Il est encore trop tôt pour avoir une idée claire de ce qui s’est réellement passé le 7 avril dernier. Ce serait une erreur pour les souverainistes de se précipiter à la recherche de solutions toutes faites et commodes pour se relancer dès maintenant ; ce qui constituerait une voie facile pour éviter d’avoir à prendre la pleine mesure de la défaite. Dans le même sens, le Parti québécois (PQ) serait très mal avisé de se lancer hâtivement dans une course à la direction. Ce qui pourrait également servir de prétexte idéal pour occulter certains problèmes de fond à l’origine de cette débâcle électorale, problèmes pour lesquels la question de la direction ne saurait être tenue pour l’unique responsable. Rien ne sert de se dépêcher, puisque le prochain grand rendez-vous électoral est dans un peu plus de quatre ans. L’heure est au travail d’introspection et d’analyse et non à la fuite en avant.
Ce n’est pas le projet souverainiste qui a été battu le 7 avril dernier, mais une certaine idée de la souveraineté. C’est une certaine manière de concevoir et de défendre ce projet politique, notamment par le PQ, qui a été mise en échec. Le manque se trouve dans le sens même de ce projet politique, tel qu’actuellement défendu par le principal vaisseau amiral souverainiste.
Dans les 1970, on pouvait naturellement concevoir ce projet comme l’aboutissement logique du processus général d’émancipation collective de la Révolution tranquille. On pouvait à cette époque adhérer à cette option politique, ou, au contraire, y être défavorable au nom du fédéralisme, mais les explications n’étaient pas nécessaires pour en comprendre le sens. Tous savaient de quoi il en ressortait. Pareillement, dans les années 1990, on pouvait instinctivement comprendre ce projet comme une sorte de « pied de nez » du Québec au Canada anglais à la suite des échecs de Meech et de Charlottetown et du coup d’État constitutionnel de 1982. L’idée de la souveraineté du Québec apparaissait alors dotée d’une certaine « cohérence interne », laquelle était reconnue même par ceux qui refusaient pourtant d’y adhérer.
Or, quel est le sens de ce projet politique en 2014 ?
Répondre à cette question exige de revoir la « doctrine souverainiste ». J’entends par doctrine, une vision politique structurée autour de certains grands principes et dont l’ambition est essentiellement politique, c’est-à-dire tirant sa raison d’être non pas seulement de sa capacité à éclairer le réel, mais à lui inculquer un « sens ». Les débats sur la stratégie et les tactiques, voire les plans de communications pour faire avancer l’idée de souveraineté viendront plus tard. Pour l’instant, il importe de revenir au sens même de ce projet politique.
La raison essentielle qui justifie et rend légitime le projet de souveraineté du Québec demeure inchangée : il s’agit pour un peuple, élevé à sa conscience nationale et qui en a les moyens, d’être pleinement maître de lui-même. Cette raison était à l’œuvre au moment de la sécession des 13 colonies américaines en 1776, de l’indépendance d’Haïti en 1804, de la sécession de la Norvège de la Suède en 1905, de la séparation de l’Islande du Danemark en 1944, en passant par l’indépendance du Soudan du Sud il y a trois ans. Et elle s’exprime aujourd’hui dans les mouvements indépendantistes écossais et catalans. Cette raison est intemporelle et universelle. Seulement, pour que celle-ci puisse dans un contexte politique donné se traduire en une véritable force politique capable de mobiliser des citoyens prêts à engager la lutte en son nom, encore faut-il que cette raison revête un « sens » fort à leurs yeux. C’est dans sa capacité de mobilisation que se mesure toujours la vigueur d’une doctrine politique. Et ici, il faut malheureusement reconnaître que la doctrine souverainiste, telle que défendue par le PQ, ne présente plus la même force qu’auparavant. Depuis 1995, celle-ci s’est tranquillement appauvrie et le 7 avril dernier est venu confirmer cette tendance.
En guise de contribution à ce travail de réflexion, je souhaiterais d’abord m’attarder à jeter un éclairage sur la faiblesse actuelle de la doctrine souverainiste, pour ensuite, montrer combien une approche « républicaine » vers la souveraineté s’offrirait comme une voie prometteuse pour revoir cette doctrine et par la suite, la grande stratégie qui s’y rapporterait.
