. Régulièrement, l’Occident entreprend un retour sur Mai 68, pour questionner ses effets durables et ses conséquences, positives ou dommageables. Cela témoigne du fait que Mai 68 en est venu à symboliser le basculement d’une civilisation qui ne se reconnaît plus aucunement dans sa tradition fondatrice. Croyez-vous que l’héritage de Mai 68 soit appelé à constituer durablement un critère de polarisation significatif dans la démocratie occidentale, que la gauche et la droite se repositionneront politiquement à partir de leur rapport à ce que vous avez appelé cet héritage impossible, comme on l’a vu lors de la dernière campagne présidentielle française ? Ou croyez-vous plutôt qu’il s’agit d’un clivage appelé à s’effacer à partir de nouvelles questions qui émergeraient du temps présent ?

Jean-Pierre Le Goff
L’héritage de Mai 68 me paraît désormais faire partie d’un nouvel air du temps transversal à la droite et à la gauche. Depuis les années 80, la gauche en crise de doctrine et de projet a intégré l’héritage de Mai 68 sans examen critique, substituant largement la question culturelle à la question sociale. Mais, s’il est vrai que la gauche a été le principal porteur de cet héritage, nombre de postures et de thèmes post-soixante-huitards, comme ceux des rapports à l’État, aux institutions, à l’histoire ou encore ceux de la sexualité et de la filiation sont désormais intégrés par la droite moderniste en France. Le discours de Nicolas Sarkozy appelant à remettre en cause Mai 68 ne doit pas faire trop illusion. Il a été en partie dicté par un calcul politicien : en attaquant Mai 68 Nicolas Sarkozy faisait non seulement plaisir à son électorat de droite traditionnel, mais aux couches populaires et à une partie de la jeunesse qui en ont assez de l’hégémonie du gauchisme culturel post-soixante-huitard. Celui-ci reste largement présent dans un certain nombre de grands médias audiovisuels, dans la presse, l’édition et au sein de l’université, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines. Mais le discours anti-68 de Nicolas Sarkozy ne doit pas faire oublier que sa vie privée, son style de gouvernement, le rapport à la fonction présidentielle, la désacralisation qu’il opère de l’État… portent la marque de cet héritage.

Parmi les nouvelles questions qui émergent, celles du mariage des couples homosexuels, de l’homoparentalité, du statut des « mères porteuses », de l’euthanasie, font apparaître des contradictions qui ne recoupent pas mécaniquement le clivage droite-gauche traditionnel. À Paris, des représentants d’une partie de la droite étaient présents à la Marche interassociative lesbienne, gaie, bi et trans. Les conceptions modernistes, qu’ils soient de droite ou de gauche, ne sont pas sans rapport avec l’héritage impossible de Mai 68 dans sa prétention à faire table rase du passé sur le plan de la culture, de la politique et des moeurs. Aujourd’hui, ce courant moderniste reprend à son compte d’une façon bien particulière la thématique de la discrimination et tend à instrumentaliser la loi, les institutions et l’État en les mettant au service des désirs individuels.

Q : Daniel Cohn-Bendit, dans une récente conférence à Montréal, répétait ce que l’on pourrait appeler un de ses grands points de doctrine : les soixante-huitards ne voulaient pas le pouvoir, mais cherchaient plutôt à s’y dérober. Au nom d’un idéal libertaire, il s’agissait de se soustraire à l’autorité de la tradition et aux institutions qui la transformaient en norme sociale. Et Cohn-Bendit d’enchainer avec un deuxième point de doctrine : nul besoin de souhaiter une nouvelle révolution culturelle, car les soixante-huitards ont gagné. Pourtant, il me semble qu’il y a dans cette victoire bien plus qu’une victoire culturelle, mais bien une victoire politique. Arrivés au pouvoir, les soixante-huitards en ont fait un usage massif pour déconstruire une société qui leur résistait. On l’a vu avec le multiculturalisme qui s’est imposé un peu partout en Occident, les soixante-huitards ne résistaient aucunement à l’usage du pouvoir pour déconstruire les « stéréotypes » et les « préjugés » qu’ils jugeaient contraires à leur interprétation très particulière des droits de l’homme. Dans leur lutte contre les « discriminations » et pour niveler toutes les normes sociales, il me semble encore une fois que les soixante-huitards n’ont pas hésité à prendre le pouvoir pour changer la vie, d’autant plus que leurs catégories de référence en sont venues à s’imposer aux administrations publiques qui ont entrepris une gestion de tous les rapports sociaux à partir d’un nouvel idéal, celui de l’égalitarisme différencié. Croyez-vous que l’usage du pouvoir par la génération 68 relève de ce qu’on pourrait appeler une forme d’autoritarisme thérapeutique, pour construire contre ceux qui y résistent une société « tolérante » envers tous les modes de vie ?

