Le Canada voudrait faire du général Roméo Dallaire un héros d’envergure internationale. Méfions-nous! Le Québec n’a aucun intérêt à suivre le Canada sur ce chemin. Le livre que Roméo Dallaire a récemment signé (J’ai serré la main du diable, La faillite de l’humanité au Rwanda Libre Expression 2003) fournit beaucoup de raisons pour ne pas le faire. De même, un croisement simple d’informations sur la tragédie rwandaise devrait permettre à tout observateur attentif de voir qu’il y anguille sous le socle du monument qu’on est en train d’ériger en l’honneur de cet ancien chef de la Mission des Nations unies au Rwanda.
Rappelons d’abord que le Rwanda a été, jusque 1994, le fleuron de la coopération internationale québécoise en Afrique. Des milliers de Québécois et de Québécoises y ont travaillé depuis l’indépendance du Rwanda en 1962. Le père Georges-Henri Lévesque a fondé l’Université nationale du Rwanda en 1963. Par ailleurs, l’un des trois volumes de ses mémoires intitulés Souvenances (Éditions La Presse 1989) est consacré presque entièrement au Rwanda. Pierre Crépeau, anthropologue et ancien vice-recteur de l’Université nationale du Rwanda, qui habite maintenant la région de Gatineau, a écrit dans son livre Rwanda, le kidnapping médiatique (Vents d’Ouest 1995)‑: « Un flot continu de coopérants québécois s’y sont succédés durant des décennies, de nombreux projets de développement ont été mis en œuvre dans des domaines aussi diversifiés que l’agriculture, la santé la coopération et surtout l’éducation au niveau supérieur.‑»
Ne nous trompons pas‑: si nous acceptons le récit de la tragédie au Rwanda tel que raconté par le général Dallaire, nous remettons en question la pertinence, le mérite et la qualité de l’œuvre réalisée par tant de Québécois entre 1960 et 1990. Le récit de Roméo Dallaire contient implicitement une critique virulente de tout ce qui a pu se faire au Rwanda avant 1990. À ce sujet, dans un de ses derniers écrits (Le‑Devoir 1er février 1995), le père Lévesque, sentant justement que le « récit officiel‑» le visait personnellement, a dénoncé le procès d’intention dont il était victime ainsi que les rapprochements entre sa personne, son œuvre et le pouvoir auquel on attribuait les massacres.
Notons aussi que le Canada anglais aime Roméo Dallaire parce qu’il est un Canadien Français dévoué corps et âme à l’unité canadienne. Ardent partisan de Pierre Trudeau, il parle fièrement dans son livre de son travail de militaire chargé de disperser des manifestations nationalistes dans les années 1960, dont celle contre la compagnie Murray Hill. Et il dit avoir goûté pour la première fois « aux joies d’un vrai commandement‑»… au Québec, en octobre 1970‑!
Par ailleurs, avant que Dallaire ne publie son livre, certains journalistes et auteurs avaient déjà commencé à rédigé son hagiographie, souvent pour les pires raisons. Dans un livre sur la crise rwandaise, la journaliste de CBC, Carol Off, le félicite pour « s’être aventuré dans les eaux politiques chez lui quand, en 1990, il avait persuadé un groupe d’officiers de se joindre à lui pour faire une intervention critiquant la séparation du Québec.‑» (Commission Bélanger-Campeau) Elle ajoute que, grâce à des amis bien placés, Dallaire a pu éviter d’être sanctionné pour ce comportement pour le moins inusité de la part d’un militaire1.
Mais le Canada anglais aime Roméo Dallaire aussi, beaucoup, parce qu’il a une antipathie viscérale pour la France et pour ce qu’il appelle les Franco-Africains. Par ailleurs, si on remonte au processus de nomination de Roméo Dallaire, on s’aperçoit que c’est justement cet aspect de sa personnalité qui explique sa nomination comme commandant de la MINUAR. À l’exception de Dallaire et d’un adjoint, le Canada n’a pas participé à la mission de maintien de la paix au Rwanda jusqu’après la tragédie. En effet, lorsque l’ONU a convenu d’envoyer une mission au Rwanda, elle cherchait, ou, plus précisément, les États-Unis cherchaient, un commandant francophone. Mais pas n’importe quel Francophone‑: un Francophone anti-français. La raison étant que les États-Unis, appuyés en cela par le très fidèle Royaume-Uni, voulaient, et veulent toujours, supplanter la France en Afrique francophone.
(La rivalité Washington-Paris, que nous avons vue lors de la guerre en Irak, s’était déjà manifestée fortement en Afrique au début des années 1990. Elle est d’ailleurs la toile de fond de la tragédie rwandaise et elle explique la présence d’un nombre considérable de Canadiens dans cette crise.)
Nous savons que ce genre de Francophone anti-français se trouve à Ottawa, notamment aux Affaires étrangères ou dans les hautes sphères de la Défense nationale. Depuis Trudeau, et même bien avant, la méfiance à l’égard de la France républicaine constitue une assise de la politique étrangère du Canada.
