Surenchère sur l’importance des francophones dans l’île de Montréal en 2021

Note critique de

Richard Marcoux, Jean-Pierre Corbeil, Victor Piché
« Le plurilinguisme des immigrants francophones que l’on ignore »
Montréal, Le Devoir, 3 mars 2023

Richard Marcoux, Jean-Pierre Corbeil, Victor Piché
À propos du plurilinguisme et de quelques indicateurs sur la langue française au Québec, Note de recherche, Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF)
Québec, Université Laval, 2023, 19 pages

Dans un article paru le 3 mars dernier dans Le Devoir, trois membres de l’ODSEF se sont penchés sur le plurilinguisme des immigrants. On sait que le Québec cherche à sélectionner le plus grand nombre possible d’immigrants « en mesure de participer pleinement, en français, à la société québécoise1 ». Or, les données statistiques font état de l’importance du plurilinguisme chez les immigrants. Nous avons nous-mêmes fait observer qu’à partir de 1997, la hausse de la connaissance du français venait avec celle de l’anglais2.

Pour l’ensemble de la population de l’île de Montréal en 2021, Richard Marcoux, Jean-Pierre Corbeil et Victor Piché ont présenté trois pourcentages portant sur la langue parlée à la maison : 48 %, 55 %, et 65 %. Un écart de 17 points entre le minimum et le maximum exigeait un examen approfondi. Selon notre connaissance du sujet, il pourrait nous conduire à une surenchère.

Inférieur à 50 %, le premier pourcentage « marque les imaginaires » aux dires des auteurs. Souvent mentionné dans les médias, un tel pourcentage de 48 % se retrouve dans un court feuillet d’information de l’Office québécois de la langue française3 (OQLF). Plutôt restrictif dans sa définition d’un francophone, ce feuillet ne prend en compte que des personnes faisant le plus souvent un usage exclusif du français. Il montre par ailleurs que la proportion de francophones dans l’île de Montréal telle que définie, a chuté de 49,8 % à 48,3 % entre 2016 et 2021, le tout à l’avantage surtout de l’anglais (augmentation de 22,8 % à 24,2 %).

Plutôt extensive, la deuxième proportion ajoute aux personnes ne parlant que le français, tout individu qui a déclaré le français avec une ou deux autres langues, ce qui la pousse à 55 %. Cette façon de faire, bien que licite à certaines conditions4, s’écarte avantageusement du traitement des « réponses multiples » le plus répandu qui donnerait une proportion de 51,5 % au français5.

Quant à la troisième proportion, elle vient de la Note de recherche des mêmes auteurs publiée au début de 2023 par l’ODSEF6. Atteignant 65 %, elle est le résultat d’une addition de quatre nombres, divisé par la population de l’île de Montréal en 2021. Ainsi, une somme de près de 1,29 million de personnes considérées francophones à part entière, divisée par une population totale de 1,98 million de résidents, donne bien, après arrondi, un tel pourcentage.

Le modus operandi de l’ODSEF

Un tableau dans la note de l’ODSEF présente chacun des éléments de cette somme. Il y a d’abord l’addition des Montréalais « ne parlant le plus souvent que le français », soit 956 135 personnes, avec ceux qui le parlent « régulièrement à la maison », soit 188 245 individus. Or, comme ces derniers parlent d’abord le plus souvent l’anglais ou une langue tierce, on se trouve à les placer sur un pied d’égalité avec les premiers. Il n’y aurait donc plus de différence entre parler une langue « le plus souvent » ou la parler « régulièrement ».

MM. Marcoux, Corbeil et Piché ont négligé à ce propos la théorie des ensembles7. En dessinant un diagramme de Venn très élémentaire, ils auraient compris que faire une telle addition a pour effet de doubler les effectifs de la plage commune aux deux variables, plage appelée « intersection des deux ensembles ». Cette plage prend la forme d’une ellipse8 et occupe 26 % de chacun des deux cercles9.

