Automne 2018 - Un livre à la fois
La chicane d’intendant derrière nous, il faut donc reprendre là où les partis politiques n’ont pas voulu aller. Ils sont nombreux les observateurs à avoir déploré que la campagne électorale n’ait pas fait la place qu’elle mérite à la culture. Tout le monde s’est rangé derrière le fait qu’a été bien accueillie la politique culturelle déposée in extremis par le gouvernement Couillard, pour faire du surf sur de généreuses généralités. L’essentiel, pourtant, n’a pas été sérieusement abordé ni débattu. Il faudra entreprendre de se donner un cadre global de réflexion. La culture est au fondement de notre identité et le marqueur le plus puissant de l’expression de notre langue et de notre façon de vivre. Poussière sur le continent, notre peuple n’en porte pas moins une vision du monde, un projet de civilisation qui peut apporter au concert des nations.
Il faudra reprendre, car, à plusieurs égards, les paramètres de base de la réflexion collective se sont égarés dans l’ordre marchand et la logique du tout au marché dans laquelle le sens et la portée de l’action culturelle se dissolvent. Quelque chose d’essentiel est en passe de s’émousser. Plusieurs volets le composent, cet essentiel. Et parmi ceux-là, comme un éléphant dans la pièce, le dossier de l’exception culturelle dans la tourmente trumpienne de l’ALENA n’a pas reçu l’attention qu’il mérite.
Derrière les évocations de la taxation de Netflix, sur la part congrue que la puissante américaine fera à la production en français malgré l’entente Mélanie Joly et en dépit des déclarations de Christia Freeland, c’est la question de l’impuissance politique du Québec qui a été abandonnée. Les événements prochains laisseront sans doute mieux comprendre les conséquences du dossier du commerce international, mais une chose pourtant aurait dû d’ores et déjà être débattue : comment un peuple minoritaire en Amérique peut-il s’en remettre à un autre pour protéger et promouvoir ce qui fait le cœur de son existence et le fondement de sa différence ? Il n’y a pas eu le moindre engagement de la part des partis sur les moyens de se défendre ou de riposter devant le résultat de la négociation. C’est pourtant élémentaire : il faut toujours pallier les éventualités et pourtant les partis ont laissé les milieux culturels sans plan de repli. Il faudra donc improviser au fur et à mesure que débouleront les effets des concessions ou même de l’abandon du cadre de protection. C’est une imprudence coupable. Qui pointe d’ores et déjà l’urgence d’une mobilisation culturelle tous azimuts. Quelques avenues se dessinent déjà. On les évoquera ici trop brièvement.
Il faudra redoubler d’efforts au cours des prochaines années pour sortir la réflexion et le débat publics sur la culture des ornières du paradigme marchand. Une politique de la culture n’est pas d’abord une politique des industries culturelles. Cette dernière concerne seulement une partie de ce qu’il faut considérer quand il s’agit de moyens. Les budgets, les chiffres, les investissements ne sont pas des réalités négligeables, c’est évident. Mais la façon de les cadrer, cela ne devrait pas d’abord relever de considérations de marché, mais bien d’une ambition de civilisation, d’une conception de ce qu’est la vie en société ordonnée sur un horizon de sens.
À cet égard, il y a beaucoup à faire pour renouveler la pensée sur la place de la culture à l’école. Il y a quelque chose de totalement incongru à penser cette dernière dans une relation d’extériorité avec le cursus scolaire, à présenter la fréquentation des œuvres comme une affaire d’activité complémentaire alors qu’elle devrait être au fondement des programmes et lui fournir ses horizons les plus élevés. Les visites au musée, la fréquentation des théâtres ou l’organisation d’expo-sciences devraient être considérées et traitées comme des parties intégrantes des cursus et, en cela, émarger aux budgets, non pas comme un supplément aux proportions variables, mais bien comme des éléments formant une véritable infrastructure pour les programmes et la formation.
Il faut réinsérer la réflexion en ces matières dans une logique de service public, dans une vision renouvelée du système d’éducation. Dans le contexte actuel, les activités culturelles gérées comme facultatives et tributaires de budgets accessoires restent inscrites dans la logique du superflu, du loisir et du divertissement. Comment pourrait-il en être autrement dans l’esprit des jeunes qui se font dire que cette année il n’y aura pas de visite au musée ou au théâtre parce que les budgets de l’an dernier ont été réduits ?
Dans le domaine du livre et de la lecture, il y aurait tout avantage à donner plus d’importance à l’initiative citoyenne, à l’imagination porteuse de solutions mobilisatrices. Le succès d’une opération comme « Le 12 août, j’achète un livre québécois » constitue un exemple éloquent. L’amour des livres et de la lecture a trouvé à s’exprimer d’une manière originale et de plus en plus marquée en misant sur l’engagement de chacun. C’est une formule qui ne peut tout régler du sort du livre et de la politique de la lecture, c’est évident. Mais elle illustre bien que le dynamisme collectif peut être mobilisé autrement que par les structures lourdes et la programmation bureaucratique. Voilà un type d’action comme sont incapables d’en concevoir les partis politiques et encore moins les gestionnaires fonctionnarisés.
Si chaque collectivité, en ses quartiers, dans ses écoles et collèges, dans chacune de ses bibliothèques se donnait le défi de faire naître des initiatives de mobilisation en faveur de la lecture – et par incidence, en promotion du livre – il y a fort à parier que pourrait se fissurer les cloisons entre l’école et la culture, entre l’usine et la lecture entre les divers aspects de la vie individuelle et collective marqués par l’indigence intellectuelle infligée par la marchandisation de toutes les manifestations de l’art et de la vie de l’esprit. Ce que les partis politiques n’ont pas fait, ce qu’ils ont de plus en plus de difficulté à penser et entreprendre, c’est aux citoyens de le prendre en charge. Des clubs de lectures, des rubriques de critique dans les sites internet des associations et regroupements de toute nature, des ateliers de création, des rencontres avec des auteurs, des interventions dans les débats publics solidement appuyés sur des références partagées peuvent contribuer à créer et solidifier les liens sociaux. À placer la question du sens et non celle des moyens au cœur de la vie collective.
Le temps est venu de quitter la pensée unique et d’en finir avec le fétichisme économique. La culture est ce qui donne sens à notre existence. Un livre à la fois, on peut entreprendre de reconstruire un projet de société.
Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture