Sur les enjeux économiques de l’élection

Docteur en socio-économie du développement de l’École des hautes études en sciences sociales.

It’s the economy, stupid ! Tel s’était exprimé James Carville, stratège de Bill Clinton en 1992 lorsque celui-ci affrontait le président George H. W. Bush, pour exprimer la nécessité d’axer la campagne du candidat démocrate sur la question.

Au Québec, en 2014, l’économie faisait partie des vraies affaires dont les libéraux promettaient de s’occuper, eux qui étaient si connectés sur les priorités des gens. Paradoxalement, le Parti libéral faisait alors campagne contre la prétendue obsession référendaire du Parti québécois – qui, tout le contraire d’une obsession, représentait en réalité une tache originelle que les péquistes cherchaient à tout prix à cacher.

Les libéraux promettaient ainsi de gérer comme des pros l’économie de la province en faisant comme si elle n’était pas, justement, une province. Que la monnaie, les taux d’intérêt, une part importante de la perception des impôts, le pouvoir de signer des traités commerciaux et de passer des lois sur la plupart des juridictions à vocation économique échappe littéralement au pouvoir dont ils souhaitaient s’emparer ne semblait pas les arrêter dans leurs promesses. Et après, on accusera les indépendantistes de vendre du rêve… À chacun ses utopies !

Depuis la défaite référendaire de 1995, l’État québécois a peu à peu cessé de se concevoir comme un État national, pour plutôt se concevoir comme un simple pôle de développement. Dans un livre antérieur1, j’ai traité des étapes qui y ont mené, et je n’y reviendrai pas ici. Il importe cependant de bien saisir que la mondialisation a diffusé ses dogmes partout sur la planète précisément au moment même où le second référendum a échoué. Ottawa a décidé de lancer sa contre-offensive, dont on se rappelle sous le nom de Plan B, et a remis le Québec dans son coin. Parallèlement à cette réalité, le néolibéralisme est devenu dominant à l’échelle mondiale. Loin de faire disparaître les États, il les a plutôt convertis à la seule logique du capital. Un bon État en est un qui parvient à vaincre ses voisins dans l’attraction des investissements étrangers, des investissements qu’on présente comme étant de plus en plus mobiles, circulant de plus en plus rapidement d’un territoire à l’autre. Pour les garder à domicile, il faut que les politiques internes soient entièrement tournées vers cet objectif d’attractivité pour que l’investisseur étranger puisse trouver un code du travail pas trop contraignant, un niveau de taxation très faible, des infrastructures à la fine pointe, une main-d’œuvre qualifiée (c’est-à-dire qui saura programmer un ordinateur, mais si elle ne saura pas parler français…), etc. Si l’investisseur n’est pas satisfait, il ira tout simplement chez le voisin.

Le Parti libéral du Québec s’inscrit totalement dans cette idéologie. Le Plan Nord en est un bon exemple, alors que le gouvernement fait des pieds et des mains pour promettre aux compagnies minières qu’elles auront droit à des autoroutes, à de l’électricité, à amener leurs propres travailleurs (n’ayant pas à embaucher des Québécois) et qu’elles ne seront pas tenues de verser des redevances dignes de ce nom. On les exempte même d’avoir à divulguer un certain nombre de renseignements sur la quantité et la valeur des richesses extraites du sous-sol2. Jacques Parizeau avait bien raison de parler de bar ouvert pour décrire cette situation.

Les enjeux économiques d’une élection sont bien nombreux, et il est toujours risqué de devoir trier. Je me concentrerai cependant ici sur quatre d’entre eux : l’avenir de la gestion de l’offre, celui du Québec, le rôle de la Caisse de dépôt et le virage business de la diplomatie québécoise.

L’avenir de la gestion de l’offre… si avenir il y a !

Brian Mulroney, premier ministre du Canada de 1984 à 1993, conseille aujourd’hui le gouvernement Trudeau sur les relations canado-américaines. M. Mulroney, à l’instar des Lucien Bouchard et Pierre-Marc Johnson, fait partie de cette engeance d’anciens politiciens déchus, repêchés par les grands cabinets d’avocats, qui profitent allègrement des succulentes opportunités en contrats qu’offrent les gouvernements. Le réseautage est précieux quand on fait partie de l’oligarchie.