En outre, ils ajoutent deux autres nombres impliquant les réponses multiples aux deux questions du recensement portant sur la langue parlée au foyer. Ces Montréalais, recensés en 2021, s’exprimaient dans « plus d’une langue », soit « le plus souvent » pour 132 565 d’entre eux, soit « régulièrement » pour 10 680 autres selon la publication de l’ODSEF10. Or, ajouter ces deux effectifs supplémentaires a pour effet de placer sur un pied d’égalité toute personne ne parlant que le français, avec celles qui en faisaient usage avec une ou deux autres langues.

En somme, dans ce document de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone, toutes les données sur les langues parlées à la maison sont mises à plat. Ainsi, les deux types de hiérarchie qu’il faut impérativement respecter, disparaissent.

Une façon de faire venue d’ailleurs

Il faut noter que l’ODSEF n’a rien inventé à cet égard. C’est une manière de faire qui remonte au début des années 2000 dans une publication de Patrimoine canadien en collaboration avec Statistique Canada11. Ce fut le cas également lors de la diffusion des données portant sur la langue de travail au recensement de 201612. Nous en avons fait un examen en profondeur dans les Cahiers québécois de démographie13.

Ce n’est cependant qu’en 2020 que Statistique Canada a tenté de justifier ce type de compilations dans Interprétation et présentation des données linguistiques du recensement14. Bien que le rédacteur, M. Jean-François Lepage, admette que « la langue principale devrait avoir un poids supérieur à celui de la langue secondaire », il suggère d’additionner tous les effectifs « où il est fait mention du français pour l’un[e] ou l’autre des deux [questions]15 ».

De plus, en proposant d’« ajouter toutes les réponses multiples incluant le français au groupe de langue [unique] française, [et de] procéder de façon analogue avec les réponses multiples incluant l’anglais et les langues tierces16 », il s’ensuit, comme nous l’avons démontré l’an dernier dans L’Action nationale, « que les réponses multiples sont doublées ou triplées17 ».

Or, l’ensemble des additions effectuées par les chercheurs de l’observatoire de l’Université Laval nous ramène au concept de « sommes d’occurrences ». Dans ce type de sommations, ce qui compte, ce ne sont plus les personnes, mais plutôt le nombre de fois que le français, l’anglais et les langues tierces sont mentionnés, peu importe la question posée, et peu importe que la réponse soit simple, double ou triple.

En procédant ainsi, les auteurs ont quitté le domaine des effectifs de la population recensée, pour entrer dans celui du décompte des langues énumérées. Il y a donc eu un glissement que nous pouvons illustrer par l’exemple suivant : si parmi 1 000 propriétaires d’une résidence principale on en recense 200 qui possèdent aussi une résidence secondaire, l’addition de ces deux informations conduit à 1 200 propriétés.

Or, comme la distribution des propriétaires se calcule sur leurs effectifs, soit 1 000, il s’ensuit que celle des propriétés devrait l’être sur leur somme, soit 1 200. Ainsi, alors que 20 % des propriétaires possèdent une résidence secondaire, 16,7 % des résidences sont de type secondaire.

Facilité d’interprétation

Face aux 65 % de francophones18 avancés par l’ODSEF, d’aucuns pourraient déduire tout naturellement qu’il laisse un solde de 35 % pour toutes les autres langues, soit l’anglais et les langues tierces. Une telle déduction serait erronée.

En effet, en procédant pour l’anglais et les langues tierces de la même façon que les chercheurs de l’observatoire de Laval ont traité le français, nous obtenons une proportion de 41 % pour l’anglais19 et de 36 % pour l’ensemble des langues tierces20. Le tout donne un total de 142 %, total qui ne devrait pas étonner selon Jean-François Lepage, mais « qu’il n’est pas recommandé ni justifié de faire […] [car] il serait très difficile à interpréter21 ».

Bien que le rédacteur estime difficile l’interprétation de sommes supérieures à 100 %, il voit dans leurs résultats le fruit d’une « approche émergente » par opposition à une « approche classique » qui serait désormais dépassée. En effet, reposant sur des compilations « mutuellement exclusives », l’approche classique serait – sans démonstration ni références dans le document de Statistique Canada –, inapte à « rendre compte de la richesse, de la complexité et de la diversité des comportements et des situations linguistiques22 ».

