Serge Cantin. La distance et la mémoire

Serge Cantin
La distance et la mémoire. Essai d’interprétation de l’œuvre de Fernand Dumont
Québec, Presses de l’Université Laval, 2019, 426 pages

Qui lit encore Fernand Dumont ? Quelle est donc cette prose, pas tout à fait philosophique et pas tout à fait sociologique non plus, qui s’énonce souvent au « je » et entremêle réflexion théorique, analyses de la société québécoise et expériences vécues par l’auteur ? D’un abord difficile, la prose dumontienne, en outre, ne sent-elle pas le soufre : « culture », « nation », « mémoire », etc., n’a-t-on pas affaire là à un auteur que l’air du temps enjoint de considérer avec suspicion voire de tenir à distance ?

Serge Cantin, lui, lit encore Fernand Dumont. Il n’a, en fait, jamais cessé de le lire depuis un séminaire que, jeune étudiant en philosophie, il a suivi avec l’auteur du Lieu de l’homme. Certes, le propos de Dumont ne se laissait pas saisir aisément – mais Cantin a alors eu l’intuition qu’il avait affaire non seulement à des propositions intrigantes ou pertinentes, mais à rien de moins qu’une œuvre en cours d’élaboration. Une œuvre, c’est-à-dire une interrogation sans cesse relancée, qui tourne, en spirale, autour d’un objet qui ne se laisse approcher que d’une pluralité de perspectives, tout en semblant refuser de livrer tous ses secrets à qui l’approche.

Mais serait-ce trop dire que Serge Cantin a alors découvert, plus encore qu’une œuvre, un maître ? Un (bon) maître ne se donne pas des disciples pour les conserver ; au contraire, il les élève pour qu’ils puissent se risquer à penser par eux-mêmes. Il peut alors arriver un moment où le disciple émancipé entend dire tout ce qu’il doit à son maître. Mais proposant une interprétation de l’œuvre du maître, se manifeste alors ce phénomène étrange : on ne sait, lisant l’ouvrage qui en résulte, ce qui appartient en propre à l’un et à l’autre, tellement les proses du maître et du disciple émancipé s’entrelacent, comme si elles ne formaient qu’un seul tissu.

Comme le relève Jacques Beauchemin dans sa préface, l’œuvre de Fernand Dumont paraît au lecteur attentif d’une « extraordinaire cohérence ». Partout, un même style, inimitable : une signature propre en somme. Cette signature, Serge Cantin la fait ressortir – mais de telle façon qu’il lui confère, opérant une sorte de « libération » du texte dumontien, rien de moins qu’un surplus de sens, me semble-t-il. Osons l’écrire : après cet ouvrage de Serge Cantin, nul ne pourra plus lire Fernand Dumont comme avant ; lisant Dumont, on aura l’interprétation de Cantin en tête, non certes pour toujours la confirmer, mais pour se mesurer à elle.

Quelle est donc, en substance, cette interprétation ? Tout part, suivant Serge Cantin, d’une impasse, qu’il convient de surmonter. En en traçant les paramètres, Serge Cantin schématise assurément – mais pas au point d’être injuste, me semble-t-il. On a, d’un côté une manière d’approcher l’œuvre de Dumont qui insiste sur ses « intentions fondamentales » (J.-P. Warren), lesquelles seraient très tôt formulées. Dumont serait l’auteur d’une œuvre née d’une expérience singulière, celle du déchirement de qui constate que s’intéressant aux choses de l’esprit, il s’éloigne d’un milieu d’origine modeste avec lequel il peut de moins en moins communiquer. Son œuvre serait une longue méditation sur cette expérience, jamais dépassée. À l’inverse, on a opposé à cette lecture que Dumont était le penseur de l’universel, que les concepts qu’il avait élaborés n’avaient d’autre sens que de dépasser l’expérience singulière thématisée comme émigration. En somme, ou bien Dumont est l’homme de l’expérience vécue, par définition singulière, ou bien il est l’homme de l’universel, qui cherche à s’élever par-delà le singulier.