Il y a quelques semaines, le père du libre-échange entre le Canada et les États-Unis a déclaré que le moment était venu d’abolir la gestion de l’offre pour le lait, les œufs et la volaille. Ce n’était pas la première fois qu’il y allait d’une telle prescription, mais, cette fois, ses paroles ont su attirer l’attention au Québec.

Les membres du gouvernement du Québec ont joué les vierges offensées, nous faisant croire qu’ils allaient se battre corps et âme pour défendre le système. S’ils étaient minimalement sérieux, le ministre de l’Agriculture, Laurent Lessard, n’aurait pas annoncé son départ de la politique le jour même où Donald Trump, en plein sommet du G7 à La Malbaie, a lancé la plus grande offensive verbale contre la gestion de l’offre que nous ayons jamais vue de la part d’un président américain.

Le gouvernement de Philippe Couillard a aussi rejeté, en juin 2017, une proposition du Parti québécois pour que la ratification de l’Accord économique et commercial global (entre le Canada et l’Union européenne) soit reportée de six mois afin que le Québec négocie avec Ottawa pour obtenir des compensations à l’endroit des agriculteurs floués par le traité. Les libéraux voulaient une ratification immédiate, et ainsi signer un chèque en blanc à Ottawa. À l’automne de cette même année, nous avons appris que la banque destinée aux compensations pour les producteurs québécois était vide, après seulement… sept jours. La posture du cocu content n’a, encore une fois, pas été payante.

Il faut cependant prendre extrêmement au sérieux la sortie de Brian Mulroney. Cette dernière n’émane pas d’un simple citoyen.

Ça fait longtemps que la gestion de l’offre, aussi fondamentale soit-elle, obsède les fanatiques du marché, qui l’ont dans leur ligne de mire. Les libéraux, à Québec et à Ottawa, savent probablement qu’elle est appelée à être passée à la déchiqueteuse.

Un conseiller gouvernemental, ce qu’est Brian Mulroney, travaille généralement dans l’ombre. Or, s’il a à faire des sorties publiques, un conseiller officiel ne colporte généralement pas de positions qui ne soient pas celles de son gouvernement. Dans le cas présent, si Justin Trudeau appuie ouvertement la gestion de l’offre, mais que son conseiller estime qu’il est temps de tourner la page, c’est que la sortie de Brian Mulroney est probablement un ballon d’essai, un test, une manière d’évaluer la réaction populaire et de préparer les esprits à ce qui s’en vient. M. Mulroney n’est que le messager.

La gestion de l’offre a été pensée comme une manière d’exempter les produits agroalimentaires des règles du commerce agressif, une façon de rassurer certains segments de la population en promettant qu’un secteur aussi fondamental ne sera pas traité comme s’il s’agissait d’une usine d’automobiles. Or, le libre-échange s’inscrit dans une dynamique d’expansion perpétuelle. On cherche en permanence à l’amplifier, à l’étendre, à le radicaliser. Toutes les exceptions, exemptions et protections sont appelées, un jour ou l’autre, à sauter. Dans l’empire du libre-échange illimité, c’est inévitable. Regardez l’agriculture : il y avait exception, il n’y en a plus.

La classe politique affiche une foi religieuse (et même sectaire) à l’endroit du libre-échange, à un niveau presque indécent dans une démocratie, et fera toujours tout pour le renforcer. L’impuissante province de Québec devra y assister en tant que spectatrice.

L’avenir du Québec inc. au sein du système du capitalisme mondialisé est, lui aussi, très précaire.

L’avenir du Québec inc.

La question fondamentale ici est celle de la dissolution programmée du Québec inc. Dans les années 1960, l’infériorité économique des Québécois avait été renversée par la construction, dans les années 60, d’un État fort qui offrait beaucoup de perspectives d’emploi à la nouvelle classe moyenne québécoise née à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, les Québécois ont développé leur propre milieu d’affaires grâce à l’État et à ses outils. On pense surtout à la Caisse de dépôt et placement, à la Société générale de financement et à Hydro-Québec (qui offrait de l’électricité à prix modique aux entreprises). Le Québec inc. a connu un essor dans les années 80. Les grandes compagnies québécoises ont eu besoin du soutien collectif pour exister et pour prendre leur place.