L’appauvrissement de la doctrine souverainiste depuis 1995
La doctrine souverainiste n’a cessé de perdre graduellement son pouvoir de mobilisation depuis le dernier grand rendez-vous référendaire, notamment chez les Québécois de la génération de la relève. Ces derniers n’ont pas pour autant embrassé le fédéralisme canadien – en fait, ils semblent plutôt manifester une indifférence à l’égard du Canada et de ses symboles –, mais ils semblent moins naturellement enclins à se mobiliser pour l’idée de faire du Québec un pays. Pour nombre d’entre eux, l’engagement passerait plutôt par des causes perçues comme plus actuelles ou plus urgentes, comme l’écologie, le développement international, la démocratie ou même les questions touchant les finances publiques.
Cette situation est certainement redevable à plusieurs facteurs, parmi lesquels la domination de la pensée libérale anglo-saxonne qui s’exprime au Canada sous la forme du multiculturalisme, laquelle proclame comme désuète la question nationale québécoise. Les effets de cette stratégie de Pierre Trudeau pour neutraliser le nationalisme québécois se font encore sentir au Québec. Cela tient probablement aussi, dans une perspective plus large, à des changements tenant de l’ordre idéologique dominant en Occident qui voit le monde comme le nouvel horizon de sens ; l’horizon « national » apparaissant dès lors trop étroit comme scène de mobilisation politique. On peut également voir combien certains discours dominants fondés sur une approche gestionnaire du politique tendent à disqualifier tout projet politique comme celui de la souveraineté du Québec, sous prétexte que celui-ci est déconnecté des « vraies affaires ». Enfin, il faut souligner le fait que de nombreux Québécois ont aujourd’hui tendance à penser et à agir politiquement comme si le Québec était déjà un État indépendant. Ils sont victimes de cette illusion dangereuse qui les amène à ne plus voir les limites du cadre étatique dans lequel s’inscrivent leurs actions militantes. Ils sont dès lors incapables de voir comment ce cadre constitue un obstacle de taille sur le chemin des nombreuses causes qu’ils défendent. Aussi, ne perçoivent-ils pas la nécessité ou l’urgence du combat souverainiste.
Par delà ces différents facteurs explicatifs, il faut également reconnaître la responsabilité des dirigeants sortants du PQ dans l’appauvrissement de la doctrine souverainiste ces dernières années. Depuis la Saison des idées de 2003, ce parti et ses dirigeants se sont montrés fermés à tout renouvellement doctrinal. Forts de la conviction que la réussite du prochain référendum devait passer par la répétition du plan de match de 1995, lequel nous a menés si près des portes du pays, ceux-ci se sont montrés sourds à toute remise en cause de l’orthodoxie souverainiste. Il suffira la prochaine fois de faire preuve d’un peu plus de détermination pour que la chance nous sourie. Or, si ce plan de match pouvait apparaître avisé dans les années immédiatement après 1995, alors que ce parti était encore au pouvoir et que les conditions d’une revanche étaient encore partiellement réunies, il est évident que celui-ci ne tient plus la route en 2014. Il faut tout revoir.
Par ailleurs, l’appauvrissement de la doctrine souverainiste permet aussi d’expliquer l’éparpillement actuel des forces souverainiste. Nous avons en effet vu ces dernières années le clivage politique entre la gauche et la droite, antagonisme politique fondamental dans toutes les sociétés ailleurs en Occident, gagner en importance à l’intérieur même de la grande famille souverainiste. Ainsi peut-on par exemple expliquer la création de Québec solidaire en 2006. Que le PQ n’apparaisse plus aujourd’hui aux yeux de plusieurs souverainistes comme cette grande coalition qu’il fut jadis ne tient pas uniquement dans le manque de direction de cette formation – même si, en sa qualité de vaisseau amiral du camp souverainiste, celle-ci aurait assurément pu faire plus pour contrer cette division, ce qui au demeurant lui aurait probablement permis de recueillir une majorité lors du scrutin de 2012 et éviter la perte de quelques sièges le 7 avril dernier… Si, en 1968, René Lévesque a été en mesure d’amener à travailler ensemble de nombreux gauchistes du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) et les conservateurs du Ralliement national (RN), ce n’est pas seulement en raison de la figure emblématique qu’il symbolisait déjà à cette époque, mais aussi, et plus fondamentalement, en vertu de la clarté de la doctrine qui accompagnait alors le projet souverainiste.