Au Rwanda, Roméo Dallaire a été fidèle à la volonté de ceux qui l’ont nommé commandant de la MINUAR. Et son livre le confirme. Il n’est donc pas surprenant que la France a demandé officiellement au Canada de le destituer du poste de commandant militaire avant le début des massacres en avril 1994.
Le problème principal du livre signé par Roméo Dallaire, c’est qu’il s’agit de l’« Histoire officielle‑» écrite en gros caractères. Le livre se lit, dans sa version originale anglaise comme dans sa traduction française, exactement comme ce qu’il est‑: le travail d’une équipe de rédacteurs qui avaient comme mission de redonner de la vie à une version convenue, mais de plus en plus contestée, de la tragédie rwandaise. L’une de ses rédactrices a également participé à la rédaction du livre de Carol Off référencé plus haut. Certains paragraphes du livre d’Off sont repris quasi textuellement dans le livre du général Dallaire. Mais le pire, c’est que ce livre qu’il signe présente une version que Dallaire lui-même ne partageait pas en 1994.
Une semaine après son retour du Rwanda, participant au Point de Radio-Canada le 14 septembre 1994, Roméo Dallaire a répondu de façon claire à une question sur l’éventuelle planification d’un génocide contre les Tutsis : « Moi je dirais qu’il y a eu génocide national, mais un génocide de philosophie politique, non pas purement ethnique. Beaucoup de Hutus comme beaucoup de Tutsis ont été tués… Je pense que le débordement qu’on a vu a été au-delà de pouvoir être conçu. Mais jamais, je pense, personne n’aurait pu planifier l’ampleur du débordement.‑»
Il a exprimé exactement les mêmes doutes quant à l’existence d’un « master plan qui viserait une confrontation‑» lorsqu’il a briefé des ambassadeurs de pays concernés aux bureaux de l’ONU, à New York, le 28 mars 1994, une semaine avant l’attentat du 6 avril contre les présidents Habyarimana et Ntaryamira du Rwanda et du Burundi qui a déclenché les massacres. (Note de l’Ambassadeur belge P. NOTERDAEME au ministère des Affaires étrangères)
Or dans son «histoire officielle», il se contredit en conclusion «la responsabilité du génocide rwandais incombe exclusivement aux Rwandais qui l’ont planifié, commandé, supervisé et finalement dirigé,» et il le répète sur presque toutes les 700 pages, soit par insinuations et allusions soit par accusation directe. Par contre, il ne présente aucune nouvelle preuve de planification, tout comme personne n’a pu en présenter depuis 8 ans de procès au Tribunal pénal international sur le Rwanda à Arusha.
Qui croire: le Dallaire qui répond spontanément au lendemain de son retour du Rwanda ou le Dallaire de l’histoire officielle écrite par une équipe près de 10 ans plus tard?
Depuis la sortie du livre de Dallaire, la réaction des médias, surtout à Radio-Canada, a été extrêmement décevante. Aucun journaliste n’a osé poser des questions difficiles au général. Tous lui ont permis de s’épancher librement et de divaguer sur la main froide du diable qu’il aurait serrée ou sur ses rencontres avec Dieu. Outre les préjugés profonds de ces élucubrations, que les journalistes laissent passer, il y a là une complaisance inacceptable au sujet d’une tragédie d’une grande ampleur.
L’ampleur de la tragédie exige plus de rigueur. Aussi, si les Québecois ne veulent pas se faire imposer un héros qui ne partagent pas leur vision du monde, il faut demander des réponses au général Dallaire. Voici quelques questions soulevées par son livre.
Contrairement à ce que l’on dit généralement, Roméo Dallaire n’était pas le chef de la mission de l’ONU, mais seulement le commandant de la composante militaire. Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du secrétaire général de l’ONU, était le chef de la mission. Alors que Roméo Dallaire, de son propre aveu, ne savais pas où se trouvait le Rwanda avant d’y aller en 1993, et prétend ne rien connaître en politique – a-t-il oublié son intervention devant la Commission Bélanger-Campeau ? M. Booh-Booh était un diplomate camerounais chevronné ayant été ambassadeur de son pays notamment en URSS (15 ans) et en France (4 ans) et ministre des Affaires étrangères.
Pourquoi Dallaire s’est-il permis d’enfreindre les règlements les plus élémentaires d’une mission de maintien de la paix – et de s’en vanter (p. 272) – en communiquant directement, par-dessus la tête de son chef, avec son ami le général Maurice Baril à l’ONU ainsi qu’avec le chef des missions de maintien de la paix, Kofi Annan‑?
N’est-il pas venu à l’esprit de Dallaire que M. Booh-Booh, même en étant «Franco-Africain», pouvait comprendre mieux que lui les complexités de la politique rwandaise et des relations internationales en Afrique? Ne sait-il pas que la meilleure façon de miner une mission est de contourner le chef et surtout de le faire savoir à l’une des parties à la guerre, en l’occurrence l’armée du Front patriotique rwandais (FPR) soutenue par les États-Unis et l’Angleterre?
