Souveraineté populaire et souveraineté de l’État

Depuis quelques années, le projet de « souveraineté » du Québec en est graduellement venu à être réduit dans l’opinion publique, et même aux yeux de certains souverainistes, à l’idée de la souveraineté de l’État du Québec. Ce projet n’est désormais plus conçu comme cette grande réalisation collective d’un peuple qui, « libre et capable d’assumer son destin et son développement », entreprendrait de se donner un pays bien à lui en se libérant de la tutelle d’un autre État.

De fait, notre projet se montre aujourd’hui largement dissocié de l’idée de la souveraineté du peuple québécois. Or, il ne faudrait pas oublier que, du point de vue des grands principes politiques, la souveraineté populaire précède celle de l’État. Celle-ci prend sa source dans celle-là et en est indissociable. Derrière l’idée de souveraineté, réside d’abord et avant tout le pouvoir que possède tout peuple conscient de son caractère national, et la souveraineté de l’État, l’incarnation institutionnelle de cette souveraineté première et fondatrice.

Aussi, l’une des tâches les plus urgentes à laquelle notre grande famille politique devrait s’attaquer est précisément de renouer avec ce principe de la souveraineté populaire, celle du peuple québécois, lequel peut seul servir de justification à l’idée d’indépendance de l’État du Québec. Le projet souverainiste doit à nouveau être conçu comme ce grand projet collectif qu’il était par exemple dans les années 1960 au moment de l’émergence du néonationalisme, alors qu’il était fortement associé au mouvement global d’émancipation collective des Canadiens français qui se sont faits Québécois. Les temps ont certes changé. Nous ne sommes plus en 1960 et les Québécois se sont depuis largement affranchis, notamment dans les domaines économique et culturel. Mais l’idée de la souveraineté du peuple, comme projet de prise en charge collective de notre destin national, n’a quant à elle rien perdu de son actualité et devrait à nouveau habiter notre projet politique.

La Loi constitutionnelle de 1982 et la souveraineté du peuple québécois

Renouer avec cette idée, c’est alors immanquablement mesurer avec encore plus d’acuité le caractère illégitime du présent cadre constitutionnel canadien, qui est précisément fondé sur la négation de la souveraineté de notre peuple, et ce, d’une double manière.

Premièrement, ce cadre, qui nous reconnaît comme simple province fédérée plutôt que comme nation, nous a été imposé à la suite du rapatriement unilatéral de la constitution canadienne par le gouvernement fédéral en 1982, et ce, sans que nous, peuple du Québec, ayons été consultés. Alors que plusieurs peuples de la planète se donnent de nouvelles constitutions politiques depuis le milieu du XXe siècle, notamment à la suite de la vague de décolonisation, en adoptant celles-ci par voie référendaire, nous n’avons jamais été amenés à nous prononcer sur la Loi constitutionnelle de 1982 à laquelle nous nous soumettons depuis lors, par défaut. Deuxièmement, cette constitution n’a jamais été ratifiée par nos représentants de l’Assemblée nationale. Et depuis, tous les gouvernements qui se sont succédé à Québec, souverainistes comme fédéralistes, ont refusé d’apposer leur signature sur ce document. On se rappellera que le texte de cette loi fondamentale avait été rédigé par les représentants du gouvernement fédéral et ceux des autres provinces canadiennes à la suite d’une entente passée entre eux seuls, en excluant volontairement le Québec au cours de cette fameuse « nuit des longs couteaux ». Les révélations contenues dans le dernier livre de l’historien Frédéric Bastien, La Bataille de Londres, sont venues ajouter un discrédit supplémentaire sur ce processus déjà entaché d’illégitimité ayant conduit à son rapatriement.

Or, il s’agit là d’un déni de souveraineté populaire dont on ne trouve que très peu d’exemples parmi les autres pays de la planète. Cette situation, qui ailleurs suffirait à elle seule à faire naître et entretenir un mouvement de résistance et de mobilisation politique, ne semble guère engendrer ici qu’indifférence et désintérêt, y compris chez bon nombre de ceux qui rêvent pourtant d’un pays pour le Québec. Sans doute bercés par cette grande illusion selon laquelle nous sommes déjà indépendants et qu’il n’en tient qu’à nous d’agir comme tel – illusion funeste pour un peuple soumis à un autre –, de nombreux Québécois ne portent plus attention à cet état de fait constitutionnel pourtant élémentaire[1]. Comme quoi, avec le temps, même des peuples pourtant épris de liberté peuvent en venir à supporter l’intolérable.

