- Numéros publiés en 2020
- Février 2020
- Robert Comeau
Primeur - Mon octobre 70’ « Mon adhésion au FLQ »
Extrait en primeur de l'ouvrage de Robert Comeau à paraître le 11 mars 2020
Chapitre 3 de Mon Octobre 70. La crise et ses suites, par Robert Comeau avec Louis Gill, vlb éditeur, 2020
Mon premier contact avec un militant du FLQ a eu lieu à l’automne 1969, dans mon bureau de l’UQAM, durant ma première session d’enseignement universitaire. Un étudiant à qui j’avais enseigné au collège Sainte-Marie m’a dit, après une brève entrée en matière, qu’il avait beaucoup apprécié mon cours. Je me souvenais très bien de lui, car il était venu me remercier à la fin de mon cours, au printemps précédent, ce qui n’était pas une pratique courante. Il m’a ensuite demandé si j’étais prêt à aider le FLQ. Plutôt étonné, je lui ai demandé à mon tour comment il souhaiterait que je le fasse. Par un soutien financier destiné à acquérir « du matériel », m’a-t-il répondu. J’étais flatté que ce militant d’origine ouvrière me fasse suffisamment confiance pour solliciter mon appui à l’action de militants engagés. Je n’ai pas réfléchi longtemps et je lui ai dit de revenir le lendemain. Je n’ai pas envisagé un instant les conséquences à long terme de mon acquiescement, ce que mon père m’aurait sans doute reproché par une de ses formules préférées : « Plein de voiles, mais pas de gouvernail ! ».
Au cours de l’automne, comme la préparation de mes cours et mon implication au Cap Saint-Jacques1 me demandaient beaucoup de temps, ma participation aux autres activités a été plus modeste. Au printemps 1970, après la fin des cours, j’ai revu l’étudiant en question qui m’a présenté son meilleur ami, impliqué comme lui dans le FLQ. Puis, peu à peu, j’ai connu leurs amis et leurs contacts sûrs.Un regroupement souple de réseaux informels
Le FLQ auquel je me suis joint au printemps de 1970 était un regroupement souple de réseaux sans structures ni règles de fonctionnement centralisé, et n’avait en conséquence ni représentant officiel ni porte-parole élu, et encore moins de chef. Il n’y avait pas d’adhésion formelle avec engagement à respecter des règles. Tout était implicite.
Cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire du FLQ. À divers moments, il y a eu des propositions d’un fonctionnement plus structuré, sur la base de cellules étanches chapeautées par un comité central. Ce fut le cas lors de la première vague du FLQ, en 1963, et de sa deuxième, celle du groupe Vallières-Gagnon, en 1966. C’est le groupe Vallières-Gagnon qui est allé le plus loin dans la voie de la proposition d’un fonctionnement se rapprochant du « centralisme démocratique » des organisations de type bolchevique. Il l’a exposé en détail dans la revue L’Avant-garde, créée en janvier 1966 comme « l’organe officiel du Comité central du FLQ », une publication, précisait-il, qui s’adressait « d’abord aux cadres révolutionnaires [et se donnait pour but] surtout d’assurer l’unité de pensée et d’action de tous les groupes et de toutes les unités ». L’Avant-garde se voulait un organe d’information, de formation et de diffusion, « mais seulement à l’intention de personnes déjà dans l’action et dont on est aussi sûr que de soi2 ».
Dans un texte intitulé « Exposé sur les structures du mouvement », paru en mars 1966 dans le numéro 2 de L’Avant-garde, Pierre Vallières, sous le pseudonyme de Jean-Claude Tétrault, a décrit la structure pyramidale que le FLQ devait en principe mettre sur pied, sous la responsabilité d’un Comité central et d’un exécutif élus « par un Congrès national réunissant périodiquement les principaux responsables nationaux et régionaux » de ses divers réseaux. Le Congrès avait aussi la responsabilité « de se prononcer sur une plate-forme politique ». Chaque militant était intégré dans une cellule, idéalement de trois personnes, sous la responsabilité d’un « chef de groupe ».
