- Numéros publiés en 2018
- Octobre 2018
- Jean-François Thibault
Mémoire de la déportation acadienne et justice historique
Nous sommes actuellement engagés dans une grande et noble entreprise consistant à expulser les Français neutres hors de la province… Si nous y parvenons, il s’agira d’un des plus grands exploits jamais accomplis par les Anglais en Amérique1.
À l’instar d’autres injustices historiques ayant récemment fait l’objet de diverses formes de restitution, de réparation ou de repentance, la Déportation décidée par la Couronne britannique et subie par les populations acadiennes entre 1755 et 1763 appartient-elle à cette catégorie de fautes, de torts ou de préjudices commis dans le passé, mais exigeant aujourd’hui de faire amende honorable ?
Bien que la réponse ne fasse apparemment pas de doute – surtout si l’on suppose que le fait d’avoir « été victime » donne certains droits, dont ceux de « se plaindre, de protester, et de réclamer2 » –, l’interrogation morale est vraisemblablement plus complexe qu’il n’y paraît. Après tout, les victimes de cette déportation sont aujourd’hui décédées depuis bien longtemps et si l’on peut certes avancer l’hypothèse que les descendants de cette population acadienne subissent toujours – en tant que membres d’une société continue dont les liens avec les victimes décédées sont spéciaux – « les répercussions et les effets de ce drame3 », l’argumentation demeurera moralement insatisfaisante si l’on s’en tient aux seules conséquences du point de vue de ceux qui vivent ici et maintenant. Cela signifierait en effet que nous ne devrions rien à ces victimes décédées puisqu’elles ne pourraient pas plus être affectées par des événements postérieurs à leur décès, qu’avoir un réel impact sur ces événements. En somme les morts n’existent plus avec comme principale conséquence qu’en tant que porteurs de droits ayant autrefois existés, ils peuvent difficilement se plaindre aujourd’hui et encore moins reconnaître que justice a été rendue.
Resteraient donc les descendants de ces victimes qui, s’ils n’ont pas été directement touchés par le drame, entendent peut-être toujours « les appels4 » de leurs ancêtres et en subissent possiblement encore les répercussions et les effets. En toute logique, l’enjeu consistera alors à déterminer si la situation de ces victimes indirectes est aujourd’hui pire que celle qui aurait été la leur si de tels événements ne s’étaient pas produits. Le cas échéant, il s’agirait de trouver une façon de rectifier la situation. Pour plusieurs l’enjeu consisterait alors essentiellement à statuer d’abord sur les titres de propriété existant au moment de la Déportation, à estimer ensuite la valeur actuelle de ce qui aurait alors été injustement acquis suite à la Déportation et, enfin, à rectifier la situation en espérant réparer du même coup l’injustice.
Pourtant, et au-delà des diverses difficultés que soulèverait vraisemblablement une telle démarche transhistorique et intergénérationnelle dans le cas de la déportation des populations acadiennes du milieu du 18e siècle, ne risquerions-nous pas en nous engageant dans une telle voie de passer à côté du problème moral à proprement parler ? Un problème qui consiste, au fond, à répondre au fait que des personnes aujourd’hui décédées furent alors victimes de fautes, de torts ou de préjudices ? C’est ce paradoxe soulevé par l’idée de justice historique que cherche à dépasser la notion de « réparation symbolique » dont l’objectif consiste notamment à rétablir un équilibre moral entre les parties impliquées. C’est l’esprit de cette notion et par conséquent des demandes exprimées en mémoire des victimes passées de la Déportation qui retiendra mon attention dans cet essai.
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Considérons le cas de la Proclamation royale signée par la gouverneure générale Adrienne Clarkson en décembre 2003 et désignant le 28 juillet « Journée de commémoration du Grand Dérangement5 ». Selon la lettre de la Proclamation, la Couronne britannique reconnaît avoir « pris la décision de déporter les Acadiens ». Elle reconnaît en outre que cette décision « a eu des conséquences tragiques » ainsi que « les épreuves et souffrances » que celle-ci a entraînées pour « plusieurs milliers d’Acadiens ». À première vue, il s’agit là selon l’expression utilisée par le président de la Société nationale de l’Acadie, Euclide Chiasson, d’une « grande victoire ». Mais, est-ce le cas ? La proclamation est-elle véritablement satisfaisante sur le plan moral ? Fait-elle sincèrement amende honorable quant aux fautes, aux torts et aux préjudices subis par les populations acadiennes entre 1755 et 1763 ? Je ne le pense pas !