La défaite du 7 avril
On peut voir dans la défaite du 7 avril une confirmation supplémentaire de l’appauvrissement de la doctrine souverainiste et cela d’une double façon.
Premièrement, cette faiblesse se laisse évidemment voir dans le fait que depuis le scrutin général de 1994, on observe à chaque élection un déclin relatif de la place du projet souverainiste dans les plateformes électorales et dans le discours de campagne du PQ. Le choix d’accorder peu de place à cette question, qui représente pourtant la raison d’être même de ce parti, semble tenir à la conviction que l’idée de souveraineté n’est pas « rentable » sur le plan électoral. Autrement dit, pour prendre le pouvoir, il est préférable de mettre de l’avant d’autres enjeux comme l’économie, la santé, les finances publiques, etc. La souveraineté n’ouvrirait pas les portes du pouvoir[1].
Aussi, n’était-il pas si étonnant d’entendre lors de la dernière campagne la direction du PQ déclarer que les Québécois ne sont aujourd’hui pas « prêts » à tenir un référendum, alors même que ce parti a si peu fait ces dernières années pour les y préparer, notamment en parlant clairement et franchement de ce projet politique lors des campagnes électorales. En réalité, c’est bien plutôt les dirigeants de ce parti qui ont montré ces dernières années qu’ils n’étaient pas prêts pour la souveraineté…
Ce serait toutefois une solution trop simple que de penser, comme le suggèrent certains militants, qu’il suffirait d’adopter une approche plus volontariste et déterminée en faveur de l’indépendance pour faire avancer l’idée de pays. Les maigres résultats obtenus par Option nationale (ON) – une formation qui a clairement mis de l’avant l’idée de l’indépendance durant la dernière campagne –, soit un total d’un peu plus de 30 000 voix à l’échelle nationale, ce qui est moins que le nombre d’électeurs d’une seule circonscription, nous rappellent les limites d’une telle approche « courageuse » vers la souveraineté. En vérité, l’effacement du thème de la souveraineté lors de la dernière campagne électorale ne tient pas seulement à un manque de détermination ou de volonté de la part des dirigeants du PQ, mais plus fondamentalement à la doctrine souverainiste elle-même. Si ces derniers ont si peu parlé de souveraineté lors du dernier scrutin, c’est qu’ils n’ont plus une idée claire du sens à donner à ce projet politique. De la clarté procède la détermination. D’une doctrine forte découle un message fort.
Deuxièmement, cet appauvrissement de la doctrine souverainiste a également conduit avec le temps à rendre plus confuse aux yeux des dirigeants du PQ la grande stratégie souverainiste, dont le référendum constitue la pièce maîtresse. Le dernier scrutin a bien montré que l’idée de référendum sert aujourd’hui davantage les intérêts des fédéralistes que ceux des souverainistes. Le réquisitoire lancé par le Parti libéral du Québec (PLQ), sous la forme du « si vous ne voulez pas de référendum, votez pour nous », s’est avéré d’une redoutable efficacité politique, bien plus encore que lors des derniers scrutins généraux où cet argument avait déjà été utilisé. Sa force politique s’explique par l’effet combiné de deux dynamiques opposées.
D’une part, cet appel a contribué à « faire sortir le vote » fédéraliste et ainsi ramené au PLQ de nombreux électeurs qui, autrement, auraient pu être tenté de voter pour d’autres partis, comme la Coalition avenir Québec (CAQ) ou Québec solidaire (QS), ou qui se seraient peut-être abstenus de voter, comme cela fût le cas en 2012. C’est notamment ce dont témoigne la hausse non négligeable du taux de participation par rapport au dernier scrutin, dans les circonscriptions où l’option fédéraliste recueille habituellement ses appuis les plus importants, alors même que le taux de participation à l’échelle nationale a quant à lui reculé d’un peu plus de 3 % (passant de 74,60 % à 71,44 %). Par exemple, le taux de participation dans les circonscriptions de D’Arcy-McGee, de Jacques-Cartier, de Mont-Royal, de Nelligan et de Robert-Balwin a bondi de près de 7 % par rapport à 2012[2]. Cet argument repoussoir a ainsi eu pour effet de consolider le vote autour du seul parti fédéraliste capable de battre les souverainistes, soit le PLQ.