Jean-Pierre Le Goff
Après avoir rejeté le pouvoir en le considérant comme un instrument de domination et d’aliénation, la génération soixante-huitarde contestataire a su l’utiliser à son profit pour diffuser ses valeurs à une large échelle. Cet usage du pouvoir intervient au terme d’une évolution marquée par l’échec de la prétention révolutionnaire et de ses archaïsmes. Avec la crise des grandes idéologies et de l’idée révolutionnaire, le gauchisme culturel centré sur le désir et la recherche du bien-être dans le présent l’a emporté. La montée des thèmes féministes et écologistes dans la seconde moitié des années 70 est significative de cette évolution. Une partie du mouvement écologiste rejoint le féminisme fondamentaliste dans sa prétention à être le porteur de nouvelles valeurs qui doivent à terme éradiquer l’agressivité et pacifier la civilisation. Ces nouvelles valeurs ne peuvent s’imposer par la violence ou la révolution, mais par la « douceur » d’une persuasion et d’une pédagogie imbues d’une volonté de combattre le mal et de faire le bien.

C’est ainsi que le mouvement contestataire s’est transformé en une « gauche morale » particulièrement présente au sein de l’université et dans les grands médias. La gauche médiatique a le plus grand mal à se débarrasser d’un imaginaire post-soixante-huitard qui est rapidement passé de la mythologie du prolétariat et des luttes contre l’impérialisme à un gauchisme culturel de bon aloi. Elle considère toujours les couches populaires comme des « beaufs » et ne cesse de leur donner des leçons de morale pour qu’elles changent de mentalité et de mœurs. Incapable de sortir de son ghetto mental et mondain, elle s’indigne à chaque élection, rejoue la énième version de la lutte contre la montée de la xénophobie, du racisme, du fascisme rampant…, ce qui lui permet de perdurer sur une scène médiatique avide de bons sentiments. Ses représentants incarnent un type de comportement faussement gentil. Ils se veulent tolérants, pacifistes et festifs, se soucient d’éducation et de pédagogie pour transformer les mentalités, tout en n’hésitant pas à dénoncer les récalcitrants. Chez eux coexistent un « look cool », ouvert sur les autres cultures, et une intolérance extrême contre qui ne rentre pas dans leur cadre de pensée basé sur la certitude aveugle d’être le dépositaire du Bien. Cette forme de nouvelle radicalité me paraît plus insidieuse, plus répandue et plus difficile à déraciner que l’ancienne. Une idéologie révolutionnaire se prête plus facilement à la critique qu’un discours patchwork à base de posture victimaire, de bons sentiments et de modernisme branché. Dans un cas, on se trouve face un discours repérable, structuré et relativement cohérent, dans l’autre on est condamné à « boxer contre des édredons » pour reprendre une expression de C. Castoriadis et l’on se trouve d’emblée disqualifié si l’on n’entre pas dans les nouvelles normes, quitte à passer ensuite devant les juges.

Q : Quelle vision du pouvoir héritons-nous avec la culture politique post-soixante-huitarde ?