Continuons notre lecture de la Proclamation. L’objectif visé par la reconnaissance de ces « faits historiques » consiste, précise le document, à permettre aux Acadiens de « tourner la page sur cette période sombre de leur histoire ». De leur histoire ! Mais, ne serions-nous pas autorisés à penser qu’il s’agit également de l’histoire de la Couronne britannique ? Et, entre les populations acadiennes habitant la Nouvelle-Écosse au milieu du XVIIIe siècle et la Couronne britannique qui acquiert ce territoire dans le cadre du traité d’Utrecht de 1713 mettant fin à la guerre de Succession d’Espagne, n’est-ce pas vraisemblablement une histoire commune que la Déportation devrait raconter ?
Pourtant, grâce à cet adjectif possessif qui fait littéralement basculer le reste de la Proclamation, le fardeau des épreuves et des souffrances liées à « cette période sombre » se trouve ici indiscutablement rejeté sur les seules épaules acadiennes. Dès lors, faut-il véritablement se surprendre de constater que la Proclamation ajoute ensuite que cette reconnaissance quant aux faits proprement dits n’implique cependant pas l’admission d’une quelconque « responsabilité juridique ou financière de la part de la Couronne du chef du Canada et des provinces » pas plus qu’elle n’implique qu’un « quelconque droit » ou qu’une « quelconque obligation » en découle ?
Dans ces circonstances, et au-delà de l’interprétation qu’il convient de donner à l’expression « Couronne du chef du Canada et des provinces », même si la reine d’Angleterre, Elizabeth II, avait décidé de venir elle-même lire la Proclamation en 2005, sur le plan moral cela ne changerait absolument rien à la situation. En effet, l’objectif d’amende honorable que l’on pouvait raisonnablement espérer d’une telle Proclamation demeure en deçà des attentes morales que l’on pouvait légitimement escompter qu’une telle démarche satisferait. Ici, la Proclamation n’exprime pas et ne reflète pas une attitude morale. Pour cette raison, elle satisfait une partie seulement – celle portant sur la reconnaissance des faits – de la réponse qui était demandée et attendue suite à la violence de la Déportation et à l’humiliation consécutive que les populations acadiennes ont subies.
En négligeant d’admettre une quelconque responsabilité et en omettant de s’excuser comme cela est fréquemment fait dans ce genre de démarche réparatrice, la Couronne fait finalement bien peu de cas des motivations morales qui devaient justifier une telle Proclamation. D’autant plus que, sauf de rares exceptions, c’est une telle réparation symbolique portant sur la « reconnaissance » des responsabilités et des obligations qui en découlent quant aux fautes, aux torts et aux préjudices dont furent victimes leurs ancêtres que recherchent aujourd’hui les descendants de ces victimes décédées et non pas de quelconques compensations financières, règlements judiciaires ou restitutions des biens. Dès lors, en refusant de faire de telles excuses et d’exprimer ses sincères regrets, la Couronne britannique refuse en pratique d’admettre publiquement que de tels actes aient été moralement condamnables.
Ne perdons pas de vue que les événements dont il est question furent régulièrement l’objet de discussions dès 1708. En effet, le plan de reconquête du Canada français que propose alors Samuel Vetch au gouvernement britannique – un plan que ce dernier adoptera finalement – prévoyait l’expulsion des populations acadiennes et leur remplacement par des colons protestants6. Ce sont vraisemblablement des raisons stratégiques – notamment celle consistant à assurer la survie des troupes britanniques grâce à l’expérience sur le terrain qu’avaient acquise les populations acadiennes, mais que d’autres colons ne possédaient pas et celle consistant à limiter la participation des populations acadiennes au développement des colonies françaises – qui retarderont l’application d’un tel plan ; lequel n’était d’ailleurs pas totalement exceptionnel à l’époque puisque la Couronne avait procédé à la déportation des populations espagnoles lors de la conquête de la Jamaïque en 1655 et qu’elle allait de nouveau utiliser la même méthode contre la population Garifuna de l’île Saint-Vincent en 1796. C’est un plan d’expulsion semblable, mais élaboré dans ses moindres détails cette fois par l’arpenteur Charles Morris, qui est finalement présenté à l’été 1754 au nouveau lieutenant-gouverneur, Charles Lawrence, ainsi qu’au Conseil de la Nouvelle-Écosse que préside ce dernier et dont Morris est lui-même membre7.