Taux de participation |
|||
Circonscription |
2012 |
2014 |
Variation |
D’Arcy-McGee |
65,82 % |
76,99 % |
+ 11,17 % |
Jacques-Cartier |
76,89 % |
81,18 % |
+ 4,29 % |
Mont-Royal |
62,20 % |
68,03 % |
+ 5,83 % |
Nelligan |
73,21 % |
78,61 % |
+ 5,4 % |
Robert-Baldwin |
69,09 % |
76,99 % |
+ 7,9 % |
Mais d’autre part, l’efficacité d’un tel appel s’explique aussi par la réaction qui est venue du côté du PQ : il n’y aura pas de référendum « tant que les Québécois ne seront pas prêts ». Face à la charge libérale, la direction sortante du PQ a ainsi choisi la retraite. Elle a cherché à tout prix à rassurer ceux qu’un tel épouvantail risquait de repousser en répétant haut et fort qu’il n’y aurait pas de référendum. Cette réponse n’a manifestement pas permis de convaincre ces derniers, parmi lesquels se trouvait certainement un grand nombre d’électeurs qui s’étaient probablement tournés vers cette formation non pas pour son projet souverainiste, mais pour d’autres questions, comme le projet de Charte des valeurs. Mais du même coup, cette réaction a également eu pour effet de rebuter à bon nombre d’électeurs souverainistes favorables à la tenue d’un référendum. Aussi, de nombreux électeurs péquistes sont-ils simplement restés chez eux le 7 avril dernier. C’est ce qu’atteste la baisse du taux de participation de près de 8 % par rapport au scrutin de 2012 dans des circonscriptions où l’option souverainiste recueille normalement d’importants appuis, comme Masson, Joliette, Rimouski, Borduas ou Jonquière[3].
Taux de participation |
|||
Circonscription |
2012 |
2014 |
Variation |
Borduas |
84,43 % |
76,79 % |
-7,64 % |
Joliette |
78,34 % |
69,85 % |
-8,49 % |
Jonquière |
76,13 % |
69,51 % |
-6,62 % |
Masson |
78,17 % |
69,51 % |
-8,66 % |
Rimouski |
75,56 % |
67,27 % |
-8,29 % |
Ainsi, la direction du PQ est-elle placée devant cette difficulté que l’idée de référendum, moyen pourtant incontournable pour accéder à l’indépendance du Québec, apparaît désormais comme un boulet en campagne électorale. C’est un peu comme si celle-ci ne savait plus quoi faire de cette idée de référendum, tout en sachant qu’elle ne peut toutefois s’en débarrasser[4]�. Comment remédier à ce problème ? Est-ce qu’une simple « clarification » serait suffisante pour relancer l’option souverainiste ? On peut en douter. À mes yeux, ce problème est plus sérieux, puisqu’il touche au sens même du projet politique sur lequel doit déboucher cet exercice démocratique. Si la direction du PQ s’est empêtrée dans cette idée de référendum et qu’elle a été incapable de s’en sortir, c’est parce qu’elle ne possède plus une idée claire du projet de souveraineté du Québec. Une stratégie tire toujours sa pertinence politique de la puissance même de la doctrine dont elle sert à la mise en œuvre. Pareillement, une doctrine forte appelle naturellement à une stratégie politique forte.
Revoir la doctrine souverainiste : la voie républicaine
Revoir la doctrine souverainiste doit conduire à redonner un nouveau sens à ce projet politique. À mes yeux, prendre un virage républicain vers la souveraineté permettrait justement de redéfinir complètement l’idée même de faire du Québec un pays et la grande stratégie pour y parvenir.
Cela permettrait par exemple d’investir un nouveau sens au vivre-ensemble, en mettant de l’avant une vision plus collective de la société, à distance de l’approche libérale anglo-saxonne dominante au Canada qui voit dans la société un simple agrégat d’individus ou de communautés ethnoculturelles. On pourrait alors repenser le sens de la citoyenneté autour d’une vision plus active ; les citoyens étant d’un point de vue républicain toujours plus que de simples sujets politiques détenteurs de droits individuels, comme le suggère le modèle libéral. Cela serait l’occasion de réinvestir un nouveau sens aux idéaux de Bien commun, d’intérêt général et de vertu politique, lesquels ont été grandement malmenés ces dernières années au Québec. Cela permettrait aussi de redéfinir notre approche sur l’éducation, afin de rompre avec cette vision libérale qui tend à réduire celle-ci à sa seule visée utilitaire, qui est celle de former de la main-d’œuvre. Car l’éducation doit aussi, et plus fondamentalement, élever à la citoyenneté.