Il n’est pas illusoire de penser que c’est la référence à ce modèle pyramidal centralisé, que le SPVM ne pouvait pas ne pas connaître, qui a pu l’amener à se fixer sur l’idée selon laquelle le FLQ de 1970 était sous l’emprise d’un chef qu’il fallait s’évertuer à dépister, et à traquer assidûment après s’être convaincu qu’on l’avait identifié. J’y reviendrai.
Dans le même texte, Vallières précisait :
Les structures du FLQ ne sont pas des créations gratuites, elles sont commandées par les exigences concrètes de l’efficacité, de la sécurité et de l’intégration du peuple à la lutte [elles] ne forment pas une camisole de force et ne constituent pas un cadre préfabriqué pour l’action. Elles ne tombent pas du ciel. Elles se font, se transforment, se développent et se perfectionnent à mesure que l’action progresse, que le recrutement augmente, que les opérations s’étendent. [Elles n’ont pas pour fonction] d’enrégimenter des hommes et d’en faire des robots. [Elles visent au contraire à] permettre une toujours plus grande mesure de responsabilité et d’autodétermination personnelles3.
Je ne suis pas en mesure de dire si la structure pyramidale décrite par Vallières a trouvé une application réelle à un moment ou à un autre de l’histoire du FLQ. Personnellement, j’en doute. Une chose est sûre en tout cas, le FLQ de 1970 n’avait rien de cette structure-là. Un regroupement en cellules (Libération, Chénier et Viger), sans direction centrale et sans « chefs de groupe » désignés comme tels, s’est constitué dans le cadre des événements d’Octobre, ce qui n’exclut pas qu’un militant en particulier ait pu exercer une influence déterminante au sein d’une cellule. Ce fut certainement le cas de Jacques Lanctôt dans la cellule Libération et de Paul Rose dans la cellule Chénier. Ce sont d’ailleurs les divergences des orientations stratégiques quant à l’urgence de passer à l’action et les tensions entre Lanctôt et Rose à l’intérieur du groupe Lanctôt-Rose, fondé en 1969, qui ont mené à une scission du groupe au début de septembre 1970 lors d’une réunion d’une dizaine de membres du FLQ dans la maison de la rue Armstrong, à Saint-Hubert où le ministre Pierre Laporte allait être séquestré en octobre et à la création des cellules Libération et Chénier4. La cellule Viger, dont je faisais partie et dont la composition élargie a pu atteindre une douzaine de militants, ne tenait pas de réunions auxquelles tous ses membres auraient été tenus de participer. Tel ou tel membre du groupe accomplissait des tâches en fonction des besoins, des circonstances et de ses disponibilités. En ce qui me concerne, j’ai rédigé ou retranscrit quatre communiqués du FLQ, dont j’ai aussi assuré la livraison dans les médias, en liaison indirecte avec les cellules Libération et Chénier dont je n’ai jamais vu les membres et dont j’ignorais où ils étaient cachés.
On a aussi vu naître, dans les mois qui ont suivi la crise d’Octobre, entre le début de 1971 et la fin de 1972, une pléiade de fausses cellules qui étaient de pures créations de Carole Devault, la taupe de la section antiterrorisme du Service de police de la Ville de Montréal infiltrée dans la cellule Viger, et de son contrôleur, Julien Giguère. Nous y reviendrons.