Démarche constituante et référendum sur l’indépendance

Depuis 1974, la grande stratégie souverainiste s’articule autour de l’objectif politique cardinal du référendum, acte démocratique par lequel les Québécois seront amenés à déclarer l’indépendance de leur province de la fédération canadienne. La question de la constitution, ou plutôt d’une démarche constituante, a toujours jusqu’ici été reléguée au second plan dans cette grande stratégie ; celle-ci devant s’amorcer à la suite d’un référendum victorieux et non avant. La principale raison de ce choix tient à l’argument selon lequel il serait probablement plus facile d’amener une majorité de Québécois à se prononcer en faveur du Oui lors d’un référendum qu’à amener ceux-ci à se mettre d’accord sur un projet de constitution quel qu’il soit. Certains, favorables à l’idée de pays, pourraient rejeter un tel projet de constitution québécoise sous prétexte qu’elle serait trop ceci, qu’elle ne traiterait pas de cela ou qu’elle mettrait trop l’accent sur ceci. Ce risque est bien réel, mais il est à mes yeux surestimé.

Il suffirait que le texte de cette constitution québécoise soit concis et qu’il ne s’en tienne qu’à des principes généraux pour qu’elle réussisse à recueillir le consensus nécessaire à son adoption par la population. D’ailleurs, la plupart des constitutions du monde sont des documents très succincts qui n’énoncent que de grands principes et laissent les détails à l’interprétation du législateur. La première constitution étatsunienne par exemple ne comptait que 4400 mots (environ 10 pages) et celle adoptée par les révolutionnaires français en 1791, à peine 12 000 mots (environ 27 pages ; ce qui comprenait la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789). Plus récemment, en 2006, les Monténégrins se sont donné une constitution à la suite de leur déclaration d’indépendance qui compte à peine 10 000 mots (environ 22 pages). Une constitution qui n’exposerait que de grands principes politiques fondamentaux pourrait assurément recueillir un appui suffisant parmi les Québécois. Qui plus est, rien n’empêche que cette constitution fasse l’objet de modifications, de révisions ou de certaines précisions, une fois l’indépendance réalisée. Aussi, certains des articles de cette constitution pourraient n’avoir qu’une portée « déclaratoire » lors de son adoption, en ce qu’ils n’entreraient en vigueur qu’une fois l’indépendance promulguée, laissant donc à plus tard le travail de définition plus précise de leur contenu.

Le problème avec la présente stratégie souverainiste qui mise tout sur le référendum est qu’à trop attendre cette consultation qui ne semble pas venir, qui n’arrive pas ou qui ne peut être engagée parce que les conditions gagnantes ne sont pas réunies, est qu’on s’enlise dans un état intolérable d’assujettissement à un ordre constitutionnel qui nous a été imposé contre notre gré et qui est érigé sur la négation de notre souveraineté de peuple. Si l’idée de la souveraineté populaire peut avoir un certain sens, une certaine résonnance dans notre projet politique, cet état de fait devrait soulever l’indignation, susciter la mobilisation. Si le statut politique de notre nation représente un objet d’insatisfaction unanime chez tous les souverainistes, il est aberrant que cet état de fait constitutionnel fondé sur la négation de notre souveraineté populaire ne suscite pas le même degré de mécontentement et de mobilisation. L’appel à la liberté qui alimente le projet souverainiste ne devrait pas nous faire perdre de vue cet état de dépendance dont nous continuons de nous accommoder sans broncher.

Entendons-nous. La question de la sécession du Québec de la fédération canadienne est une question qui devra inévitablement un jour être tranchée par le peuple québécois par voie démocratique. Pas de déclaration d’indépendance sans référendum. Aucun raccourci ne mènera à l’indépendance du Québec. Mais entre temps, qu’est-ce qu’on fait ? On reste les bras croisés face au régime canadien ? Déclarer l’indépendance du Québec par voie de référendum est une chose, et engager notre peuple dans une démarche constituante en est une autre. Et celles-ci, bien qu’elles soient distinctes, sont néanmoins complémentaires et intimement liées, et devraient donc être au coeur du projet politique souverainiste.

Le projet de la souveraineté du Québec relève de la « grande politique »

D’un point de vue stratégique, au contraire de ceux qui pensent qu’une démarche constituante nous éloignerait du projet de pays sous prétexte qu’elle serait trop « divisive », je suis persuadé qu’une telle voie représenterait une façon efficace de remettre sur l’avant-scène politique le projet d’indépendance du Québec, qui peine encore à rallier l’appui d’une majorité de nos concitoyens. L’intérêt d’une telle démarche serait de contribuer à élever le niveau des débats et des enjeux politiques au Québec, condition essentielle pour que notre projet puisse un jour recueillir un appui majoritaire.

