Printemps 2014 - La destruction de l'environnement éditorial
Au moment d’écrire ces lignes, le Québec est encore invité à spéculer sur la date de la prochaine campagne électorale. Entre austérité et prospérité, les discours vont tenter de faire balancer nos cœurs et peut-être un peu aussi, notre raison. Le but : tenter de conquérir le pouvoir provincial, c’est-à-dire accéder aux leviers qui permettent de gérer la province avec les moyens que le Canada lui laisse. Dans ce contexte, il est fort peu probable que les débats se charpentent sur un portrait global de notre situation nationale. Rien là de bien nouveau, cela fait déjà deux décennies que la rhétorique sert à faire tourner les machines à boucane.
Il sera bien difficile dans ces circonstances prévisibles d’imposer des enjeux aussi abstraits que ceux que soulève la réforme fédérale du soutien aux revues savantes et à la diffusion de la recherche. Et pourtant, il y a là des risques graves de marginalisation, voire de démantèlement de l’appareil éditorial scientifique québécois. Ottawa s’organise et procède à la hussarde, comme il semble en prendre l’habitude dès lors qu’il est question de recherche scientifique. Sous le prétexte que les fonds publics soutiennent les chercheurs pour qu’ils produisent des résultats, le gouvernement fédéral exigera sous peu que ceux-ci soient disponibles gratuitement « en libre accès » à tous les lecteurs intéressés. Les revues auront le fardeau de tarifer les auteurs dont le budget de publication devra désormais être intégré à la subvention de recherche.
Autrement dit, non seulement ce sera la fin du subventionnement des revues savantes par les trois conseils de recherche fédéraux, mais il sera aussi désormais impossible pour ces revues d’être vendues par abonnement. À première vue, la formule semble généreuse, mais c’est une illusion. D’une part, le renversement du circuit qui fait désormais transiter l’argent par la subvention du chercheur plutôt que par le catalogue d’abonnés, va engraisser une structure bureaucratique supplémentaire et détruire un arrangement éditorial patiemment élaboré par un Québec inventif et mobilisé sur des solutions adaptées à sa réalité. D’autre part, le système éditorial bascule vers des structures de plus en plus imbriquées à un système centré sur des considérations commerciales.
Se moulant aux solutions dominantes aux États-Unis, en Angleterre et en Australie, les propositions fédérales composent avec le fait que la recherche qui se fait en anglais au Canada est déjà si intégrée aux grands réseaux de diffusion qui dominent le monde anglo-saxon qu’il est pour ainsi dire impossible de lui reconnaître une identité propre. Les chercheurs, leurs revues, leurs institutions ne se sont pas donné les organes, y compris un portail unique de diffusion, véritablement national. Par ailleurs, lorsque des revues savantes canadiennes disparaîtront à la suite de la réforme envisagée par Ottawa, les chercheurs canadiens continueront à pouvoir publier en anglais.
La situation au Québec est tout à fait différente. D’une part, nos revues et nos universités se sont donné un portail de diffusion unique, Érudit, qui est déjà presque entièrement en libre accès, mais qui est fondé sur un système d’abonnement institutionnel payant. Par ailleurs, nos revues ne sont pas, sauf rarissimes exceptions, appuyées par des fondations qui peuvent les financer ; comme elles sont le plus souvent des organes non seulement de diffusion, mais aussi de stimulation de la recherche, il est impensable de faire payer les auteurs pour être publiés lorsque ce sont elles qui sollicitent les articles. La réforme envisagée détruira une écologie de la diffusion de la recherche fondée sur le système d’abonnement payant. Cela privera les chercheurs québécois de la plus grande partie des possibilités de publier au Québec dans des revues québécoises puisqu’une grande partie d’entre elles disparaîtront et que les autres pourront exiger des auteurs des frais considérables pour les publier. Cela accentuera la tendance, déjà déplorable, à la publication en anglais. Ironie suprême, la communauté des lecteurs québécois sera ainsi plus loin qu’aujourd’hui des résultats de la recherche sur le Québec et à la merci de l’intérêt que des revues étrangères daigneront bien lui accorder.
Cette réforme s’inscrit dans une tendance malsaine consistant à redéployer les institutions publiques de manière à les imbriquer dans les grands conglomérats privés qui s’accaparent un contrôle de plus en plus fort sur la diffusion des connaissances et, de là, sur leur utilisation à des fins de profits et d’usages privés. Charles-Xavier Durand, dans La formation des monopoles du savoir a déjà fourni une analyse vraiment prémonitoire à propos de cette tendance. Avec les propositions fédérales, les perspectives de profits font d’ores et déjà saliver les entreprises qui auront un intérêt plus grand à acquérir et privatiser les revues, et qui pourront, en outre, vendre des services d’indexation, de repérage, etc. aux bibliothèques et centres de recherche. Et tout cela, évidemment, sera fondé sur des systèmes conçus en anglais. Déjà, plusieurs bibliothécaires universitaires recommandent d’utiliser des mots-clés anglais pour obtenir davantage de résultats lorsqu’on interroge les moteurs de recherche. Les multinationales des services connexes à la recherche ne fonctionnent pas autrement qu’en anglais, du moins pour les indexations les plus fines, et c’est bien ce qui marginalisera encore la recherche publiée en d’autres langues, y compris le français. Peu soucieux de protéger un environnement de recherche national en anglais qui n’existe pas, Ottawa ne se préoccupe pas de veiller au maintien de celui qui existe au Québec et qui affiche, sur la scène internationale, son identité propre.
Pendant que les Québécois débattront des enjeux provinciaux, le gouvernement d’Ottawa continuera d’avancer à pas feutrés afin de raffermir son emprise et d’imposer ses conceptions sur ce que doit être la diffusion en français des connaissances produites par les chercheurs du Québec. Il aura la partie d’autant plus facile que la politique provinciale reste totalement satellisée en matière de sciences et de financement de la recherche.
Le Québec a depuis longtemps intériorisé les contraintes canadiennes et déployé ses propres instances en complément de celles d’Ottawa à qui il laisse le champ libre pour la définition des priorités et des orientations. Ainsi en est-il encore, hélas, de la nouvelle politique québécoise de la recherche et de l’innovation qui ne remet rien en question de l’architecture du système de l’organisation de la recherche. On veut bien lui reconnaître une ingéniosité certaine à tenter de s’en accommoder, mais cela reste de la dépendance, cela continue une logique de l’hétéronomie à laquelle la communauté scientifique et les universités souscrivent avec un mélange de résignation et de consentement aliéné. Il est loin le temps où des savants réputés revendiquaient la création d’une Académie québécoise des sciences pour donner un horizon à la culture scientifique.
Les enjeux scientifiques n’auront guère de place dans la campagne provinciale qui s’annonce. Et ce sera, une fois de plus, dommage et irresponsable. Pendant que la politique politicienne occupera le devant de la scène, le travail de deux générations de scientifiques et d’agents institutionnels de diffusion de la science passera à la trappe. La recherche québécoise sera appelée à se calquer encore davantage sur une logique institutionnelle qui donnera un peu plus de profondeur à la logique de l’assimilation, à ruiner la différence québécoise. La destruction de l’environnement éditorial de la recherche québécoise ne fera pas les manchettes. Les chercheurs québécois seront seulement déportés dans des pratiques étrangères. Et il s’en trouvera encore pour dire que c’est là exagérer. Il s’en trouvera encore pour faire la statistique des miettes et l’apologie des retombées.
Il reste encore à espérer que des voix s’élèvent.