Jean-Pierre Le Goff
L’occupation du pouvoir par la génération soixante-huitarde ne suffit pas à rendre compte de ce qui s’est passé et les soixante-huitards ne sont pas responsables de tous les maux. En fait, Mai 68 fait apparaître au grand jour des aspirations et des contradictions qui étaient déjà présentes dans les années soixante et il est suivi très rapidement par un autre événement décisif : la fin des Trente glorieuses. La conjugaison de la crise culturelle ouverte en Mai et de la fin des Trente glorieuses, avec la montée du chômage de masse, ouvre une période historique particulièrement critique dont nous ne sommes pas sortis. Le retournement qui s’est opéré a débouché sur une logique de victimisation et de ressentiment qui érode l’éthos des sociétés démocratiques. Chacune à leur façon, la droite et la gauche ont été amenées à faire du surf sur ces évolutions. L’un des traits marquants de l’héritage impossible de Mai 68 consiste à réduire le pouvoir à un simple phénomène de domination et d’aliénation et en même temps à ériger l’exigence d’autonomie de la société et des individus en absolu. À travers cette critique radicale des pouvoirs et des institutions, c’est la dimension anthropologique du vivre-ensemble qui a été mise à mal. Toute collectivité humaine a en effet besoin d’une instance qui se détache d’elle pour figurer sa cohésion et sa perpétuation, pour se penser comme sujet collectif capable d’agir ; l’écart entre le pouvoir et la collectivité, la dissymétrie entre dirigeants et dirigés sont constitutifs de la vie en société. L’érosion de cette dimension a abouti au développement d’un pouvoir informe n’assumant pas clairement son rôle, se présentant sur le même plan que ceux qu’il dirige et dont les choix et les décisions ne seraient que l’émanation des évolutions de la société dans tous les domaines. Avec le développement du chômage de masse, ce pouvoir informe est l’une des sources de désorientation et de morcellement de la société qui ne trouve plus en face d’elle une instance cohérente et stable qui lui permette de se structurer, face à laquelle elle pourrait se situer. Il en ressort un mal-être généralisé dans les rapports sociaux et une victimisation qui devient l’une des principales modalités de l’affirmation de la société et des individus qui demandent à l’État de les reconnaître dans leur statut de victime ayant des droits. Ainsi, s’est installé depuis des années un jeu de miroir délétère entre un État gestionnaire des évolutions et compassionnel et une société victimaire.

Q : Un des clivages fondamentaux qui traversent la société contemporaine est celui entre les élites et le peuple. Évidemment, ainsi présenté, ce clivage relève d’une sociologie grossière, à peine capable d’aller au-delà de son constat. Mais je pose la question ainsi : se pourrait-il que ce clivage entre les élites et le peuple réfère au fait que les premières et le second n’évoluent plus dans le même univers de référence, dans le même espace de représentation ? Si les élites s’imaginent désormais au sein d’un univers mondialisé tissé de métropoles détachées les unes des autres de leur espace national, les classes moyennes et populaires semblent encore aujourd’hui se représenter la nation comme une évidence historique et politique devant naturellement servir de monde commun à partir duquel intégrer la pluralité sociale. J’ajouterais que les élites ont défini leur rapport au peuple sur le mode de l’antifascisme dans la mesure où du point de vue soixante-huitard, le fascisme n’est rien d’autre que l’expression radicalisée de la société qui les a précédées, ce qui n’est pas pour améliorer le climat général de la démocratie. Pensez-vous que le rapport à la nation et à son univers mental et institutionnel soit déterminant dans le conflit entre le peuple et les élites partout visibles en Occident et croyez-vous qu’il soit possible de travailler durablement à son atténuation, à la réparation de la relation gouvernants-gouvernés ? Et s’il tel n’est pas le cas, envisagez-vous une forme d’implosion politique qui contribuerait encore plus à la dégradation de la fabrique sociale ?