Les plans arrêtés au plus tard à la fin de l’année 17548, Lawrence enclenche la procédure et profite finalement de ce qu’un groupe de délégués du bassin des Mines se présente devant le Conseil de la Nouvelle-Écosse le 3 juillet 1755 en lien avec la confiscation de leurs armes et de leurs bateaux au début du mois de juin pour exiger un nouveau serment d’allégeance sans aucune exception cette fois. Après délibérations, Lawrence refusera le lendemain le droit à certains délégués du bassin des Mines de revenir sur leur décision et de prêter un serment inconditionnel en avançant que le serment ne serait pas « sincère », mais le « résultat de nos exigences et menaces9 ». Lawrence les emprisonne donc et convoque de nouveaux délégués. Il les avise à leur tour, le 25 juillet, qu’ils doivent prêter serment sans condition ou « quitter leurs terres ». La situation en Amérique du Nord est telle, précisera Lawrence, qu’« aucun délai » ne sera cette fois admis et que s’ils ne « veulent pas devenir sujets » de la Couronne britannique « ils ne pourront rester10 ». À nouveau, les délégués refusent de prêter un tel serment qui les aurait contraints à abandonner leur neutralité, mais ils insistent néanmoins pour renouveler un serment de fidélité à la Couronne britannique.
Le refus servira cette fois de prétexte au Conseil de la Nouvelle-Écosse qui annonce le 28 juillet 1755 que, suite à une décision prise précédemment, le Conseil entend maintenant procéder à l’expulsion des populations acadiennes et à l’expropriation de leurs terres. Les directives de Lawrence aux officiers chargés des opérations leur sont transmises fin juillet et début août 1755 et dans une lettre du 11 août 1755 adressée aux autres gouverneurs des colonies anglaises du continent, Lawrence expose la situation et requiert leur collaboration qui consistera à recevoir les déportés et à les disperser de manière à leur interdire de reconstituer une communauté11. Ainsi, malgré la lettre adressée le 13 août 1755 par le Secrétaire d’État responsable des Affaires nord-américaines, Sir Thomas Robinson, qui suggère à Lawrence d’user de la « plus grande prudence dans sa conduite » face aux populations acadiennes et « de rassurer ceux qui sont dignes de confiance, spécialement s’ils acceptent de prêter le serment d’allégeance, qu’ils conserveront la possession de leurs terres12 », le travail était bel et bien déjà commencé. Ce n’est que le 18 octobre 1755 que Lawrence fera finalement rapport du « fait accompli13 » au Bureau du commerce britannique (Board of Trade), c’est-à-dire alors même que quelque 7 000 Acadiens sont déjà rassemblés et embarqués sur les bateaux pour être expulsés et dispersés. 2 000 à 3 000 autres le seront jusqu’en décembre 1762. En tout, les événements entourant la Déportation provoqueront directement ou indirectement la mort de milliers d’Acadiens14.
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Au-delà des faits, et sans doute plus fondamentalement du point de vue d’une interrogation sur les responsabilités et les obligations qui découlent des fautes, des torts et des préjudices causés par la Déportation, l’important tient moins aux circonstances elles-mêmes – et notamment au mélange de mauvaise foi, d’illégalité, de manipulation et d’opportunisme qui entoure l’action des principaux responsables coloniaux, en Nouvelle-Écosse comme au Massachusetts d’ailleurs – qu’au fait que ces victimes passées étaient moralement porteuses de « projets orientés vers le futur ». Ainsi l’on peut raisonnablement présumer que leur souhait consistait à voir ces projets réalisés et que cette réalisation posthume avait une « grande importance pour le bien-être des personnes de leur vivant15 ». Pour une part significative, ces projets reposaient sur les promesses mutuelles qui avaient été faites et sur les obligations qui avaient alors été contractées, tant par les populations acadiennes en tant qu’elles formaient selon toute vraisemblance une société distincte bénéficiant « de droits politiques importants16 » et qui, depuis le traité d’Utrecht, devaient être considérés comme des sujets de la Couronne17, que par la Couronne britannique elle-même.
