- Octobre-Novembre 2022
- Comptes rendus Octobre-Novembre 2022
- Carl Bergeron
Élizabeth Lemay. Daddy Issues
Le quatrième de couverture de Daddy Issues, premier roman d’Élizabeth Lemay, avait tout pour susciter la curiosité de L’Action nationale. On peut y lire un extrait, dans lequel la narratrice et héroïne du récit confie : « Je suis issue d’un peuple qui aime sa langue morte comme une maîtresse aime son amant, de ce même amour pénible et violent qu’on ressent pour une passion évanescente ou pour tout autre chose qui n’est pas à nous. L’amour, le vrai, n’existe que dans la fragilité. Les yeux que posent les maîtresses sur leurs amants contiennent mille fois plus d’amour que n’en contiendront jamais les yeux des femmes pour leurs maris. Les peuples défaits et les maîtresses aiment leur langue et leur homme de ce même amour agonisant, mêlé d’espoir et de désespoir. » Le ton est donné.
Nous ne savons rien de l’auteure, sinon qu’elle a étudié en littérature française à l’Université de Montréal et fait maintenant carrière en relations publiques, après avoir travaillé comme attachée de presse dans le milieu politique. La narratrice de son roman, une jeune femme dont on ne connaîtra pas le nom, qui aime le sexe et la littérature, vit une existence cloîtrée dans l’orbite d’un homme mûr et marié, dont on ne connaît pas davantage le nom. Les personnages de Daddy Issues n’ont pas de nom, mais des surnoms génériques : la narratrice se voit tantôt comme une « gamine », une « petite fille », une « jeune fille », tantôt comme une « maîtresse diabolique », tombée amoureuse d’un « monsieur », celui qu’elle présente comme le « roi », qui consent tout au plus une fois par semaine à la visiter dans une chambre exiguë, au coin des rues Fullum et Sherbrooke. Si l’homme mûr est dans la cinquantaine, la jeune femme serait, elle, dans la vingtaine.
L’anonymat et le huis clos sont des données centrales du récit, qui nous est livré en des chapitres elliptiques, souvent lestés de citations plus ou moins pertinentes : des auteurs à la mode comme Mona Chollet, Annie Ernaux et Frédéric Beigbeder côtoient Roland Barthes et Jean-Paul Sartre, sans harmonie ni cohérence, au milieu de renvois à des films de répertoire et à des téléséries américaines. Il est loin d’être clair que la littérature soit au cœur de l’existence de cette jeune femme : si l’appel de la vocation intellectuelle n’est pas absent, il ne vient pas en premier chez elle. Son vrai sujet est la dépendance amoureuse, dans la douleur, le consentement et l’extase ; la soumission au maître élu. La littérature semble lui être un alibi dans le théâtre du désir, servant à nourrir un personnage de composition pour satisfaire les fantasmes de l’amant, lui-même un lecteur qui lui prête des livres qu’elle s’empresse de dévorer, mais qui refuse en retour de lire ceux qu’elle lui donne, sous prétexte de manquer de temps. « Je choisis méticuleusement ma lecture avant l’arrivée de mon roi et garde un air concentré alors qu’il pousse la porte de ma chambre, dit-elle. […] J’ignore ce que j’attends de ces efforts. Sans doute veux-je cultiver à travers ses yeux une image idéalisée de moi-même. L’image d’une belle et jeune fille candide, une amoureuse au regard morose aimant Proust. Une maîtresse, éprise et mélancolique, une poète lisant à plat ventre en déshabillé de soie rouge en attendant un homme. » Daddy Issues est hanté par le cliché et la répétition, non en raison du thème de la jeune femme et de l’homme mûr, comme l’ont prétendu les journalistes culturels, mais de la pauvreté de la langue et de l’imagination romanesque.
La narratrice est prisonnière des images et des stéréotypes, et n’arrive pas à accéder à son individualité, non plus qu’à la diversité du réel et à la richesse des sentiments. L’impuissance à écrire un vrai roman est revendiquée dès le début par la référence à Prochain épisode d’Hubert Aquin, et de façon plus étonnante, à Michel van Schendel, qui évoquait dans les années 1960 une « malédiction canadienne-française », qui rendrait le monde étranger aux Québécois et leur expérience de l’amour authentique, impossible. « Notre roman, à de rares exceptions près, disait-il en une formule tranchante, s’en trouve irrémédiablement condamné : c’est un roman anémique, dépossédé, irréel ».