J’étais entouré de jeunes à peine moins âgés que moi (j’avais 25 ans), qui rêvaient de passer à l’action pour changer la société sans avoir développé de projets précis ou de long terme. Tous avaient en eux un vif désir d’en finir avec les esprits rétrogrades et antisyndicaux et avec le système qui générait l’enrichissement des exploiteurs et l’appauvrissement des travailleurs. Ils militaient tous, dans des comités de citoyens, dans des syndicats, ou au Mouvement de libération du taxi où ils avaient connu Jacques Lanctôt ou Marc Carbonneau. Un autre étudiait en droit. Nous avions tous l’expérience des manifestations. Certains en gardaient des marques, ayant reçu des plombs dans le dos ou dans les jambes lors de la très violente manifestation de la Murray Hill à Montréal le 7 octobre 1969. Beaucoup étaient passés par l’UQAM où, depuis son ouverture en septembre 1969, une véritable révolution culturelle avait cours en sciences humaines. Le Front de libération populaire (FLP)5 et le Mouvement syndical politique (MSP)6 organisaient beaucoup de manifestations, et leurs idées rejoignaient celles du FLQ.
Notre groupe s’agrandissait avec l’arrivée de connaissances, d’amis sûrs, sans enquête ou décision d’une direction centrale. Nous étions bien loin de ce que j’avais imaginé. Il n’y avait pas de congrès ou de réunions formelles pour prendre des décisions et des votes sur des projets ou des textes. Nous nous rencontrions dans les bars, à des terrasses, ou dans des parcs, le plus discrètement possible et en petits groupes. Nos mesures de sécurité étaient minimales, et je dirais aujourd’hui qu’elles étaient dérisoires. À la fin d’une rencontre, nous résumions le consensus et les actions à mener ; nous fixions le jour et l’heure du prochain rendez-vous pour éviter de nous convoquer par téléphone.
Dans les cas urgents, nous utilisions les téléphones publics. J’écrivais le moins possible. Je n’ai rien noté de cette époque dans mes carnets de notes et mes agendas. En très petits groupes de trois ou quatre, nous discutions de la pertinence des actions mises sur la table, des risques, de leur faisabilité, des ressources nécessaires, des modalités et des personnes disponibles et désireuses d’y participer. Cela exigeait souvent la surveillance prolongée des lieux visés avant l’intervention. Personne ne commandait ces opérations. Le climat des rencontres était toujours assez joyeux. Nous préférions l’action aux longs palabres théoriques, rappelant le mot d’ordre du Che : « El deber de todo revolucionario es hacer la revolución7 ! ». Nous nous moquions des déclarations de politiciens qui croyaient venir à bout du Front en achetant des délateurs. Nous sous-estimions les moyens dont disposaient les forces policières, même si nous parlions beaucoup des mesures de sécurité. Certains, plus sérieux ou disciplinés dans leur engagement révolutionnaire, ne prenaient pas d’alcool. Ils n’étaient pas représentatifs du groupe à cet égard.
Au fond, j’ai commencé à m’impliquer avec ce groupe de façon graduelle, sans adhésion officielle au FLQ. Je n’ai pas adhéré à une cellule en particulier. C’est venu plus tard. J’étais tombé à la bonne place au bon moment dans un milieu qui partageait le même idéal que moi et le même besoin d’agir pour nous débarrasser d’un régime que nous jugions corrompu, injuste, antidémocratique et répressif à l’égard des indépendantistes et des progressistes.
L’offensive du printemps 1970
Pendant la campagne électorale d’avril 1970, les libéraux de Robert Bourassa et l’Union nationale de Jean-Jacques Bertrand avaient tenté d’associer le PQ au FLQ dans une authentique campagne de peur fédéraliste. Aux élections du 29 avril, le Parti libéral a été élu avec 44 % des voix et le PQ n’a fait élire que 7 députés, même s’il avait obtenu 23 % des suffrages. Il apparaissait clair pour nous que la voie électorale ne permettrait jamais à une formation indépendantiste de gagner.
La réaction ne se fit pas attendre. Dès le 7 mai, une série d’attentats à la bombe commença et dura tout l’été. Le FLQ voulait faire libérer tous les prisonniers politiques qui lui semblaient n’avoir commis qu’un seul crime, celui d’avoir voulu libérer leur patrie. Je me souviens des sept bombes du 31 mai à Westmount. Le FLQ avait visé des résidences de riches hommes d’affaires anglophones et un immeuble de la Financial Collection Agency, alors que Québec-Presse dénonçait les moyens d’extorsion et les taux d’intérêt exorbitants des compagnies de finance qui volaient les plus pauvres écrasés par les dettes. Ces gestes avaient amené le ministre de la Justice, Jérôme Choquette, à offrir une prime de 50 000 dollars aux éventuels délateurs, soit près de 350 000 dollars en dollars d’aujourd’hui.