Les populations acadiennes avaient en effet prêté divers serments d’allégeance depuis le milieu du XVIIe siècle18. En 1730, le gouverneur de la Nouvelle-Écosse, Richard Philipps, fait renouveler le serment d’allégeance tout en acceptant par ailleurs de reconnaître, verbalement, la neutralité des populations acadiennes que ceux-ci avaient exprimée pour la première fois en 1717 et qui sera implicitement admise à partir de ce moment. De plus, dans une lettre du 23 juillet 1713 adressée au général Francis Nicholson, la reine Anne d’Angleterre accordait aux populations acadiennes qui le souhaitaient la possibilité de rester et le bénéfice de jouir de leurs terres, de leurs biens et de la libre pratique de leur religion, ce que le duc de Newcastle, parlant au nom du roi, confirmera encore en mai 1747. Notons enfin qu’en réponse aux inquiétudes des délégués de la population acadienne à qui l’on demandait un nouveau serment d’allégeance inconditionnel, le gouverneur Edward Cornwallis insistera en septembre 1749 pour préciser que ceux qui avaient pris la décision de rester en 1713 étaient depuis « indubitablement » devenus sujets de la Couronne britannique « sur le même pied que les autres sujets catholiques » et qu’il n’est donc pas question pour ces populations acadiennes d’avoir maintenant la « liberté de choisir ou non19 ».
Ainsi, dès 1713 les Acadiens doivent être considérés par les autorités de la Nouvelle-Écosse comme sujets de la Couronne britannique. Dans ces circonstances, il n’est certainement pas déraisonnable de considérer ces serments comme des promesses ayant force morale et imposant aux parties des devoirs et des responsabilités dans le temps20. Devoirs et responsabilités que, dans l’ensemble, les Acadiens auront respectés21, mais que les autorités britanniques n’ont quant à elles vraisemblablement pas satisfaits en prenant la décision de systématiquement les déporter à partir de l’été 1755.
Ainsi doit se comprendre l’obligation morale qu’a la Couronne britannique non seulement de reconnaître le caractère tragique des événements, cela va de soi, mais également sa responsabilité morale directe sans tenter de la limiter par des subtilités rhétoriques. Ici l’accord de principe donné par la Couronne britannique à l’idée d’une expulsion des populations acadiennes et l’ambiguïté des injonctions à la prudence alors formulées ont en quelque sorte fonctionné comme une « permission tacite » et peuvent raisonnablement être interprétés comme une forme de sanction institutionnelle22. Qu’aucun blâme n’ait été fait à Lawrence et qu’il ait même été nommé gouverneur de la Nouvelle-Écosse en 1756 ne vient que confirmer la responsabilité de la Couronne britannique dont il était un représentant officiel. De la même manière, lorsque le deuxième Earl d’Halifax, alors président du Bureau de commerce, écrit dans une lettre adressée au roi George II en décembre 1759 qu’il est très satisfait du travail de repeuplement effectué par Lawrence en Nouvelle-Écosse et que « cela dépasse ses attentes23 », c’est encore la responsabilité de la Couronne britannique qui apparaît renforcée.
C’est cette responsabilité morale que la Reine24 devrait reconnaître en exprimant son mea culpa et son repentir pour avoir tacitement – mais vraisemblablement en toute connaissance de cause puisque la Couronne britannique recommandera un changement de politique en décembre 176225 et que dès 1757, un féroce critique de l’impérialisme britannique, Edmund Burke, condamnera la déportation comme un acte « d’irresponsabilité » et de « négligence coloniale26 » – laissé commettre des actes qui sont moralement répréhensibles et qu’aucune circonstance atténuante, liée comme le laisse entendre le texte de la Proclamation royale « à l’administration des affaires de la colonie britannique de la Nouvelle-Écosse », ne permet d’excuser ou de justifier.
C’est d’ailleurs dans cet esprit que la reine d’Angleterre Elizabeth II a exprimé, en 1995, ses « profonds regrets » et a offert « sans réserve » ses « excuses officielles » au peuple maori de la Nouvelle-Zélande suite à des actes commis en 1863 qui contrevenaient au traité Waitangi entre la Couronne britannique et les Maoris signé en 184027. Ce n’est que dans un tel contexte qu’une réparation « symbolique » pourra prendre son sens. Cela, dans la mesure où, au-delà de la possibilité d’affecter le bien-être des victimes qui sont décédées, une telle réparation symbolique permet à ceux qui posent un tel geste d’agir de façon à se présenter, aux yeux des autres et particulièrement des descendants des victimes, « comme des personnes souhaitant mettre en œuvre des actes de compensation réelle, et qui le feraient si c’était possible28. »
Ainsi la question ne consiste-t-elle pas tant aujourd’hui pour les descendants de ces victimes décédées à réclamer justice parce que la Déportation aurait contrevenu aux lois britanniques ou au droit international, mais à revendiquer des excuses publiques sincères pour les événements « inhumains » qui ont eu lieu et qui, peu importent les circonstances, n’auraient tout simplement pas du se produire.
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Enfin, si ce sont les demandes exprimées en mémoire des victimes passées de la Déportation qui doivent occuper notre attention, il ne faut cependant pas perdre de vue que ces demandes de réparations symboliques sont faites au nom des descendants de ces victimes dont la propre mémoire demeure en quelque sorte hantée par ce qui s’est alors passé.
Car, au fond, l’importance des injustices passées tient à ce qu’elles viennent trop souvent jeter une ombre trouble sur le présent et, dans ces circonstances, l’enjeu moral que représente la Déportation tient plus désormais à l’identité et à la mobilisation de la mémoire qu’en gardent les descendants de ces victimes, qu’aux faits, aux responsabilités ou aux conséquences. Dès lors, la sincérité avec laquelle une démarche de réparation symbolique est entreprise pèsera d’un poids considérable lorsque viendra le moment de déterminer si les exigences de justice historique sont satisfaites ou non.
L’histoire est grosse d’injustices qui ne furent et ne seront peut-être jamais réparées, mais celles-ci ne permettent pas toujours de rendre compte de la place que cette histoire occupe dans la mémoire d’une collectivité donnée. Au-delà de l’injustice historique elle-même, la mémoire de la Déportation apparaît aujourd’hui comme une « composante temporelle » de l’identité acadienne et le déficit persistant de justice historique se traduit par une certaine « fragilité » identitaire alors que les réponses à la question « qui sommes-nous ? » prennent la forme d’une injonction du type : « voilà ce que nous sommes, nous autres. Tels que nous sommes, ainsi et pas autrement29 ». C’est cette fragilité identitaire – qui se traduit souvent par un « éloge inconditionnel de la mémoire30 » ainsi que par une forme ou une autre de « boulimie commémorative31 » qui ne sont ni l’un ni l’autre étranger au déficit persistant de justice historique quant aux fautes, aux torts et aux préjudices commis lors de la Déportation – qu’une réparation symbolique doit précisément aider à surmonter de manière à enfin parvenir à « rompre le cycle de la victimisation32.
1 Correspondance anonyme publiée le 23 août 1755 dans la New York Gazette, le 4 septembre 1755 dans la Pennsylvania Gazette et le 18 septembre 1755 dans la Maryland Gazette.
2 Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995, p. 56.
3 Fidèle Thériault, « Oui à une commission d’enquête sur la déportation », L’Acadie nouvelle, 22 novembre 2002, p. 13.
4 Antonine Maillet, Pélagie-la-Charrette [1979], Montréal, Bibliothèque québécoise, 1990, p. 20.
5 Gazette du Canada, Enregistrement TR/2003-188, 31 décembre 2003.
6 Samuel Vetch, « Canada Survey’s », 27 juillet 1708, Calendar of State Papers, Colonial Series, America and West Indies, June 1708-1709, Londres, Public Record Office, 1922, Kraus Reprint Ltd., 1964, p. 41-51.
7 Charles Morris, « Remarks Concerning the Removal of the French Inhabitants », dans Henri Raymond Casgrain, Collection de documents inédits sur le Canada et l’Amérique publiés par le Canada-français, tome 1, Québec, Imprimerie de L.-J. Demers & Frère, 1888, p. 130-137. Lire également John Mack Faragher, A Great and Noble Scheme, New York, W.W. Norton & Company, 2005, p. 288-290.
8 Le 12 décembre 1754, Lawrence écrit au lieutenant-colonel Robert Monckton qu’il est sans doute inutile d’attendre d’autres directives de Londres quant au « Grand Projet » qu’ils envisagent. Naomi E.S. Griffiths, sous la dir. de, The Acadian Deportation : Deliberate Perfidy or Cruel Necessity?, Toronto, Copp Clark, 1969, p. 108.
9 Thomas B. Akins, Selections from the Public Documents of the Province of Nova Scotia, Halifax, Charles Annand, 1869, p. 256. Rappelons également que Lawrence avait formellement recommandé à Monckton, dans une lettre datée du 30 janvier 1755, de ne surtout pas faire prêter serment aux populations acadiennes de Chignictou puisque cela « nous lierait les mains et nous rendrait incapable de les extirper dans le cas où, comme je me l’imagine, cela deviendrait nécessaire. » N.E.S. Griffiths, The Acadian Deportation, op. cit., p. 108.