Quand le Cirque du Soleil a été vendu en 2015, plusieurs ont clamé que son entreprise était privée, qu’elle repose sur des fonds privés et que, par conséquent, Guy Laliberté était bien libre de faire ce qu’il voulait avec elle. Ce même Laliberté estimait pourtant quelques années plutôt qu’il n’y aurait pas eu de Cirque du Soleil sans l’appui du Québec. Sa compagnie ne s’était pas auto-créée. Voici ce qu’il écrivait en 2007 :

Si notre rêve […] s’est réalisé, c’est en raison des rencontres déterminantes qui ont jalonné notre parcours. Des êtres de cœur et d’influence ont pris le pari de croire en nous et René Lévesque était de ceux-là. D’ailleurs, c’est en grande partie grâce à lui et aux pressions qu’il a choisi d’exercer pour nous venir en aide, que nous avons obtenu les subventions essentielles à notre deuxième année d’existence3.

Si soutenue qu’elle ait pu l’être par le Québec, une partie ingrate de notre monde des affaires semble aujourd’hui avoir besoin de s’émanciper maximalement de ce Québec qui l’a fait naître. Rien n’illustre mieux ce triste état de fait que la saga, burlesque à souhait, de Bombardier. Rappelons-en les événements marquants.

Fin octobre 2015, le gouvernement Couillard a décidé de soutenir financièrement Bombardier. Les conditions de réalisation de cette décision ont été hautement controversées, bien plus que le principe en lui-même. Il s’agissait d’un investissement de plus d’un milliard de dollars américains, qualifié par Philippe Couillard d’« exemple de bonne transaction ». Le gouvernement n’obtenait aucune action dans Bombardier, mais plutôt 49,5 pour cent des parts d’une nouvelle société en commandite créée pour soutenir le nouvel avion CSeries. Cette société en commandite restait sous le contrôle de Bombardier, qui conservait 50,5 pour cent des parts. Les chefs Pierre Karl Péladeau et François Legault avaient alors dénoncé vivement cette entente où le gouvernement prenait beaucoup de risques sans acquérir d’actions. Le gouvernement, qui plus est, n’obtenait aucune assurance que le siège social de Bombardier resterait au Québec. Il est vrai que le modèle de l’État stratège est foncièrement contraire à la vision des libéraux.

Le généreux investissement est survenu en contexte de vague de ventes de sièges sociaux, après celle du Cirque du Soleil (2015) et peu avant celles de Rona (une transaction « bénéfique pour le Québec » selon la ministre Dominique Anglade…) et de Saint-Hubert (2016) à des intérêts étrangers.

Puis, au début de l’année 2016, Bombardier supprimait des milliers d’emplois. Philippe Couillard avait alors salué les mises à pied comme étant le signe d’une « nouvelle phase de croissance » dans l’entreprise.

Fin mars 2017 survient l’annonce de la hausse de 50 pour cent de la rémunération des hauts dirigeants. Devant le tollé généralisé, ces derniers ont dû y renoncer. Selon le calcul du Centre canadien de politiques alternatives (CCPA), les 100 PDG d’entreprises les mieux payés au Canada ont reçu l’an dernier 209 fois plus d’argent que le travailleur moyen. Il y a 30 ans, le ratio était d’un pour 40. L’écart entre les rémunérations se creuse de manière indécente. On voit donc, aujourd’hui, que le cas de Bombardier n’était pas une anecdote isolée. Le plus amusant, c’est qu’on ose ensuite contester la justesse d’une hausse du salaire minimum !

Quand l’État donne son soutien à une entreprise, il devrait être en droit d’imposer quelques conditions. Au nom de la décence élémentaire, il faudrait plafonner la rémunération des hauts dirigeants. Le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MÉDAC) proposait aujourd’hui d’établir une loi stipulant qu’aucun salaire, au sein d’une entreprise, ne puisse dépasser 35 fois celui de l’employé le moins bien payé. La proposition a été reprise par le Bloc québécois pour les entreprises à charte fédérale. Québec solidaire, de son côté, veut aller encore plus loin en établissant le plafond à 30 fois pour les entreprises ayant reçu un soutien de l’État.

En septembre 2017, les États-Unis ont annoncé l’imposition de tarifs douaniers punitifs de 219,63 % sur les avions de Bombardier.