À l’été, j’ai appris que le groupe de Paul Rose préparait une opération d’envergure de son côté, tout comme le groupe de Jacques Lanctôt. À la fin de l’été, on nous a dit de cesser nos activités, de nous faire discrets, car il ne fallait pas nuire à l’offensive d’automne qui se préparait. Ni Jacques Lanctôt ni Paul Rose n’avaient recruté les membres du groupe avec lequel j’allais participer à des actions. Je ne savais pas qui, des camarades avec qui j’étais en contact, communiquait avec Lanctôt, à part Nigel Hamer. J’étais un peu à la marge, centré sur mon travail d’enseignant. Pour les militants, cela représentait peut-être un avantage : je n’avais jamais été arrêté, je n’avais pas été impliqué dans des actions violentes et je n’étais pas allé à la Maison du pêcheur à Percé, en 19698. Assez naïvement, je me croyais moins surveillé que les autres. Je n’étais pas dans la clandestinité et je voyais toujours beaucoup d’étudiants à mon bureau, qui n’avaient aucun lien avec le Front.
Malgré les apparences, je n’avais pas de contacts non plus avec le groupe de Robert Hudon, ancien militant de l’Armée de libération du Québec en 1963-1964. Au début de l’UQAM, en 1969, quelqu’un du registrariat m’avait proposé d’aller présenter les programmes d’études à des prisonniers pour les inciter à venir étudier à l’université en demandant des permissions. Dans l’exécution de ce mandat, j’ai fréquenté la prison de Cowansville où j’ai rencontré Robert Hudon qui y était incarcéré. J’ai discuté avec lui, mais sans connaître ses intentions quant au FLQ. Hudon a par la suite obtenu la permission de suivre un de mes cours d’histoire. Or un jour, en classe à la pause, quelqu’un est venu me trouver, tournant le dos aux étudiants. S’étant identifié comme policier, il m’a demandé : « où est Robert Hudon ? ». J’ai répondu que je n’en avais aucune idée, ce qui était vrai. J’en ai déduit qu’un policier en civil assistait à mon cours, sans doute pour surveiller Hudon.
Je dois préciser qu’avant comme durant la crise d’Octobre qui était sur le point d’éclater, je connaissais à peine Jacques Lanctôt. Même si je l’avais rencontré à quelques reprises, je n’étais pas dans son cercle rapproché. Je pense que c’est à la fin de l’été 1970 qu’il y a eu une grande réunion au parc des Voltigeurs, à Drummondville, mais je ne me souviens plus de qui était présent à ce pique-nique de militants du FLQ. Je ne connaissais pas non plus le groupe de la Rive-Sud qui allait enlever le ministre Laporte. Ce n’est qu’en 1982 que j’ai rencontré Francis Simard pour la première fois. Après sa sortie de prison, il s’était inscrit à mon cours sur l’histoire du mouvement ouvrier québécois et canadien. J’ai entretenu dès lors une amitié serrée avec lui, qui a duré jusqu’à sa mort, le 10 janvier 2015. Je n’ai jamais rencontré Jacques Rose ni Bernard Lortie et je n’ai connu Paul Rose qu’un an avant son décès en 2013 alors qu’il sollicitait mon aide pour la publication de ses écrits déposés chez Victor Lévy-Beaulieu qui tardait à les publier.