Sur le plan de l’organisation politique, un projet républicain vers la souveraineté porte en lui le potentiel pour satisfaire aux exigences à la fois de ceux qui accordent une grande importance aux questions sociales, que de ceux pour qui les questions identitaires doivent demeurer centrales dans l’idée de faire du Québec un pays. Autrement dit, redéfinir le projet souverainiste autour de l’idéal républicain permettrait de réconcilier une bonne partie de la gauche souverainiste avec une majorité de la droite nationaliste, sans pour autant sacrifier les orientations politiques propres à ces deux tendances au sein de la grande famille souverainiste.
Cet idéal républicain porte également en lui le potentiel pour imaginer une nouvelle relation entre la nation québécoise et les Premières nations par exemple, afin de sortir de ce rapport colonisateur que consacre l’infâme Loi canadienne des Indiens. Cela serait également l’occasion de repenser le lien entre les citoyens et leurs institutions et leur classe politiques, pour surmonter l’état actuel de désenchantement et de désabusement à l’égard de la chose publique. Le modèle républicain permettrait de redéfinir le système de représentation politique, voire le mode de scrutin. Il serait par-dessus tout l’occasion de rompre avec les symboles et les attributs du pouvoir politique fondés sur les principes du monarchisme britannique que nous impose notre appartenance au Canada, héritages d’un passé colonial révolu. Mais ce modèle permettrait aussi bien sûr de refonder la communauté politique autour d’un projet collectif émanant de la volonté populaire, la République libre du Québec.
Revoir cette doctrine à l’aide d’une pensée républicaine permettrait également de parer à la faiblesse de la stratégie souverainiste actuelle. L’un des problèmes avec cette stratégie fondée sur le seul référendum est qu’elle tend à placer le camp souverainiste dans une position d’attente inévitable lorsque la conjoncture politique ne se prête pas à la tenue d’une consultation victorieuse. Ce sont les fameuses « conditions gagnantes » de l’époque de Lucien Bouchard ou « lorsque les Québécois seront prêts », entendu lors de la dernière campagne électorale. Cela est parfaitement compréhensible, puisqu’il serait évidemment suicidaire et irresponsable que d’aller de l’avant avec un référendum s’il est certain d’être perdu.
Mais en fait, le vrai problème n’est pas tellement la position d’attente dans laquelle nous place cette stratégie, que celui de savoir que faire en attendant. Se satisfaire d’être un « bon gouvernement » ? Cela ne semble manifestement plus suffisant pour le camp souverainiste.
Prendre un tournant républicain vers la souveraineté impliquerait d’abord de renouer avec le principe de la « souveraineté populaire ». La voix du peuple ne saurait se laisser uniquement entendre une fois tous les quatre ans ou à l’occasion de rares référendums, puisque sur de nombreuses questions, notamment celles touchant les grandes orientations de la société, celle-ci doit pouvoir s’exprimer. Concrètement, cela passerait par mettre de l’avant la pertinence et l’urgence pour le peuple québécois d’exercer dès maintenant son pouvoir constituant en se donnant une constitution québécoise qui aurait préséance sur la canadienne[5].
Une constitution, c’est en quelque sorte la « colonne vertébrale » d’une nation. Elle est ce qui procure à une communauté politique sa cohérence structurelle interne et externe, mais aussi ce qui fournit à l’ensemble de ses institutions politiques leur légitimité et leur bien-fondé en droit. Elle n’est pas seulement ce qui vient parachever une œuvre politique, un document sur lequel les dirigeants apposent leur signature, puisqu’elle est bien plutôt, en tant qu’elle émane du peuple, les fondations mêmes sur lesquelles s’érige cette œuvre collective.