L’État américain accuse donc Bombardier d’avoir bénéficié de subventions, donc d’avoir pu vendre des avions à un prix anticoncurrentiel. Washington accuse donc Bombardier de vendre ses avions à prix modique. Avec 219,63 pour cent de taxe à la douane, les Américains s’assurent que personne n’ait envie d’acheter un avion CSeries sur le territoire américain. Le différend sera, selon toute vraisemblance, porté à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a à trancher dans ce genre de situation.

Si l’OMC en venait à donner raison au Canada plutôt qu’aux États-Unis, le mal serait fait : après des années de surtarification à la frontière, l’industrie aéronautique échappera difficilement à la faillite. Les Américains utilisent la même stratégie par rapport au bois d’œuvre.

Si, à l’inverse, l’OMC donne raison à Washington, cela représenterait une énième condamnation du modèle de l’État stratège. Le principe même d’une intervention étatique pour soutenir une industrie, en pleine restructuration et lors d’une période de turbulence, deviendra de plus en difficile à concevoir. Ici, une acquisition de parts d’une société en commandite se trouve au banc des accusés. Une nationalisation partielle de Bombardier aurait-elle mieux passé ? Dieu seul le sait. Une mauvaise entente soumise à de mauvaises règles mondiales, voilà ce que ça donne.

La saga Bombardier n’est cependant pas encore terminée. Et ce n’est pas parce qu’on rit que c’est drôle… Nous avons appris en mai 2018 que Bombardier allait remettre à la multinationale européenne Airbus le contrôle des CSeries pour 0 dollar, perdant son grand projet d’avenir. Pendant que les actions de Bombardier s’appréciaient de 160 pour cent, le placement québécois dans la CSeries a connu une perte de 58 pour cent.

En achetant directement une partie des actions de Bombardier, plutôt que d’une société en commandite, le Québec aurait pu bénéficier de la hausse de l’action de l’entreprise, et aurait aussi pu avoir voix au chapitre dans les décisions du géant du Québec inc. Au lieu de cela, nous avons jeté de l’argent par les fenêtres.

Bombardier a véritablement traité l’État québécois comme un bar ouvert. Ce n’est pas la première fois, et ce ne sera probablement pas la dernière. Philippe Couillard s’est fait couillonner, et en entendra assurément parler pendant la campagne électorale. Les déboires du Québec inc. sont cependant en grande partie le résultat du désengagement, de l’économie québécoise de la Caisse de dépôt et placement.

La Caisse de dépossession

La Caisse de dépôt et placement du Québec est le levier d’action collective le plus puissant de l’État québécois. Depuis les années 2000, la Caisse n’a jamais possédé moins de 100 milliards de dollars d’actif total. Entre 2005 et 2011, il tournait autour de 200 milliards. Il frisa ensuite les 300 milliards, pour dépasser ce record en 2014. La Caisse était à l’origine un pur produit de la Révolution tranquille, conçue par des élites dignes de ce nom, habitées par une vraie vision de l’intérêt national. C’est le 15 juillet 1965 que la loi constitutive de la Caisse a été établie. La mission de la Caisse n’était pas clairement définie dans le texte législatif. On distinguait plusieurs objectifs : constituer une réserve de capitaux, protéger l’épargne et les retraites des Québécois, sécuriser le capital, assurer la sécurité de son rendement, dans un premier temps, puis se muer progressivement en une institution de soutien au développement économique du Québec ; être, en somme, le bas de laine de la province pour ensuite devenir un outil au service de l’entrepreneuriat québécois.

La ligne fut suivie : après avoir été un instrument de reconquête et de protection des Québécois, la Caisse a joué un rôle prépondérant dans l’ascension du Québec inc. dans les années 1970 et 1980. Quand la Caisse de dépôt et placement a été pensée, il fallait en finir avec la dépendance à des intérêts étrangers, à une époque où l’immense majorité de l’économie québécoise échappait aux Québécois. Les succès de la Caisse sont indéniables. Des hommes et femmes d’affaires, elle en a lancé des milliers, comme elle a sauvé des centaines d’entreprises québécoises. Le développement énergétique, elle l’a soutenu activement en investissant massivement dans Hydro-Québec à partir des années 1960.

Si on observe l’évolution de la Caisse, on constate qu’elle a progressivement perdu son âme.