Le livre du général Dallaire démontre clairement qu’il avait un parti pris flagrant en faveur de l’armée du FPR? Dallaire a accepté de coucher au quartier général du FPR à plusieurs reprises. En racontant son départ du Rwanda, Dallaire rappelle tendrement une soirée pendant les massacres passée avec Pasteur Bizimungu, dirigeant du FPR et futur président‑: «Après avoir évoqué nos discussions à Mulindi (quartier général du FPR), où nous causions entre amis, tard dans la nuit, nous avons terminé la rencontre de manière officielle, du personnel circulant un partout autour de nous.» Une mission de l’ONU a l’obligation suprême de rester neutre. De toute évidence, Dallaire ne l’était pas.
De plus, il fournissait des renseignements militaires sur l’armée rwandaise au chef du FPR, Paul Kagame. Le texte qui suit, tiré de la version originale anglaise, est curieusement absent de la traduction française. « I also ensured that the existence of these officers was passed on to Kagame so that RPF would realize there were moderates they could potentially work with inside the present security forces.‑» (p. 121, Shake hands with the devil)
La façon dont Roméo Dallaire traite deux événements critiques de la tragédie rwandaise laisse croire que son but est de brouiller les pistes, non pas d’élucider les causes. Ce sont l’invasion du Rwanda en octobre 1990 et l’assassinat du président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994. Sans invasion, sans attentat, il n’y aurait pas eu de massacres en 1994.
La guerre au Rwanda a commencé par l’invasion du pays, le 1er octobre 1990, par des régiments entiers de l’armée ougandaise: 4000 troupes, des officiers supérieurs, un ancien ministre de la Défense, un chef des renseignements militaires de l’Ouganda, tous aguerris par des années de guerre en Ouganda. Au moment de l’invasion, le futur chef Paul Kagame, que Dallaire qualifie d’«homme extraordinaire», était en formation militaire à Fort Leavenworth, aux États-Unis.
Pourquoi le général Dallaire occulte-t-il cette invasion ainsi que l’origine des envahisseurs‑? Voilà comment il les décrit‑: «Alors que nous cheminions dans ce paysage bleu-vert (vers Mulindi), mes pensées allèrent vers Paul Kagame, le chef militaire du FPR. J’étais curieux de rencontrer l’homme qui avait réussi à transformer une horde de guerilleros loqueteux en une force capable de donner à deux reprises du fil à retordre aux soldats français sur le terrain.» (p. 100)
Pire encore est son traitement de l’attentat du 6 avril.
Comment peut-il continuer à qualifier d’«accident» ou d’«écrasement» l’attentat au missile sol-air contre l’avion qui transportait les présidents du Rwanda et du Burundi, attentat qui a déclenché le cataclysme? Surtout que le missile a été tiré d’un endroit dont Roméo Dallaire avait la responsabilité, la KWSA (Kigali Weapon Secure Area).
Pourquoi, dans un livre de 700 pages, cet attentat ne mérite-t-il pas plus que quelques paragraphes? Pourquoi ne donne-t-il pas sa version de cet attentat qui n’a toujours pas fait l’objet d’une enquête internationale? Pourquoi ne pèse-t-il pas les diverses hypothèses à ce sujet?
Par ailleurs, Roméo Dallaire décrit ses pensées, pour le moins surprenant, le 6 avril lorsqu’il participe à la réunion du Comité de crise établi à la suite de l’attentat‑: «La présence de Bagosora (en prison à Arusha) ébranlait le maigre espoir que j’entretenais‑: celui que ce coup d’État – si coup d’État il y avait – ait été planifié par des éléments modérés de l’armée et par la Gendarmerie.»
Ce surprenant «espoir d’un coup d’état» par les éléments que Dallaire qualifie de «modérés» l’a-t-il aussi poussé à refuser les consignes du Comité de crise et à faire amener, par les troupes de l’ONU, la première ministre Madame Agathe Uwilingiiyimana à la radio rwandaise pour s’adresser à la nation?
Pensons-y! Le président du pays et le chef de l’État major de l’armée sont tués. Roméo Dallaire, qui ne connaît rien en politique, passe outre au Comité de crise, décide qui devait prendre le pouvoir et parler à la nation, même si, selon un récent témoignage d’un témoin à charge, Madame Agathe Uwilingiiyimana ne voulait pas aller à la radio elle non plus.
Cette question en amène une autre plus grave. Est-ce que Roméo Dallaire agissait seul ou recevait-il des ordres de quelqu’un d’autre?
Au nom de l’histoire et de la vérité, le général Dallaire se doit de répondre.
1 The Lion, The Fox & The Eagle, A story of the generals and Justice in Rwanda and Yugoslavia,Carol Off, Vintage Canada 2000, p. 35