Or, le peuple québécois est aujourd’hui soumis à un ordre constitutionnel qui lui a été imposé à la suite du rapatriement unilatéral de la constitution canadienne, lequel consacre le principe monarchique qui refuse de reconnaître la nation québécoise et qui nie le principe de la souveraineté du peuple. Le peuple québécois n’a jamais été consulté ni au moment de la rédaction de cette constitution ni au moment de son adoption. Et tous les gouvernements qui se sont succédé à Québec depuis 32 ans, souverainistes comme fédéralistes, ont toujours refusé d’approuver formellement la Loi constitutionnelle de 1982. Une situation exceptionnelle, dont on ne trouve aucun autre exemple sur la planète.
Ainsi, dans une perspective républicaine, le projet souverainiste devrait-il s’offrir comme une réponse à la fois à la question du « statut politique » du Québec – question que le référendum doit servir à trancher –, et à celle de l’« état d’indétermination institutionnelle » dans lequel se trouve celui-ci depuis 1982. Revoir la doctrine souverainiste sur la base d’une approche républicaine impliquerait donc de replacer la question du statut politique dans la perspective plus large d’une démarche constituante. Cette question pourrait alors apparaître non pas comme un objectif autonome, mais comme un aspect, un élément d’une démarche plus large, même s’il s’agit d’un élément évidemment central. Le projet souverainiste apparaîtrait alors comme un processus collectif de reprise en main par le peuple québécois de ses institutions politiques et de son destin national comme communauté politique. Cela permettrait au camp souverainiste de parer à cette impression aujourd’hui forte dans la population en général que celui-ci n’a rien d’autre à offrir pour nous rapprocher du pays que l’éventuelle organisation lointaine d’un référendum, si les conditions s’y prêtent un jour…
Conclusion
Je suis persuadé que cette voie républicaine permettrait de redonner un nouveau sens au projet souverainiste qui serait davantage en adéquation avec les aspirations du peuple québécois d’aujourd’hui, que le modèle actuellement défendu par le PQ et sa direction sortante. Reconnecter le projet souverainiste avec le principe de la souveraineté populaire, en mettant ainsi le peuple au centre de ce projet politique, serait certainement plus conforme à une certaine vision de la société et du pouvoir politique bien ancrée chez les Québécois, qui tend déjà vers un certain républicanisme[6].
[1] On notera également que cette dissimulation de l’option souverainiste dans le discours électoral de ce parti s’accompagne également de l’effacement de toute critique du régime canadien, de tout discours qui remettrait en cause les structures de pouvoir au Canada.
[2] Ces données sont tirées du portail du Directeur général des élections du Québec : http://monvote.qc.ca/fr/documents/participation-estimation-2012.pdf (page consultée le 24 avril 2014) et http://monvote.qc.ca/fr/taux_participation.asp (page consultée le 24 avril 2014). Pour une analyse plus poussée de ce phénomène, voir l’article d’Alec Castonguay paru dans son blogue politique hébergé sur le site de L’Actualité, « Analyse des résultats électoraux : les péquistes à la maison, les fédéralistes motivés », 17 avril 2014 : http://www.lactualite.com/actualites/politique/analyse-des-resultats-electoraux-les-pequistes-a-la-maison-les-federalistes-motives/; page consultée le 25 avril 2014. On notera certains écarts entre les données fournies dans cet article et celles disponibles sur le site du Directeur général des élections, dont je ne m’explique pas la raison.
[3] Références : http://monvote.qc.ca/fr/documents/participation-estimation-2012.pdf (page consultée le 24 avril 2014) et http://monvote.qc.ca/fr/taux_participation.asp (page consultée le 24 avril 2014).
[4] N’est-ce pas par ailleurs désespérant de voir à quel point l’idée d’une simple consultation populaire peut produire un tel effet repoussant chez de nombreux Québécois ? Alors même que de nombreux peuples sur la planète se sont battus et continuent de se battre – comme les Catalans – pour pouvoir avoir l’occasion de se prononcer collectivement sur la question la plus importante pour tout peuple, qui est celle de son statut politique, cet exercice apparaît chez certains de nos concitoyens comme quelque chose dont on doit se tenir éloigné…
[5]Voir mon article, « Pour un tournant républicain vers la souveraineté », L’Action nationale, Mars 2014, vol. CIV, no 3, p. 25 à 40.
[6] Au sujet du républicanisme des Québécois, voir mon essai Précis républicain à l’usage des Québécois (Montréal, Fides, 2014).