Jean-Pierre Le Goff
L’abandon de la référence à la nation est une source importante de la coupure entre les élites et les couches populaires. La façon dont se construit l’Union européenne et les rejets qu’elle suscite en attestent. L’accélération de l’élargissement les pourparlers avec la Turquie ont donné l’image d’une sorte d’emballement échappant aux peuples et à leurs représentants, entraînant l’Union dans un mouvement effaçant les frontières et les identités. Une nouvelle culture européenne réduite à un universalisme abstrait des droits de l’homme verse dans les bons sentiments. En se voulant détaché de toute filiation historique et du cadre national, on en arrive à un relativisme culturel de bon ton qui présente l’avantage de se parer des vertus de la tolérance et de la démocratie. Il est ainsi une manière éthérée de faire valoir la « reconnaissance de l’altérité » et le pluralisme culturel qui rend ces idées insignifiantes, faute de savoir qui l’on est. Comment reconnaître l’altérité et s’ouvrir à l’autre si l’on évite soigneusement toute affirmation consistante, et si l’on ne dit rien du contenu de cette « altérité » ? La rencontre se doit d’être nécessairement souriante et bonne enfant, et les fêtes en tout genre sont censées incarner un brassage des sensibilités. Cette façon angélique de faire valoir les valeurs démocratiques peut ainsi laisser entendre que tout peut être affaire d’ouverture culturelle en dehors de toute affirmation de ce à quoi l’on tient dans notre propre héritage. Tel me paraît être le danger auquel se trouve confrontée la démocratie dans les pays européens marqués par le syndrome post-totalitaire de la culpabilité et de la mémoire pénitentielle vis-à-vis des guerres et de la barbarie ayant eu lieu au cœur même de l’Europe.

Le danger qui guette les pays démocratiques est moins celui des contradictions et des conflits comme on en a connus dans le passé, qu’un processus de délitement et de repli par lequel chacun tient à affirmer sa différence et sa distinction alors que le creuset commun se dissout. Ce creuset est lié à un héritage culturel et politique, fruit d’une longue histoire à l’intérieur d’une nation donnée qui demeure le lieu de la citoyenneté. Ce qui fait que les contradictions et les conflits peuvent être reconnus et ne débouchent pas sur la négation de l’autre. Il ne s’agit pas de nier l’écart entre dirigeants et dirigés, de faire comme si les différences et les contradictions sociales, politiques de formation, de statut… pouvaient se dissoudre, mais ces différences et ces contradictions ne prennent sens qu’à partir d’un fond commun duquel elles émergent

Le divorce entre les élites et le peuple ne renvoie pas seulement à des facteurs d’ordre socio-économique. Il traduit aussi des changements profonds dans les visions du monde et les comportements. Une partie de ce qu’on appelle encore les élites est déculturée et vit dans un isolement. En France, l’ancien corpus de formation accordait une place centrale aux « humanités » qui valorisaient l’histoire, la littérature, la philosophie… La montée en puissance d’une culture technocratique à base d’expertises, d’audits, de conseils s’est accompagnée du développement d’une sous-culture managériale qui déstructure le langage et les significations. Cette sous-culture avec son bric-à-brac d’outils en tout genre a pénétré l’ensemble des sphères de l’activité sociale, ce qui fait qu’une partie des dirigeants et le peuple ne parlent plus le même langage. En France, les deux principales institutions qui permettaient à la fois la rencontre des différentes catégories sociales et la formation du sentiment national ne jouent plus ce rôle aujourd’hui. L’une, le service militaire, a disparu. L’autre, l’école républicaine, est en crise depuis longtemps. La structuration des villes et des banlieues joue dans le même sens : elle ne regroupe pas des populations d’origines sociales et de cultures diverses, elle les sépare et les enferme dans des ghettos. Comment un responsable peut-il comprendre la « mentalité » de ceux dont il a la charge s’il n’a pas eu l’occasion dans son parcours de vie et de formation de les fréquenter de près, d’avoir partagé avec eux des expériences humaines qui sont le lot commun ?

Q : Vous avez beaucoup écrit sur l’idéologie du management. Vous y voyez la réponse idéologique à une forme de monde dédoublé, sans direction et sans institutions susceptibles de lui en imprimer une par l’expression d’une volonté collective. Ou pour le dire autrement, la conséquence d’un monde éclaté dans lequel aucune autre conduite que l’adaptation ne nous serait autorisée. En quoi considérez-vous que cette idéologie du management a été influencée ou portée par cet autre phénomène que vous décrivez bien, le gauchisme culturel ? Y a-t-il entre ces deux phénomènes une interaction véritable ou doit-on les voir comme deux tendances contradictoires au sein d’un même système dépris de ce que l’on pourrait appeler la version plus traditionnelle de la modernité occidentale ?