C’est par ces caractéristiques et son défaut d’incarnation que Daddy Issues se rattache à la condition québécoise. Les spectres de la narratrice et de l’amant cherchent à accéder à une réalité, à une présence, à une consistance, à travers un diaporama ininterrompu de références culturelles volatiles, sans que l’identité de leur drame intérieur ne soit jamais trouvée ni fixée. Ils ont un corps, mais sont sans visage ; leur vie est dépourvue de contours ; ils ne semblent pas avoir de passé ; ont une chambre, mais pas de vrai chez eux, et encore moins de pays. Même Montréal n’apparaît que par touches évanescentes. Le contraste entre le parc Baldwin, où la narratrice passe ses étés à lire, et le parc Laurier, où se tient l’amant embourgeoisé, aurait pourtant dû se prêter à des observations sociologiques piquantes. Mais nous sommes devant une héroïne qui ne s’intéresse pas au monde extérieur. Sur le plan proprement romanesque, comment ne pas déplorer l’extrême modestie du résultat ? L’auteure, qui n’a pas trouvé sa voix, ne dépasse pas le stade de l’anecdote et de la citation scolaire ; elle n’atteint pas la maturité de la forme. Son imagination se fige volontiers en des images empruntées, sans force d’évocation.
La narratrice aspire pourtant du fond de son être à une réalité autre qui la rendrait à elle-même, où logerait le Graal de douleur, de poésie et de volupté propre aux cultures achevées, dont ce « pays impossible auquel on finit par ressembler » est par défaut exclu. Il serait si facile de réduire l’héroïne de Daddy Issues à la caricature de la jeune femme qui tombe amoureuse d’un homme mûr. D’ailleurs, pourquoi ce sujet serait-il devenu soudainement plus éculé qu’un autre, peut-on se demander, sinon pour des motifs idéologiques dus à l’air du temps ? La réception en témoigne. Pour justifier l’usage de ce thème devenu marqué dans la presse officielle, l’auteure n’a eu d’autre choix que de revendiquer une légitimité idéologique : elle ferait entendre la parole d’un personnage « invisibilisé » et « objectivé » par le regard masculin, pour reprendre les non-mots de la novlangue de l’époque. C’est à ce titre que le livre a été reçu et discuté. On ne dira jamais assez à quel point cette approche médiatique et idéologique est profondément anti-littéraire. En acceptant de la faire sienne, l’auteure commet selon nous une erreur : elle consent à se laisser « objectiver », mais cette fois par l’idéologie. Elle renonce à être lue.
Sous la trame amoureuse, un autre combat nous est raconté, beaucoup plus âpre : la pauvreté ontologique, la ponction de la tribu du Québec sur les êtres. Mutilée par son origine, qui la relègue dans un registre existentiel inférieur, voici une jeune femme qui a conscience d’avoir été privée de sa vocation libertine, d’avoir été détournée de sa nature. Sa féminité trouble n’est pas de celles qui entrent dans les catégories sociales admises (« plutôt crever que de devenir mère »). Lucide sur la condition québécoise, elle en fait le sujet de sa réflexion, ce qui donne les meilleurs passages du livre. « Les grands romans, ceux dont regorge la littérature, soutient-elle, n’ont rien à voir avec ce simulacre entremêlé d’allers-retours que je m’évertue à rendre vertueux et tangibles. Lord Durham avait raison : nous sommes un peuple sans histoire et sans littérature. Mes illusions sont finalement perdues et à des années-lumière de l’œuvre balzacienne dont accouchent les peuples achevés et vrais. Notre histoire m’échappe comme les mots pour la raconter. Et je ne suis même pas l’écrivain de mon propre roman. » Anémique, dépossédée, irréelle.
Sans aller jusqu’à Balzac, il y aurait de la place, en littérature québécoise, pour une Pauline Réage et une Histoire d’O écrite à l’encre de la blessure nationale. Ou pour une démarche littéraire qui conjuguerait une recherche d’absolu par la passion et la dégringolade historique de tout un peuple, maintenu dans l’illégitimité. C’est de toute évidence le sujet d’Élizabeth Lemay. Mais des obstacles se placent sur son chemin. Nous en avons repéré deux : l’hiver et la famille. « Je rêve d’un pays sans saison, écrit la narratrice. À moins trente, je vous jure qu’une Françoise Sagan n’aurait pu être Françoise Sagan ». « Dans mes songes éveillés, dit-elle encore, je ne peux m’empêcher de faire périr mes proches. Je les anéantis tous, mon père, ma mère et ma sœur, pour que mon roi devienne ma famille. » Tout cela est juste et bon. Mais n’aurait-il pas fallu écrire : pour que mon roi devienne mon soleil ? La famille n’est compatible ni avec le désir ni avec la littérature. Les daddy issues, après tout, sont peut-être ce qui sépare la narratrice de la souveraineté, bien avant la « malédiction canadienne-française », pas moins responsable pour autant.
Carl Bergeron
Écrivain
1 Guillaume Lavallée, 2004, Habermas et le monde arabe : les limites de la décontextualisation, Mémoire de maîtrise en philosophie, Université Laval.
2 Je reprends l’orthographe du nom adoptée par l’auteur.
3 Philologue, philosophe, historien (1823-1892).
4 Jurgen Habermas, 2008, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Gallimard