De 1996 à 2007, le poids relatif des investissements – obligations, biens immobiliers, actions et valeurs convertibles – de la Caisse au Québec est passé de 46,40 pour cent à 16,94 pour cent. Alors que les entreprises québécoises accusent un important retard en matière de productivité, n’y aurait-il pas lieu de penser que le désengagement de notre plus important outil collectif y soit pour quelque chose ? Les conséquences de la « réorientation » de la Caisse ne s’arrêtent pas là. Rona, mais aussi Alcan, Abitibi-Consol, Domtar, Provigo – dont l’existence devait beaucoup à la Caisse – sont passés en mains étrangères. Dans ces cinq cas, la Caisse aurait pu intervenir.

La métamorphose de la Caisse est d’abord issue d’une volonté d’adaptation à la financiarisation de l’économie. Depuis les années 2000, les fonds spéculatifs prennent une importance croissante. La financiarisation, c’est le détournement de l’activité bancaire vers la spéculation au détriment de choix réellement productifs, et ce mouvement a largement absorbé l’économie mondiale.

En 2002, Henri-Paul Rousseau a succédé à Jean-Claude Scraire à la tête de la Caisse. Au moment où il s’installe aux commandes, la Caisse gère un actif d’environ 130 milliards de dollars. Rousseau entreprend immédiatement une profonde réorganisation interne : licenciement des dirigeants de l’époque Scraire, congédiement de 19 dirigeants, abolition de 138 postes, fermeture de 8 bureaux sur 11 à l’étranger, suppression de 5 filiales. Les équipes de (réels) experts de la Caisse, qui en avaient appris beaucoup pendant des années sur des enjeux pointus, étaient sabordées. La hache tombait dans les activités à l’étranger, l’expertise sur les devises, la gestion pour des tiers, les services conseils à l’international et la structure de l’investissement par filiales4. La cure d’amincissement de la Caisse servait un dessein plus profond : réduire sa capacité d’action. Rousseau rejetait le principe de l’intervention de la Caisse dans la grande entreprise et dans les PME. C’est plutôt la Banque de développement de Canada qui agit à sa place. « La Caisse n’empêchera pas les prises de contrôle étrangères », déclarait-il aussi à l’époque. En plus d’avoir voulu revendre Vidéotron à Rogers, il a laissé la Bourse de Montréal passer à Toronto sans mot dire.

Le crépuscule de l’idole survint en 2009, lorsque les Québécois apprirent que des pertes de 40 milliards de dollars avaient été enregistrées au cours de l’année précédente. L’ère Rousseau a été celle de l’obsession du rendement maximal, et d’un délire spéculatif n’ayant rien à envier aux banques, lequel a débouché sur le scandale du papier commercial (PCAA).

En effet, la a Loi sur la Caisse de dépôt et placement du Québec de 2005 est venue encadrer légalement sa mission, pour assurer qu’on ne s’éloignerait pas du sacro-saint rendement. L’article 4.1 est sans équivoque :

La Caisse a pour mission de recevoir des sommes en dépôt conformément à la loi et de les gérer en recherchant le rendement optimal du capital des déposants dans le respect de leur politique de placement tout en contribuant au développement économique du Québec.

Les Québécois ont assisté à un magnifique spectacle lorsque les vagues des pertes se sont transposées sur le terrain politique. Beaucoup réclamaient la tenue d’une enquête publique sur la Caisse, de l’opposition parlementaire à l’ex-premier ministre Jacques Parizeau, en passant par différents groupes de la société civile, dont le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MÉDAC). La ministre des Finances Monique Jérôme-Forget s’est empressée de la refuser.

Les règnes des successeurs de Rousseau au poste névralgique de PDG furent pour le moins éphémères, jusqu’à la nomination de Michael Sabia en 2009. Celle-ci a été faite dans des conditions assez particulières, sans réel processus d’embauche5, comme s’il n’y avait qu’un seul choix légitime pour faire le travail. « L’esprit voulait que le comité de sélection [du conseil] interviewe des candidats, revoie les candidats avec la firme de chasseurs de têtes, etc. Je trouve que le fait d’avoir réussi à faire tout ça en une semaine, c’est presque miraculeux », avait alors déclaré Yvan Allaire, professeur de stratégie, jadis membre du conseil d’administration de la Caisse. Aucun autre candidat que Sabia n’a été interviewé, malgré l’existence d’une liste courte de quatre noms6.

