Revue L’Inconvénient, no 91, hiver 2023
L’âge des identités
Dans son dernier numéro d’hiver 2022-2023, la revue L’Inconvénient consacre son dossier à « l’âge des identités », où l’on retrouve une collection de collaborateurs qui réfléchissent sur la question de l’identité dans l’espace public. Voulant faire preuve de modération et de nuance, les auteurs apportent des critiques réelles sur les wokes et leurs causes qui font de plus en plus de bruit. Le camp opposé, soit celui des nationalistes conservateurs, reçoit aussi sa part de commentaires.
L’éditorial d’Alain Roy donne le ton dès le départ, en dénonçant les « guerres culturelles ouvertes » qui auraient lieu entre la gauche et la droite, entretenant ainsi un climat « polémique » dans lequel il deviendrait difficile de parler d’identité par une « réflexion nuancée ». Voulant faire une psychologie du colonisé à partir d’Albert Memmi, Alain Roy critique une « surpolitisation de l’existence » où la lutte politique réduit la vie à un combat et à une « réduction identitaire ». Le dossier de la revue suivra une ligne similaire, faisant le portrait d’un débat public pris entre deux camps stériles, également condamnables.
Comme premier texte du dossier, l’écrivain Mauricio Segura, Québécois d’origine chilienne, donne « 9 commentaires sur l’identité collective », éclairant sa réflexion par son propre parcours. Il se demande ouvertement « Comment se fait-il que nous soyons passés d’un paradigme politique centré sur la matérialité à un autre axé sur la symbolique ? ». Étrange question, dans la mesure où la politique implique toujours une gestion des symboles. Il est vrai que les années politiques précédant les luttes identitaires axaient beaucoup leur attention sur le niveau de vie, la création de richesse et la redistribution. Nous devions passer des grands chefs d’État et des grandes idéologies à la gestion à la petite semaine des experts-comptables. Force est de constater que les choses ont bien changé, comme le remarque l’auteur. Ce dernier croit trouver la source de ces changements dans l’atomisation de la société et une panoplie de phénomènes qui causeraient un durcissement des positions.
Le professeur de littérature Arnaud Bernadet est le premier dans la revue à lancer une charge contre Mathieu Bock-Côté et le nationalisme conservateur, qui seront une cible favorite pour le reste des auteurs. Critiquant d’abord les excès d’un antiracisme, Bernadet s’en prend rapidement lui-même à « l’homme blanc », soit « celui qui s’est rendu coupable d’avoir si longtemps assuré son hégémonie sur tous les continents, peuples et cultures du globe ». Pour lui, les Mathieu Bock-Côté de ce monde sont des essentialistes de l’identité qui font « un rejet panique du métèque ». L’auteur n’essaie aucunement de démontrer son point de vue, comme si la xénophobie de l’homme visé était proverbiale. Sans surprise, il oppose à ce camp le « décolonialisme », qui cherche à décoloniser à outrance chaque sphère de la vie en société. Bernadet remarque que ce décolonialisme évite de « contester le cadre néolibéral », soutenant parfois même ce régime dans ses différents combats. Bien qu’il constate que la couleur de peau puisse jouer dans les inégalités sociales, il évite d’adhérer à « l’évangile EDI ».
Martine Béland, quant à elle, s’interroge sur son identité, au croisement entre le Québec, l’Ontario français, la France et l’Acadie. Elle montre combien il devient difficile d’avoir une identité à soi lorsqu’on n’appartient pas entièrement à une communauté en particulier. Toute sa vie, l’auteure a été qualifiée d’épithètes qui ne correspondaient pas à ce qu’elle ressentait être. Au Québec, ses camarades de classe la voyaient comme une anglophone, alors qu’en Bavière elle était prise pour une Française. À la lecture du texte, on comprend qu’encore aujourd’hui, son identité ne va pas de soi.
C’est dans le texte d’Alain Deneault qu’on retrouve l’attaque la plus frontale à l’égard des « identitaires ». Insistant sur son idée que les Québécois seraient des « colons » plutôt que des colonisés, Deneault s’en prend aux « atrabilaires péquistes vieillissants, souvent devenus caquistes foncés » et aux « liquidateurs de tout référent ». L’auteur aurait trouvé quelque chose qui réunirait ces deux groupes, affirmant que « Le management et le marketing des multinationales industrielles et financières ne peinent nullement à les assimiler. » Se voulant plus fin en faisant l’insolent, Alain Deneault est dans les faits aussi prévisible que n’importe quel autre auteur de la gauche anticapitaliste. Combien de fois entend-on cette réduction sans fin à la lutte contre le néolibéralisme ? Nous y reviendrons. Sans que l’on comprenne tellement le rapport dans la réflexion malgré son importance évidente, Deneault parle des bouleversements écologiques pour développer sa pensée sur l’identité. Il affirme également que les Québécois doivent passer par « les reconnaissances des torts commis par les eurodescendants envers les peuples d’origine », se gardant bien de faire les distinctions nécessaires, en appelant à « engager des liens d’ouverture avec les communautés d’origine », répétant ainsi la doxa diversitaire qu’il aime tant dénoncer.