Au printemps 1970, je n’ai pas eu l’impression de me joindre à une grande organisation. Je pensais plutôt travailler avec un petit groupe, sans grands moyens. Je n’ai jamais eu de contact avec les autres réseaux. Avant d’y adhérer, j’imaginais que le FLQ était un mouvement bien structuré avec une direction, des cellules, un comité central, un peu comme un parti communiste. Rien de tout cela ne correspondait à la réalité. J’ai assez vite compris que tout le monde avait intérêt à faire paraître le FLQ comme étant plus puissant qu’il ne l’était. Les militants, bien sûr, mais le gouvernement aussi trouvait son intérêt à exagérer la menace pour justifier sa répression.
Surtout, il fallait se donner des moyens, acquérir du matériel, louer des espaces, procéder à des vols de banques – que nous appelions des « expropriations » –, acquérir de la dynamite (le gouvernement a rapidement resserré la loi pour rendre l’accès à la dynamite plus difficile sur les chantiers de construction).
Quand Charles Gagnon est sorti de prison en février 1970, il a dit que le FLQ avait accompli une tâche énorme et que, sans lui, le Parti québécois n’aurait jamais vu le jour. Il ajoutait que, comme le PQ ne ferait jamais la révolution, le FLQ restait indispensable et qu’il était plus fort que jamais pour mener la lutte de l’indépendance qui était pour lui fondamentalement une lutte anti-impérialiste9. J’ai pu échanger à quelques reprises avec Gagnon. Sans connaître la nature du travail qu’il faisait, je connaissais le type d’organisation qu’il préconisait alors. En juin 1966, dans L’avant-garde, « l’organe du Comité central du FLQ », il avait produit un texte ayant pour titre : « Violence, clandestinité et révolution10 ». Je n’ai lu ce texte que plus de vingt ans plus tard, en préparant, en collaboration avec Pierre Vallières et Daniel Cooper, le recueil FLQ : un projet révolutionnaire. Lettres et écrits felquistes (1963-1982) dans lequel nous l’avons inclus11. À sa demande alors qu’il était sur le point de mourir, je l’ai également inclus dans le premier des trois tomes de ses Écrits politiques12, intitulé Feu sur l’Amérique.
Le 26 mai 1970, quand Pierre Vallières est sorti de prison après plus de trois ans et demi de détention, il a réaffirmé son appartenance au FLQ. Comme Charles Gagnon l’avait fait, il a déclaré que l’action révolutionnaire ne se résume pas à poser des bombes et qu’il ne croyait pas au terrorisme individuel, mais qu’il soutenait la violence révolutionnaire intégrée dans une stratégie précise, dans un large front de libération nationale.
Un triste moment de l’offensive du printemps 1970 fut la mort de Jeanne d’Arc Saint-Germain, une employée du ministère de la Défense, dans l’attentat à la bombe du 24 juin contre son quartier général à Ottawa. Cette mort posa pour moi avec acuité la question de la légitimité de la violence. Personne ne voulait s’en prendre à des innocents. Il y avait déjà eu, le 5 mai 1966, la mort de Thérèse Morin, employée de l’usine de chaussures La Grenade, et celle du jeune militant du FLQ Jean Corbo, tué dans l’explosion de la bombe qu’il tentait de poser à l’usine de la Dominion Textile dans le quartier Saint-Henri de Montréal le 14 juillet de la même année. Je n’en discutais pas dans mes échanges avec le groupe. Je gardais mes interrogations pour moi. Je relisais alors L’homme révolté et j’étais préoccupé par cette phrase de Camus : « Un but qui a besoin de moyens injustes n’est pas un but juste. » Mais les textes de Fanon et de Sartre me semblaient justifier mon choix d’une violence révolutionnaire répondant à la violence du système, tout comme cette phrase, extraite du numéro de novembre 1963 de Parti Pris : « La seule morale qui tienne se fonde dans la réalité de la lutte révolutionnaire : est moral ce qui contribue à notre libération13. »
Une adhésion progressive
On m’a souvent demandé de dire comment j’avais adhéré aux idées du FLQ. J’ai toujours trouvé difficile de répondre à cette question, parce que les choses se sont faites progressivement. Je m’y intéressais depuis longtemps. Déjà, en 1963, je découpais les articles de journaux en lien avec les divers réseaux du FLQ. Quand j’ai commencé à appuyer financièrement des camarades du Front, puis à prêter ma plume ou mon auto et à participer à mes premières actions subversives pour le FLQ au printemps 1970, comme des vols de dynamite, il y avait un bon moment que j’admirais le courage et la détermination des partisans qui avaient osé passer à l’action. Je connaissais bien l’histoire du FLQ et j’admirais particulièrement le courage de Charles Gagnon et de Pierre Vallières.