Il faut rendre à César ce qui lui revient. Pour tourner la page du désastre spéculatif des années précédentes, Sabia a effectué un certain recentrage de la Caisse, la faisant investir dans des secteurs et des véhicules financiers en apparence bien maîtrisés, une approche assez différente de l’aventurisme spéculatif qui prévalait sous son plus illustre prédécesseur. Les activités d’investissement ont aussi été regroupées et les liquidités disponibles, doublées. La Caisse ne semble plus centrée sur le court terme, et Sabia a aussi annoncé sa volonté de lui faire jouer à nouveau un rôle moteur dans l’entreprise québécoise. Sur cette dernière ambition, la vente de Rona nous aura montré les limites de sa bonne volonté.

Quelles sont, précisément, les nouvelles cibles prétendument moins risquées des investissements de la Caisse ? Le rapport annuel de 2011 cite le PDG :

En termes simples, nous parlons d’investir de plus en plus dans des choses concrètes que les gens utilisent tous les jours, plutôt que dans des produits abstraits dont la valeur dépend de calculs de mathématiciens. Investir dans des pipelines et des immeubles, dans des ponts et des mines, dans des chemins de fer et des ports, et dans les meilleures équipes de gestion. Bref, investir dans des projets et des sociétés qui sont solides, que nous comprenons bien et qui ont une valeur intrinsèque7.

Le message est clair : la Caisse s’intéressera principalement à l’immobilier, aux infrastructures, et aux ressources naturelles qui sont le creuset de l’économie canadienne.

En février 2012, l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) a mené une étude sur la participation de la Caisse à l’industrie des sables bitumineux. Les chercheurs Éric Pineault et François L’Italien ont alors démontré que, en date du 3 août 2011 :

[…] les placements directs de la CDP en actions dans des entreprises cotées en bourse et actives dans le secteur des sables bitumineux représentaient un investissement de 5 425 milliards $, soit plus de 14 % du portefeuille de la CDP en actions d’entreprises cotées en bourse. Parmi les dix premiers placements en actions de la CDP, quatre sont des entreprises au cœur du secteur des sables bitumineux, dont Enbridge Inc., Enbridge LLP […], Suncor, et finalement Canadian Natural Resources. À eux quatre, ces placements représentent plus de 10 % du portefeuille en actions d’entreprises cotées en bourse de la CDP. En outre, trois de ces quatre entreprises bénéficient d’un placement total de près de quatre milliards $ […], ce qui veut dire que 10 % du portefeuille en actions de la Caisse est exposé à trois entreprises d’un même secteur8.

Ces entreprises sont spécialisées dans l’extraction ou le transport du pétrole. La Caisse leur a fourni les moyens nécessaires pour lancer bon nombre de projets. Alors que la Caisse pourrait jouer un rôle important dans la construction des bases de l’indépendance énergétique et économique du Québec, c’est pour le moins décevant. Mais le portrait n’est pas complet.

L’IRÉC a publié une autre étude, démontrant cette fois que la Caisse était aussi intégrée au marché du gaz de schiste. Pineault et L’Italien indiquaient cette fois que

[…] le soutien de la Caisse à la filière gazière se manifeste d’abord par une prise de position dans le capital d’entreprises spécialisées dans l’exploration et l’extraction de gaz de schiste. La plus importante d’entre elles est la transnationale Talisman Energy. C’est ainsi par exemple qu’en date de décembre 2011, la Caisse détenait 27 001 437 actions de Talisman, soit 2,62 % des actions en circulation. La Caisse est aussi active au sein du capital de Junex inc., où elle détenait en décembre 2010 un bloc de 2 845 481 actions [qui] situaient la Caisse au quatrième rang des actionnaires de Junex. Le rôle que joue la Caisse dans la structuration de la filière gazière au Québec se constate encore plus clairement dans le domaine de la distribution et du transport. Contrôlant la société Gaz Métro, qui détient le plus important réseau de distribution de gaz naturel au Québec, la Caisse a noué un important partenariat d’affaires avec Enbridge, qui se spécialise dans le transport d’hydrocarbures issus des sables bitumineux de l’Ouest canadien. Ce partenariat d’affaires se matérialise par des participations importantes d’Enbridge dans Gaz Métro, via la société Noverco, dont elle détenait près de 39 % des parts en février 20119.