10 T.B. Akins, Selections…, op. cit., p. 262.
11 Ibid., p. 277-278.
12 N.E.S. Griffiths, The Acadian Deportation, op. cit., p. 111.
13 L’expression est celle utilisée par John Bartlet Brebner, New England’s Outpost : Acadia Before the Conquest of Canada, New York, Columbia University Press, 1927, p. 213.
14 Faragher avance le chiffre de 10 000 victimes. J.M. Faragher, A Great and Noble Scheme, op. cit., p. 425.
15 Lire Lukas H. Meyer, « Obligations persistantes et réparations symboliques », Revue philosophique de Louvain, vol. 101, no. 1, février 2003, p. 103-122 et Michael Ridge, « Giving the Dead Their Due », Ethics, vol. 114, no. 1, octobre 2003, p. 38-59.
16 Naomi E.S. Griffiths, L’Acadie de 1686 à 1784. Contexte d’une histoire [1992], traduit par Kathryn Hamer, Moncton, Les Éditions d’Acadie, 1997, p. 67-68, 72.
17 Ce sur quoi insiste d’ailleurs Robinson dans sa lettre du 13 août. N.E.S. Griffiths, The Acadian Deportation, op. cit., p. 111.
18 Lire Naomi E.S Griffiths, « Subjects and Citizens in the Eighteenth Century : The Question of the Acadian Oath of Allegiance », Revue de l’Université Ste-Anne, 1998, p. 23-33 et Andrew J.B. Johnston, « Borderland Worries : Loyalty Oaths in Acadie/Nova Scotia, 1654-1755 », French Colonial History, vol. 4, 2003, p. 31-48.
19 T.B. Akins, Selections …, p. 174-175.
20 Janna Thompson, Taking Responsability for the Past. Reparation and Historical Justice, Londres, Polity, 2002, p. 16.
21 N.E.S. Griffiths, L’Acadie de 1686 à 1784, op.cit., p. 79.
22 Sur cette question, on lira Jean Harvey, « The Emerging Practice of Institutional Apologies », International Journal of Applied Philosophy, vol. 9, no. 2, hiver-printemps 1995, p. 57-65.
23 J.M. Faragher, A Great and Noble Scheme, op. cit., p. 409-410.
24 Notons que c’est le gouvernement canadien qui devra recommander à la Reine de faire de telles excuses.
25 En décembre 1762, les lords commissaires du Bureau du commerce répondirent à une requête du gouverneur Jonathan Belcher qui souhaitait forcer le Massachusetts à accueillir 600 nouveaux déportés, qu’il n’était plus « nécessaire » ou « politiquement » justifié de déporter les populations acadiennes et qu’il convenait désormais d’en faire des « membres utiles » de la société. T.B. Akins, Selections…, op. cit., p. 337.
26 Cité dans J.M. Faragher, A Great and Noble Scheme, op. cit., p. 447-448.
27 Elazar Barkan, The Guilt of Nations : Restitution and Negotiating Historical Injustices, New York, W.W. Norton & Company, 2000, p. 264.
28 L.H. Meyer, « Obligations persistantes et réparations symboliques », op. cit., p. 117. Lire aussi Trudy Govier et Wilhelm Verwoerd, « The Promise and Pitfalls of Apology », Journal of Social Philosophy, vol. 33, no. 1, printemps 2002, p. 67-82.
29 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2001, p. 98.
30 T. Todorov, Les abus de la mémoire, p. 13.
31 Pierre Nora, « De l’archive à l’emblème », dans Pierre Nora, sous la dir. de, Les lieux de la mémoire, 3e partie, tome 3, Paris, Gallimard, 1986, p. 977.
32 Shane P. Landry, « Justice pour l’Acadie », p. 3 de la version électronique du manuscrit : http://1755.ca/sept2004/sl010704.htm.
* Professeur à l’École des hautes études publiques et doyen de la Faculté des arts et des sciences sociales de l’Université de Moncton. /Article paru dans le vol. 36 (nos 2 et 3, p. 122-131, septembre 2005) des Cahiers de la Société historique acadienne (SHA) ainsi que dans la 5e édition (automne 2016, p. 79 à 85) de Veritas Acadie, revue d’histoire acadienne de la Société internationale Veritas Acadie (SIVA). /Reproduits avec l’aimable autorisation de M. Jean-François Thibault, l’auteur, de M. Jean Daigle, rédacteur des Cahiers de la SHA et de M. David Le Gallant, rédacteur de Veritas Acadie de la SIVA
** L’auteur remercie Fidèle Thériault pour ses commentaires sur ce texte. Les erreurs qu’il pourrait contenir demeurent les miennes.