Pour moi, le FLQ apparaissait comme une étape vers une organisation plus importante. Un peu comme l’avait formulé Pierre-Paul Geoffroy dans une lettre de prison de 1970 : « Nous sommes en fait l’amorce d’une plus grosse amorce qui, elle, fera sauter la dynamite14. » Je cherchais aussi à me prouver qu’on pouvait être à la fois marxiste et militant du FLQ. Il me semblait important de démontrer que notre action qualifiée de « terroriste » s’enracinait plutôt dans le marxisme. Je cherchais une analyse politique pour fonder mon intuition que nous avions raison de nous révolter.
Je reprenais la pensée de Gagnon, qui estimait que le FLQ, redéfini comme une organisation d’avant-garde pour les travailleurs, était indispensable. Il disait que « le rôle du FLQ consist[ait] à appuyer les revendications des comités populaires, revendications qui entraîner[aient] un durcissement du pouvoir et, conséquemment, une prise de conscience chez les travailleurs de leur existence en tant que classe exploitée ». Gagnon rappelait la nécessité de la clandestinité et de l’alliance avec les autres mouvements latino-américains et afro-américains pour renverser l’empire capitaliste américain.
Tout cela me laissait croire à la nécessité d’accéder à un niveau d’organisation beaucoup plus développé. À partir de ce constat, je ne voyais pas de conflit entre travailler au Cap Saint-Jacques pour la création d’un parti et agir simultanément au sein du FLQ pour la libération nationale. Je cherchais donc à concilier marxisme et action terroriste. Mais les universitaires marxistes que j’avais rencontrés pour leur demander si cette forme d’action était compatible avec notre lutte de libération m’ont tous rapidement répondu, citations savantes à l’appui, que le marxisme l’excluait totalement pour un pays comme le Canada. Je demeurais sceptique, à la lumière de ce qui se passait en Amérique latine.
En août 1970, lors d’une Journée internationale de solidarité avec les prisonniers politiques tenue à Montréal à laquelle participaient des représentants du Front national de libération du Vietnam, de la résistance palestinienne, des Black Panthers et de divers mouvements de libération latino-américains, le discours de clôture a été prononcé par Pierre Vallières. Il a déclaré que la meilleure façon de prouver notre solidarité avec les camarades incarcérés du FLQ était de poursuivre leur action révolutionnaire jusqu’à la victoire finale, « pendant quarante ans, s’il le faut ». De son côté, Charles Gagnon déclarait en septembre, lors d’une conférence à Vancouver, qu’« un processus révolutionnaire était en cours au Québec » et qu’on s’acheminait vers « une confrontation prochaine ». Gagnon était alors présenté par certains médias comme le « président du FLQ ». Il venait pourtant de fonder en août, avec d’anciens militants du Comité Vallières-Gagnon, une nouvelle organisation désignée comme les « Partisans du Québec libre » dont l’objectif était de combattre pour « un Québec indépendant et socialiste » et pour la « révolution québécoise » et d’amorcer à cette fin un processus d’unification des forces progressistes.
Indépendamment de Vallières et de Gagnon et de son nouveau groupe, se préparait au sein du FLQ ce qui allait devenir « les événements d’Octobre ». Ne sous-estimant en rien le mouvement, le président du Parti québécois, René Lévesque, s’était clairement exprimé sur le sujet dans une entrevue diffusée le 22 août par la Canadian Press. À la question : « Est-ce que l’indépendance du Québec peut vraiment se réaliser démocratiquement ? », il avait répondu :
Il est possible qu’éventuellement la réponse soit non. C’est possible, mais nous ne pouvons pas accepter ça. Je pense que la dernière chance démocratique sera la prochaine élection. Et si on assiste à la même manipulation des élections […], alors il est évident que la minorité consciente aura la tentation presque irrésistible de foutre en l’air (« blow up ») le système. Mais je crois honnêtement qu’il y a encore une chance15.