Fausse logique du « ou bien… ou bien » diagnostiquait déjà Hegel – dont la philosophie, quoiqu’elle ne soit évoquée explicitement qu’à une ou deux reprises, hante tout l’ouvrage de Serge Cantin. Dumont n’est pas le penseur du singulier contre l’universel – ou de l’universel contre le singulier. Toute sa pensée, au contraire, est la mise en œuvre d’une « dialectique » entre ces deux pôles que seule la pensée abstraite oppose : on ne peut en rester à une image de la pensée comme expression d’une expérience singulière qu’en faisant abstraction de l’universel, et à une image de la pensée de la pensée comme expression de l’universel coupé de la singularité qu’en faisant abstraction de l’expérience singulière qui est son socle. La pensée abstraite est une pensée appauvrie.

C’est cette dialectique entre le singulier et l’universel qui est disposée au cœur de l’œuvre de Fernand Dumont : la « culture première » renvoie à l’expérience vécue, ce sont les mœurs, les traditions, les coutumes, etc., qui sont le plus souvent irréfléchies ; la « culture seconde » (les arts, la littérature, les sciences de l’homme, les idéologies) renvoie à l’exercice de la réflexivité. Tout l’enjeu est de penser le rapport établi entre elles : on peut concevoir que la culture seconde admet son « enracinement » dans la culture première, ce qui veut dire qu’elle cherche à la réfléchir sans rompre radicalement avec elle. Au sens hégélien, il s’agit tout à la fois de surmonter, mais en conservant le noyau matriciel de ce qui a été surmonté (c’est le sens de l’aufhebung). Mais on peut aussi concevoir que la culture seconde ou la réflexivité ne se conquiert que contre la culture première, qu’en en faisant abstraction. C’est une tendance de la culture moderne depuis Descartes que de valoriser le « déracinement » : pour penser, il faudrait commencer par douter de tout ce que l’on a reçu (congédier la culture première), la réalité indubitable étant celle du sujet pensant, qui n’a de sens qu’en niant son enracinement primordial.

Ces considérations n’ont rien d’abstrait pour Dumont. Elles s’arriment plutôt à la société québécoise : après avoir voulu se fonder sur une culture seconde qui n’avait d’autre sens que de figer la culture première, catholique et française, cette société n’a-t-elle pas voulu, à partir de 1960, rompre radicalement avec la « survivance », aboutissant par là à une fondation étayée sur une culture seconde abstraite, sans rapport aucun avec l’expérience passée et donc supposée universelle ? Avec le risque, selon Dumont, d’une perpétuation sous de nouveaux dehors de la survivance dont témoigne la séparation persistante entre la culture et la politique, la première étant présumée suffire à assurer le salut de la société québécoise. La dialectique est un « pari », garanti par rien.

Ce pari, pour Fernand Dumont, a été dès son commencement celui du christianisme. Quel est le sens de l’Incarnation, sinon d’indiquer le bien-fondé d’une participation au monde profane, mais pour l’arrimer, en le transfigurant, à une dimension qui le transcende ? Le drame de l’Église catholique a été l’impossibilité pour elle de s’en tenir au dialogue entre l’expérience première, vécue, et l’institution censée dire son sens, la seconde étouffant la première.

La situation du Québec contemporain n’est donc pas exceptionnelle : tout au contraire, le Québec participe d’un drame historique, selon lequel la société occidentale, héritière de la chrétienté, est aux prises avec un legs qui valorise une culture seconde, abstraite, censée gouverner l’expérience première du monde. Un legs, autrement dit, qui indique sinon que la dialectique est un échec, du moins qu’elle est susceptible de connaître des « aventures » (Merleau-Ponty).

Gilles Labelle
Professeur à l’École d’études politiques
Université d’Ottawa