Le Québec sort depuis la dernière élection générale de neuf années d’un régime libéral dont l’un des principaux effets aura été de réduire la politique au seul horizon de l’intendance. Au nom d’une approche gestionnaire de la chose publique et des impératifs de l’économie néolibérale, la gestion courante des affaires de l’État est venue en quelque sorte à épuiser tout le sens du politique au Québec ces dernières années. Aussi, les principaux enjeux politiques touchant les listes d’attente dans les urgences, celles concernant l’octroi des contrats publics dans le milieu municipal, les questions touchant les droits de scolarité, de la gestion des commissions scolaires ou relevant des redevances minières par exemple en sont venues à accaparer toute l’attention de notre gouvernement national et de l’opinion publique politisée. Or, l’un des effets d’une telle approche réductrice du politique est paradoxalement d’avoir favorisé un climat propice au détournement de l’intérêt public, à l’effacement dans l’espace public de l’idéal de Bien commun, et par suite à la corruption et à la collusion de toute sorte, dont on mesure justement en ce moment toute l’étendue avec les révélations de la commission Charbonneau[2]. Mais plus important encore, cette approche a conduit à saper les conditions mêmes d’articulation du projet souverainiste. Car tant et aussi longtemps que nos débats politiques au Québec continueront à être entièrement absorbés par ces débats touchant la simple intendance de l’État – aussi importants soient ces débats dans toute société –, il ne faut pas se surprendre à ce que le projet de faire du Québec un pays apparaisse « déconnecté » et par suite rejetable.

Le projet de l’indépendance du Québec relève de la grande politique, dans le sens noble du terme, puisqu’il tient du destin collectif d’un peuple. Ce projet ne saurait se laisser saisir à l’aune d’une approche gestionnaire du politique. Ce projet ne porte pas sur la gouverne intérieure d’un État institué – aussi importante cette tâche soit-elle pour tout gouvernement –, mais vise précisément à fonder un nouvel État par voie de sécession. Certains souverainistes ont récemment rivalisé d’efforts afin de montrer combien le projet de la souveraineté du Québec devait s’articuler comme une réponse aux « vraies affaires ». C’est là une stratégie bien étrange de la part de ceux qui devraient naturellement avoir une opinion plus haute de ce projet qui précisément ne saurait se laisser réduire à une telle dimension. Pour mettre de l’avant notre projet politique, il nous appartient, souverainistes, de travailler à ce que la « grande politique » puisse regagner ses lettres de noblesse au Québec, d’oeuvrer à élever le niveau des débats politiques. Ce n’est que lorsque les débats politiques au Québec s’élèveront à ce niveau – comme cela fût le cas au début des années 1990 –, que notre projet pourra à nouveau apparaître « intelligible » pour les Québécois qui doutent encore de sa pertinence et de son adéquation avec la réalité actuelle.

Nous engager dans une démarche constituante, laquelle entraînera les Québécois à débattre de questions fondamentales touchant notre destin collectif, comme celles concernant le type de régime politique dans lequel nous souhaitons vivre, les questions touchant la laïcité de l’État, la régionalisation des pouvoirs, ou même la manière d’institutionnaliser ce principe cardinal de la souveraineté du peuple, aura pour effet certain d’élever le jeu politique au Québec. Les Québécois, c’est ce que l’on a notamment pu voir lors du « printemps érable », ont soif de « grande politique[3] ». Durant ces événements de contestation sociale sans précédent, par delà les revendications les plus diverses, parfois même difficilement conciliables, qui se sont fait entendre – pour l’abolition des droits de scolarité, contre le néolibéralisme, pour le Bien commun, contre la brutalité policière, pour la liberté de manifestation, etc. – on a pu voir une volonté forte de reprise en main collective de notre destin collectif.

Il revient à nous, souverainistes, de traduire cette soif d’action collective en projet politique, et d’accompagner cette volonté de grande politique vers l’idée de pays. Cette démarche constituante doit devenir un élément central du programme politique des souverainistes, en amont du projet d’indépendance par voie référendaire. Ceux qui soutiennent que l’idée d’indépendance ne devrait pas être une « coquille vide » ont parfaitement raison. Mais, ils se méprennent en pensant qu’il faille nécessairement combler cette idée avec un projet social, aussi noble et souhaitable soit-il. Le seul contenu qui puisse convenir à une telle démarche de reprise en main collective de notre destin collectif est la souveraineté du peuple québécois, car elle seule donne à ce projet toute sa légitimité, sa dignité et sa force.


[1]Voir mon texte : « L’illusion tranquille ou la souveraineté perdue de vue », Le Devoir, 9 janvier 2012.

[2]Pour assainir nos mœurs, il faudra bien un jour travailler à insuffler dans l’espace public une certaine dose de « vertu » républicaine.

[3]Voir mon texte : « Le printemps érable et la question nationale », L’Action nationale, septembre-octobre 2012, p. 157-162.