Force est de constater que ses espoirs auront été déçus.
1 Le Cap Saint-Jacques était l’un des comités d’action politique réunis dans le Front d’action politique des salariés de Montréal (FRAP), qui a mené la lutte contre le parti du maire Jean Drapeau en pleine crise d’Octobre.
2 Tiré de Le FLQ : un projet révolutionnaire. Lettres et écrits felquistes (1963-1982). Textes rassemblés par Robert Comeau, Daniel Cooper et Pierre Vallières, Montréal, VLB éditeur, 1990, p. 53.
3 Ibid., p. 81-82.
4 Voir Jacques Cossette-Trudel, « L’histoire séquestrée », dans Octobre 1970 : Le Québec en otage, Liberté, vol. 32, no 5, octobre 1990, p. 35-36, et Louis Fournier, FLQ. Histoire d’un mouvement clandestin, Lanctôt Éditeur, 1998, p. 285-286.
5 Le FLP était l’un des deux regroupements de gauche issus de la dissolution du RIN en 1968, l’autre étant le Comité Indépendance-Socialisme (CIS). Le FLP a d’abord été dirigé par Andrée Feretti, puis par le chargé de cours en science politique de l’Université McGill Stanley Gray, qui a été très actif dans l’organisation de l’opération McGill français avec le felquiste François Mario Bachand ; cette manifestation a réuni ١٥ ٠٠٠ personnes le ٢٨ mars ١٩٦٩ à Montréal. Le CIS, de tendance marxiste, était en lien avec des militants de Parti Pris. Il comportait une aile intellectuelle et une aile activiste, dont faisait partie François Mario Bachand. Il ne faut pas confondre le Front de libération populaire (FLP) avec le Mouvement de libération populaire (MLP), né en 1965 de la jonction de divers groupes indépendantistes dont les principaux sont Parti Pris et Révolution québécoise. Pierre Vallières a été le premier permanent du MLP, dont la ligne d’action était celle de la réalisation de l’indépendance sous l’impulsion des travailleurs, en rupture avec la ligne de l’appui tactique, dans une première étape, à la bourgeoisie nationale francophone que défendait jusqu’alors Parti Pris.
6 Le MSP était un noyau d’étudiants radicaux issu de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ) avec l’appui du FLP et du CIS. Il s’est développé dans la mouvance de la contestation étudiante, qui a culminé en France avec les événements de mai 1968 et, aux États-Unis, avec l’apogée de la mobilisation du mouvement Students for a Democratic Society.
7 « Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution ».
8 Lieu de rassemblement ayant pour but de promouvoir l’indépendance du Québec, fondé par les frères Rose et Francis Simard, qui a attiré de nombreux jeunes venus de partout au Québec. Un film, réalisé par Alain Chartrand, en a été produit en 2012.
9 Voir Charles Gagnon « Le PQ ne peut promouvoir les intérêts des travailleurs », réponse à L’urgence de choisir, de Pierre Vallières, parue dans Le Devoir des 5 et 6 janvier 1972. Ce texte est reproduit dans Charles Gagnon, Feu sur l’Amérique. Écrits politiques, Vol. I, op. cit., p. 185-199.
10 Cahier no 4, p. 3-14.
11 Op. cit., p. 101-120.
12 Op. cit., p. 11-30.
13 Parti pris, vol. 1, no 2, novembre 1963, p. 2-3.
14 Un extrait de cette lettre est reproduit dans la préface de FLQ : un projet révolutionnaire, p. 9.
15 Cité par Louis Fournier, op. cit., p. 281.