Jean-Pierre Le Goff
Un nouveau courant managérial a intégré nombre de thèmes soixante-huitards en les mettant au service de l’optimum productif. L’autonomie et la responsabilité sont décrétées par en haut et érigées paradoxalement en nouvelles normes de bon comportement. L’utopie soixante-huitarde d’un collectif horizontal sans hiérarchie, composé d’individus pareillement autonomes et responsables a trouvé à se redéployer sous une forme nouvelle. L’entreprise moderne, débarrassée des scories du passé, doit enfin permettre à l’individu de s’épanouir pleinement dans un collectif supposé débarrassé de toute contrainte et hiérarchie dominatrice. Comme si on avait voulu effacer les signes bien visibles d’un pouvoir et d’une hiérarchie qui n’en continuent pas moins d’exister. De nouveaux cadres ont tendance à se considérer comme les émancipateurs de l’ère nouvelle devant amener une rupture radicale dans les façons de gérer et de travailler ensemble, transformant les mentalités et les comportements, façonnant une sorte de nouvel « homme nouveau » dont l’entreprise moderne est censée avoir besoin. Ils en appellent à une sorte de révolution culturelle permanente, font valoir l’autonomie, le désir, l’imagination… Le « pouvoir informe », caractérisé par l’absence de toute hiérarchie claire et un management par le flou et l’ambiguïté, sert toujours les manipulateurs et les démagogues qui soumettent les individus à un pouvoir d’autant plus despotique qu’il est masqué.

Ce type de management déborde l’entreprise et développe une vision chaotique du monde et des évolutions. Tout devient mouvant et instable, emporté dans un mouvement de changement perpétuel, autoréférentiel, sans but ni sens, sans repères fixes et durables auxquels s’accrocher. Les évolutions dans tous les domaines s’accélérant sans cesse, la course effrénée pour rattraper le retard est sans fin. La société et le monde dans lequel nous vivons perdent leur familiarité et leur humanité, ils ne sont plus reconnaissables. Et il ne semble guère exister d’autre solution que la remise en cause radicale de façons de vivre et de penser qui s’étaient transmises tant bien que mal à travers les générations. Cet activisme managérial me paraît précisément symptomatique d’un présent coupé d’un passé considéré comme obsolète et d’un avenir indéfini que personne ne paraît en mesure de maîtriser. L’important c’est d’en être ou pour reprendre un ancien slogan de Mai 68 : « Cours, camarade le vieux monde est derrière toi », mais pour aller où ? Cette fuite en avant me paraît symptomatique d’une déconnexion des pays occidentaux avec leur propre histoire.

Q : Dans la France morcelée, vous faites bien ressortir comment la dernière campagne présidentielle française était d’une certaine manière le point d’aboutissement de contradictions et de tensions qui traversaient la société française depuis plusieurs décennies. Dans son discours de Bercy, Nicolas Sarkozy annonçait l’intention de liquider l’héritage de Mai 68. Il y avait évidemment une bonne part de simplisme dans un tel discours. On ne révoque pas un héritage historique par décret. Pourtant, Nicolas Sarkozy posait là une question fondamentale – ou du moins, Henri Guaino lui permettait de la poser : Est-il possible d’entreprendre une sortie délibérée de cette société marquée par le progressisme identitaire et culturel, et de renouer avec le vieux monde qui a été disqualifié par les soixante-huitards ? Une telle politique est-elle envisageable ? Est-elle même souhaitable ?