La pleine participation de la Caisse au développement des hydrocarbures nous ramène à une brutale réalité : l’épargne des Québécois est toujours soumise à de hauts risques. En plus des fréquentes fluctuations des cours du pétrole, une très envisageable crise écologique pourrait bien faire tomber la Caisse de son piédestal, alors même que le Québec prétend faire de la sauvegarde de l’environnement une priorité nationale. L’investissement dans les hydrocarbures disqualifie le recentrage de Michael Sabia, dans la mesure où il renouvelle une profession de foi dans la valeur du rendement à court terme plutôt qu’un appui à un développement structurant du Québec. Les dirigeants de la Caisse se sont convertis aux énergies fossiles pour intégrer les leviers québécois de « développement » à l’économie canadienne, de même que pour s’inscrire eux-mêmes dans les élites pétrolifères de ce pays.

Le loup n’est pas entré dans la bergerie à la Caisse de dépôt et placement. La bergerie s’est transformée en enclos de loups. Il s’agit maintenant d’un outil qui travaille à réduire l’indépendance économique des Québécois plutôt qu’à la construire. Quel événement sonnera-t-il le glas de ce laisser-faire ? Quand on privatisera Hydro-Québec et qu’EDF se l’appropriera ? Quand Quebecor passera entre les mains du Fox Entertainment Group ? Quand Bombardier sera racheté par Airbus ?

On peut également craindre un grand dévoiement quant à une autre institution importante inhérente au développement du Québec moderne : la Délégation générale du Québec à l’étranger.

La diplomatie business de François Legault

Le chef de la CAQ a récemment refusé de s’engager à participer au Sommet de la francophonie. L’Organisation est certes en perte de vitesse, sa crédibilité est fortement ébranlée, et elle peine à défendre sa raison d’être. Mais elle demeure la seule instance où le Québec se représente lui-même, et pas en tant que simple membre de la délégation canadienne.

François Legault a aussi déclaré que la mission première des délégations générales du Québec à l’étranger était de favoriser les entreprises québécoises dans le pays hôte, et de travailler à attirer les investisseurs dudit pays au Québec. Et la mission diplomatique dans tout ça ? Il faudrait peut-être rappeler à M. Legault qu’il aspire à diriger un État, pas à redevenir PDG d’une grande entreprise.

Cette déclaration est d’autant plus inadéquate que le chef caquiste se dit « nationaliste », impliquant qu’il considère l’État québécois comme le foyer d’une nation, pas seulement comme un palier administratif assorti d’une mission économique. Il est particulièrement ironique – tristement ironique ! – qu’il ait choisi la veille des funérailles de Paul Gérin-Lajoie pour faire cette déclaration.

Rappelons que Paul Gérin-Lajoie a donné son nom à une importante doctrine en relations internationales, stipulant que le Québec pouvait nouer des ententes à l’international dans les champs de compétence qui lui sont octroyés par la Constitution canadienne (santé et éducation au premier plan). C’est sous Gérin-Lajoie qu’a été signé le premier accord international, en éducation. Aujourd’hui, en 2018, 700 ententes portent la signature du Québec. Cela implique aussi que le Québec n’a pas à suivre nécessairement la position canadienne dans plusieurs sujets. C’est pourquoi Ottawa a souvent voulu, au nom de la « cohérence » du Canada à l’étranger, éliminer la doctrine Gérin-Lajoie.

Gérin-Lajoie était ministre à l’époque de la Révolution tranquille, quand l’État québécois a été construit et que nous le percevions comme un État national. Les relations internationales constituaient le simple prolongement de ce qui se passait à domicile. Le Québec prenait sa place ici, et il prenait sa place dans le monde. C’était l’âge d’or des relations internationales du Québec. De toutes les Délégations du Québec à l’étranger, il y en a même une qui a le statut d’ambassade à part entière, celle de Paris. Ce poste a été occupé par des figures emblématiques de la relation France-Québec, comme Yves Michaud ou Louise Michaud. Aujourd’hui, c’est Line Beauchamp, ancienne ministre du gouvernement de Jean Charest, qui occupe le poste.