Patrice Lessard, de son côté, nous offre le texte le plus caricatural, agitant l’épouvantail de « l’extrême droite » québécoise et affirmant que « l’identité nationale est un vieux malentendu qu’il est impérieux de lever. » Empathique, ce professeur « souffre de voir [s]es étudiants, majoritairement issus de l’immigration, se faire insulter chaque jour dans les médias, se faire crier qu’ils ne sont pas nous, qu’ils sont les autres. » Il nous laisse ici un texte parmi d’autres dans la collection des médiocrités antinationalistes.
Pour clore ce dossier, Mathieu Bélisle décrit « l’ère du ressentiment » qui caractériserait notre époque. Partant sa réflexion sur l’œuvre de Dostoïevski, l’auteur fait un parallèle entre l’homme des Carnets du sous-sol et l’homme contemporain. Selon lui, « Ses monologues paranoïaques présentent l’expression la plus juste en même temps que la plus désespérée du drame qui frappe l’individu contemporain : la honte de ne pas “être” assez. » Ainsi, la « maladie de la comparaison » qui frapperait nos contemporains, qui comparent sans cesse leur propre vie avec celle des autres via les réseaux sociaux, engendrerait des frustrations multiples. Dans sa souffrance, l’homme du sous-sol, nous dit Bélisle, deviendrait plus facilement offensé par le moindre mot ou geste qui pourrait potentiellement l’humilier. Selon lui, cet homme du ressentiment se trouve dans les deux camps qui s’affrontent :
Il s’est fait une spécialité de trouver des coupables, qui sont systématiquement ceux de l’autre « camp » – la gauche ou la droite, les wokes ou les conservateurs, les minorités ou la majorité, etc.
L’auteur dénonce la simplification à outrance et les doigts accusateurs, qui alimenteraient ce climat de ressentiment. Pour lui, la démocratie libérale engendre des frustrations en raison de l’écart qui résulte entre l’idéal d’égalité et celui de liberté. « On ne peut pas, en effet, dit-il, à la fois aspirer à l’égalité du plus grand nombre (la démocratie) et récompenser le mérite individuel (le libéralisme) sans nourrir de terribles contradictions. » La déception qui résulterait de cet écart serait à la source des frustrations de notre époque. L’extrémisme apporterait une réponse aux frustrations de chacun devant les idéaux non réalisés de la démocratie libérale. Le ressentiment se tournerait ainsi « vers cet Autre dont la présence se révèle soudain problématique. » Et qui encouragerait ce rejet de l’Autre avec un grand A ? Bien entendu, il s’agit de Mathieu Bock-Côté et d’Emilie Nicolas, ces « entrepreneurs en ressentiment ». Et quelle réponse peut-on donner à cette montée aux extrêmes ? Mathieu Bélisle nous dit que « Pour éviter cette dérive, je crois qu’il faut injecter dans le discours des doses massives de bonne foi et de bonne volonté », en s’adressant à « une autre foule, discrète et qui hésite à se faire entendre », qui se situerait en dehors des camps conservateurs ou wokes. Ce rassemblement du camp des modérés parviendrait ainsi à nous délivrer des tensions extrémistes de nos temps présents. « Il en va de la suite du monde », conclut l’auteur. Difficile de savoir où se situe cette « foule discrète » et en quoi Mathieu Bélisle viendrait la délivrer de l’obscurantisme, mais nous laissons l’auteur à ses songeries.
En somme, le dossier de la revue L’Inconvénient ne nous apprend pas réellement grand-chose sur l’identité. Les réflexions de fond sont trop souvent escamotées au profit de postures mondaines qui permettent de bien paraître à l’antenne de Radio-Canada. Toujours le même schéma de la « tenaille identitaire » se répète : il y aurait d’un côté les wokes, de l’autre les conservateurs, tournés dos à dos, et qui seraient les deux faces d’une même pièce. Jamais n’apporte-t-on une analyse de fond sur le wokisme, la cancel culture et le racialisme, qui sont bien plus dangereux qu’un chroniqueur conservateur qui n’a jamais appelé à l’annulation de conférences ou d’événements et qui ne prétend pas rénover l’entièreté du vocabulaire pour sa cause. Si les contributeurs de L’Inconvénient pensaient perpétuer une tradition de nuances et de profondeur en ficelant ce dossier, ils nous ont au contraire prouvé que la revue perdait de sa substance pour devenir une vitrine bien-pensante parmi d’autres. C’est bien dommage, mais nous nous en remettrons.
Philippe Lorange
Étudiant à la maîtrise en sociologie – UQAM