La difficulté d’interprétation admise par le rédacteur vient d’abord du fait qu’il n’a pas su reconnaitre avoir fait des sommes d’occurrences, et ensuite, parce que la répartition relative de chaque groupe linguistique retenu (français, anglais, autres) n’a pas été calculée sur leur somme en lieu et place des effectifs de la population telle que recensée en 2021.

Contrairement à ce que M. Lepage croit, la distribution des sommes d’occurrences correctement mesurée au Tableau 1 nous amène à une description plutôt facile à faire. En effet, dans l’ensemble des langues mentionnées en réponse aux deux questions portant sur la langue parlée à la maison, la distribution relative, calculée comme il se doit sur les sommes d’occurrences, accorde 46 % des mentions au français, 29 % à l’anglais, et 25 % aux langues tierces pour un total de 100 %23. La minceur de l’information obtenue illustre bien, à notre sens, que « les sommes d’occurrences sont réputées très rudimentaires24 ». Nous n’en voyons pas l’utilité.

Une surenchère paradoxale

Avec seulement 46 % des occurrences pour le français, cette distribution ne devrait intéresser que ceux qui, à l’opposé des chercheurs de l’ODSEF, préfèrent assombrir l’avenir des francophones dans l’île de Montréal. Il est pour le moins paradoxal, voire ironique, que ceux qui cherchaient avec optimisme le plus grand nombre possible de francophones à Montréal fasse inconsciemment le jeu des plus inquiets quant à l’avenir de la majorité d’expression française.

Bref, entre un minimum de 46 % et un maximum de 65 %, la proportion de personnes parlant le plus souvent le français à Montréal en 2021 qu’il faut retenir est de 51,5 %. Il y a donc eu surenchère à l’ODSEF pour s’écarter le plus possible – soit de plus de 13 points – de ce pourcentage.

Cependant, cette proportion supérieure à 50 % ne garantit pas la pérennité du français à Montréal. Tout indique au contraire qu’elle est appelée à régresser sous l’effet de divers facteurs, principalement à cause de la concentration de l’immigration majoritairement non francophone dans l’ile de Montréal, et aussi de l’étalement des francophones de l’île en faveur de la couronne métropolitaine25.

Cette nouvelle approche émergente n’a touché que la question linguistique. Car nulle part ailleurs à STATCAN les origines ethniques et les citoyennetés multiples par exemple, n’ont été comptées plus d’une fois26. Il en est de même des données compilées par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) sur les naissances et les décès : personne n’a été compté plus d’une fois sous le prétexte que plus d’une langue d’usage ont été inscrites aux formulaires lors de ces événements quotidiens compilés sur une base annuelle27.

Il reste que MM. Marcoux, Corbeil et Piché ont raison de déplorer que le plurilinguisme soit mal connu, non seulement chez les « immigrants francophones » mentionnés dans le titre de leur Note de recherche, mais aussi chez tous les autres immigrants ainsi que dans l’ensemble de la population. Pour ce faire, il vaudrait mieux s’en tenir aux instruments fondamentaux de la statistique descriptive qui demeurent suffisants. Nul besoin de chercher à les réinventer en vase clos sans la contribution de statisticiens. 


1 Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI), « Mission et mandats », https://quebec.ca/gouvernement/ministere/immigration/mission-et-mandats [en ligne, 29 mars 2023].

2 Michel Paillé, « L’immigration et la question linguistique », L’Action nationale, mars 2007, figure 1, p. 92.

3 « Caractéristiques linguistiques de la population du Québec en 2021 », OQLF, 2022, 4 p., https://oqlf.gouv.qc.ca/ressources/sociolinguistique/2022/Feuillet_Car-ling-pop-Quebec-2021.pdf [en ligne, 29 mars 2023].

4 Michel Paillé, Les réponses multiples aux questions sur les langues maternelles et d’usage dans la population québécoise, Montréal, OQLF, 2008, p. 64-72.

5 Statistique Canada, Recensement de 2021, tableau 98-10-0172-01. Résultat obtenu après « répartition égale » des réponses multiples. Procédant comme nous et plusieurs autres, dont Marc Termote, Frédéric Lacroix arrive au même résultat dans « La désaffection de l’UQAM », Le Devoir, 21 mars 2023.