Jean-Pierre Le Goff
Les soixante-huitards ne sont pas responsables de tous les maux et l’on ne retournera pas en arrière. En réalité, Mai 68 a fait apparaître au grand jour des aspirations et des contradictions qui étaient déjà présentes dans les années soixante et il a été suivi très rapidement par un autre événement décisif : la fin des Trente glorieuses. La conjugaison de la crise culturelle ouverte en Mai et de la fin des Trente glorieuses, avec la montée du chômage de masse, ouvre une période historique particulièrement critique dont nous ne sommes pas sortis. Le retournement qui s’est opéré a débouché sur une logique de victimisation et de ressentiment qui érode l’éthos de la démocratie. Le repli individualiste et l’effritement des solidarités sont symptomatiques d’une désaffiliation et d’une désorganisation des liens d’appartenance qui structuraient l’identité individuelle et collective : décomposition des rapports familiaux pudiquement dénommée « familles monoparentales », affaiblissement de la solidarité dans les collectifs de travail, des sentiments d’appartenance de classe et à la nation tout particulièrement chez les jeunes générations. L’incapacité des politiques à expliquer clairement la nouvelle situation historique, à réguler efficacement l’économie et à tracer un avenir discernable qui donne envie à l’ensemble du pays de s’y engager, favorise pareillement les replis multiples et le morcellement de la société. Il ne s’agit pas simplement de dysfonctionnements ou de l’expression d’intérêts particuliers, catégoriels, corporatistes… Plus fondamentalement, il s’agit de l’érosion du creuset culturel et politique du pays à partir duquel les différences, les contradictions et les conflits pouvaient s’exprimer tout en gardant le sentiment d’une appartenance commune. Nicolas Sarkozy, à sa façon, accompagne ce glissement de terrain et l’accentue fortement, au profit d’un modèle à l’anglo-saxonne qui n’a pas d’ancrage solide dans la tradition française et risque en retour de favoriser le morcellement.

Nous vivons une période critique de l’histoire où tout un passé n’en finit plus de se décomposer sans qu’on voie resurgir sur un plan d’ensemble les signes d’un renouveau. Mais il existe un décalage entre la surreprésentation médiatique d’un gauchisme culturel et l’état de la société. La commémoration du 40e anniversaire de Mai 68 en France en est un exemple. Elle a donné lieu à une profusion d’émissions, d’articles, de livres, de films, de DVD, de CD, de bandes dessinées et de gadgets divers… Pour un visiteur étranger, la France tout entière vivait à l’heure de Mai 68. En fait, cette campagne médiatique de quelques semaines s’est arrêtée net en juin et les livres sur Mai 68 ne se sont pas vendus, mis à part quelques rares titres, dont le livre Le jour où mon père s’est tu de Virginie Linhart, fille d’un ex-dirigeant maoïste. Ce livre rompt avec la belle histoire des soixante-huitards, en montrant la façon dont des soixante-huitards ont pu traumatiser et délaisser leurs enfants. En France, l’élection de Nicolas Sarkozy a joué le rôle de « catharsis pour un changement d’époque ». La déception est aujourd’hui à la hauteur des espoirs de renouveau que ce dernier a pu susciter chez ceux qui ont voté pour lui. Les contradictions s’exacerbent et des conflits de grande ampleur sont possibles sans que pour autant ceux-ci soient porteurs d’une alternative. Quand la société ne trouve plus à s’insérer dans une histoire collective et un ordre institutionnel stable, les individus sont autocentrés et les rapports sociaux sont dominés par les affects et les sentiments. Cette déculturation débouche sur l’expression débridée d’un sentiment victimaire qui peut trouver des boucs émissaires à bon compte dans une logique de ressentiment.

Cela ne veut pas dire que n’existent pas des résistances, des lieux de libre réflexion, des convictions sensées et des réflexions prospectives à travers des associations, des clubs, des revues, des réseaux… Après trente ans de chômage de masse, de gauchisme culturel, d’érosion des corps intermédiaires, de l’autorité de l’Etat et des institutions, le travail de reconstruction n’est pas facile. Cela prend du temps. Mais c’est, à mon sens, la condition pour que le pays retrouve la confiance et l’estime de lui-même, en dehors desquelles il n’est guère de renouveau. Retisser les fils de la transmission implique de réinterroger et de se réapproprier ce qui dans notre héritage religieux, culturel et politique constitue des ressources pour affronter les nouveaux défis du présent. C’est précisément parce que nous vivons dans un monde qui n’est plus structuré par une autorité et une tradition qui s’imposeraient d’elles-mêmes qu’il nous est possible d’entretenir un rapport plus libre, plus lucide à cette tradition. Une civilisation, un pays qui rendent insignifiant leur passé se condamnent à ne plus inventer un avenir porteur d’espérance. Cette opération de « recreusement » correspond, je crois, à une attente diffuse parmi les nouvelles générations et elle est la condition pour rebâtir un avenir commun. En fin de compte, « il dépend de nous que l’espérance ne mente pas dans le monde », disait justement Péguy.