La politique internationale du Québec est toujours, à ce jour, le prolongement de sa politique intérieure. C’est encore le cas, sauf que la politique intérieure n’est plus la même. Le Québec ne fait plus de demandes liées à son statut national. Par conséquent, la politique étrangère du Québec ne vise plus à construire une personnalité internationale pour le Québec. Depuis vingt ans, le Québec se perçoit et agit comme un simple pôle de développement économique. C’est donc pareil à l’étranger. Je suis allé, il y a quelques mois, à Délégation du Québec à New York. Les deux employées rencontrées nous disaient que leur mission se résumait essentiellement à chercher des contrats pour les entreprises québécoises, et à attirer des investisseurs américains à domicile.

Pourquoi M. Legault parle-t-il de virage pro-milieu des affaires au sein des institutions diplomatiques québécois ? Sa vision des choses est déjà en vigueur.

Conclusion : ce qu’il en coûte d’être une province

À la lumière de ce portrait sans concession qu’il ne m’a guère fait plaisir de brosser au lecteur, on constate que les politiciens de province ne se contentent pas de regarder Ottawa fixer priorités, objectifs et perspectives d’avenir. Bien au contraire, ils s’attellent à intérioriser pleinement qu’ils n’ont plus aucune ambition nationale pour le Québec, et qu’il leur faut jouer pleinement, avec le sourire, selon le scénario qu’on a écrit pour eux. Ce n’est pas qu’une reddition, c’est une participation, à pieds joints, sans se poser de question, et avec enthousiasme. Recul après recul, ils ne se contentent plus de dire que « ce n’est pas si pire », ils nous présentent aujourd’hui – dans un dialecte imbuvable combinant le politiquement correct et les slogans creux – ce grand déclin comme autant de voies optimales d’avenir. La novlangue est plus qu’hégémonique.

Le débat, sur les enjeux économiques comme sur tous les autres, est appelé à être, encore une fois désespérément provincial, c’est-à-dire étroite de point de vue et pauvre d’ambition. Cette élection n’y fera pas exception. Aucune force politique ne semble vouloir remettre en question le régime politique de minorisation que nous subissons, au quotidien, et encore moins de contester l’oligarchie mondiale ayant fait main basse sur les intérêts de l’ensemble des nations, mettant en tutelle les États pour qu’ils ne servent que leurs besoins lucratifs.

Quant au mouvement souverainiste, il risque fort, comme à l’accoutumée, de dédramatiser son sort, de se dire qu’au fond, ça aurait pu être encore pire, et d’y voir une sempiternelle victoire morale alors qu’il creuse de plus en plus sa propre tombe. Il refusera probablement, encore une fois, de faire sa nécessaire introspection. Il faudra pourtant voir le résultat du 1er octobre comme une occasion, car nous n’avons pas bien le choix de le voir ainsi, de remettre enfin le mouvement indépendantiste sur de bonnes bases, et par conséquent sur ses rails. Pour cela, il faudra construire une pensée d’ensemble de ce qu’est l’intérêt national.

En attendant, le prochain gouvernement sera, dans tous les cas, appelé à suivre la politique du cocu content. Pourtant, une autre politique serait possible. À nous de la construire.

 

 


1 Simon-Pierre Savard-Tremblay, L’État succursale. La démission politique du Québec, Montréal, VLB Éditeur, 2016.

2 Philippe Orfali, « Québec rétablit l’opacité minière », Le Devoir, 30 janvier 2015.

3 René Lévesque, Attendez que je me rappelle…, Québec Amérique, 2007 [1987].

4 Mario Pelletier, La Caisse dans tous ses états. L’histoire mouvementée de la Caisse de dépôt et placement, Montréal, Carte Blanche, 2009, p. 311-321

5 « Michael Sabia appointed President and Chief Executive Officer of the Caisse de dépôt et placement du Québec », Caisse de dépôt et placement, communiqué de presse du 13 mars 2009.

6 François Desjardins, «Le processus d’embauche à la Caisse de dépôt est critiqué », Le Devoir, 25 mars 2009.

7 Michael Sabia, « Le recentrage stratégique de la Caisse de dépôt », Le Devoir, 25 janvier 2010.

8 Éric Pineault et François L’Italien, Se sortir la tête du sable. La contribution de la Caisse de dépôt et placement aux énergies fossiles au Canada, Institut de recherche en économie contemporaine, février 2012.

9 François L’Italien, Maxime Lefrançois et Éric Pineault, Cesser de dormir au gaz. Le soutien de la Caisse de dépôt et placement à la filière du gaz de schiste au Québec, Institut de recherche en économie contemporaine, avril 2012.