6 Richard Marcoux, Jean-Pierre Corbeil et Victor Piché, op. cit., 2023, 19 p.

7 Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_des_ensembles [en ligne, 29 mars 2023].

8 Pour une illustration, voir ibid., première image.

9 Il s’agit des personnes qui n’ont donné qu’une seule réponse à la question 9.a portant sur la langue parlée régulièrement à la maison au recensement de 2021. Statistique Canada, « Recensement de 2021 : 2A », https://www.statcan.gc.ca/fr/programmes-statistiques/instrument/3901_Q1_V7 [en ligne, 6 avril 2023]. Ce pourcentage apparait au bas de la colonne RGT du Tableau 1 placé plus loin dans cette Note critique.

10 ODSEF, op. cit., tableau 3, p. 10.

11 Louise Marmen et Jean-Pierre Corbeil, Les langues au Canada. Recensement de 2001, Statistique Canada, Ottawa, 2004. La somme des proportions des trois groupes linguistiques pour le Québec en 2001 donne 112 % (16,0 + 86,7 + 9,1 = 111,8, ibid., p. 12, 28, 49).

12 Statistique Canada, « Le travail au Canada : faits saillants du Recensement de 2016 », Le Quotidien, 29 novembre 2017, Recensement en bref : Les langues de travail au Canada (statcan.gc.ca) [en ligne, 29 mars 2023].

13 Michel Paillé, « La langue de travail au Québec en 2006 et 2016. Examen critique du traitement des données de recensements par Statistique Canada », Cahiers québécois de démographie (CQD), 48-3, automne 2019, p. 213-228, 233-234.

14 Statistique Canada, Série thématique sur l’ethnicité, la langue et l’immigration, 2020, 42 p., https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-657-x/89-657-x2020003-fra.htm [en ligne, 29 mars 2023].

15 Ibid., p. 28 et 20.

16 Ibid., p. 14.

17 Le lecteur peut voir au Tableau 1 que les réponses doubles (classes 4, 5 et 6) sont répétées deux fois dans les colonnes F, A et T, alors que les réponses triples (catégorie 7) s’y retrouvent trois fois. Michel Paillé, « Les paramètres de la statistique sont suffisants pour décrire la diversité linguistique du Canada », L’Action nationale, février 2022, p. 126.

18 Somme de la colonne F au Tableau 1 (en blanc sur fond noir).

19 L’addition de 479 850, de 131 630, de 114 095 et de 77 900, donne 803 475, soit 41% (somme de la colonne A, Tableau 1).

20 La somme de 370 290, de 144 340, de 118 185 et de 77 110, conduit à un total de 709 925 pour l’ensemble des langues tierces incluant les langues autochtones, soit 36% (somme de la colonne T, Tableau 1).

21 Statistique Canada, 2020, tableau 6, p. 14.

22 Ibid., p. 5-6.

23 On retrouve ces proportions en blanc sur fond noir à la dernière ligne du Tableau 1. Ces résultats ne peuvent se comparer avec ceux des recensements précédents.

24 Michel Paillé, 2022, loc. cit., p. 126.

25 Notre politique de régionalisation des immigrants et celle cherchant à contrer l’étalement urbain laissent toujours à désirer. Quant à l’adoption du français par des non-francophones, elle ne peut pas faire contrepoids à ces deux facteurs (Michel Paillé, « Deux faces cachées de la vitalité du français et de l’anglais au Québec », L’Action nationale, décembre 2012, p. 39-49).

26 Statistique Canada, 2020, Recensement de 2021, tableaux 98-10-0338-01 et 98-10-0303-01 respectivement. Dans l’ensemble du Canada, 12,9 millions de personnes ont déclaré des origines ethniques multiples, et 3,2 millions ont reconnu être citoyennes de plusieurs pays.

27 ISQ, « Naissances selon la langue d’usage de la mère, Québec, 1977-2021 » https://statistique.quebec.ca/fr/produit/tableau/naissances-selon-la-langue-dusage-de-la-mere-quebec et « Décès selon la langue d’usage, Québec, 1977-2019 » https://statistique.quebec.ca/fr/produit/tableau/deces-selon-la-langue-dusage-quebec [en ligne, 7 avril 2023].

* Démographe.