Suzanne Clavette (dir.). L’Affaire silicose

Suzanne Clavette (dir.)
L’Affaire silicose, Presses de l’Université Laval, 2006, 437‑pages

C’est un ouvrage passionnant, un ouvrage nécessaire pour bien comprendre comment le Québec s’est dressé dans sa modernité, comment le monde ouvrier a produit sa réponse à la prolétarisation et pour mieux prendre la mesure des résistances qu’il a dû vaincre.

L’Affaire silicose rassemble les pièces de ce qui aura été le véritable détonateur d’une bombe sociale qui fera craquer l’ordre de la soumission et dont l’onde de choc emportera le régime duplessiste. C’est un livre qu’il faut lire pour mieux comprendre ce qui s’est joué dans les affrontements qui ont précédé la Révolution tranquille et qui se sont noués dans des enjeux et des rapports de forces qui vont définir les paramètres de la lutte pour la modernisation du Québec et la matrice des interprétations du destin de la nation.

L’ouvrage revient sur le premier grand scandale de sécurité industrielle à secouer un Québec en voie d’industrialisation rapide et de prolétarisation massive. Il s’agit d’un recueil de textes qui jettent un éclairage fascinant sur la genèse des transformations qui conduiront à la Révolution tranquille. Le rôle de l’Église et des catholiques sociaux, la portée de la critique nationaliste du libéralisme économique et de la soumission de l’élite politique au grand capital, le rôle d’une revue comme Relations dans la vie de l’Église et dans le vie intellectuelle, tout cela se laisse appréhender dans une compréhension renouvelée de ce qui a déclenché l’élan qui a donné au Québec moderne ses meilleurs impulsions en même temps que ses plus cruelles ambivalences.

Dans un petit village des Laurentides, Saint-Rémi d’Amherst, l’exploitation d’une mine de silice est conduite dans des conditions abominables. Les mineurs se tuent à l’ouvrage en respirant des poussières qui leur pétrifient littéralement les poumons. Ils sont traités comme des bêtes de somme par un groupe financier (Timmins) qui jouera une rôle clé dans une compagnie en voie de se tailler un véritable empire dans le monde minier et qu’on connaîtra sous le nom de Noranda Mines. En quelques années à peine d’exploitation la mine aura semé la mort et la dévastation. Une quarantaine de cas de silicose ont envoyé au cimetière du village des hommes dans la force de l’âge et laissé dans une misère sordide leurs veuves et leurs jeunes familles. La poussière létale recouvre tout, à commencer par la complaisance des autorités provinciales qui laissent faire dans une abjecte complicité. Le capital règne en maître, le marché peut tout détruire de la vie de ce village, de ceux qui l’habitent et de quiconque cherche sa pitance dans les alentours.

C’est un auteur franco-américain, Berton LeDoux, qui fera connaître le scandale dans le pages de la revue Relations. La publication de «‑La silicose‑» dans la livraison de mars 1948 de la revue va provoquer une véritable commotion. La jeune revue, lancée par les Jésuites et animée par un groupe de jeunes pères soucieux de traduire en engagements concrets les préceptes de la doctrine sociale de l’Église, exerce, depuis ses débuts en 1941, une influence sans cesse grandissante dans le vie intellectuelle québécoise. La publication de ce dossier, appuyé par l’éditorial du père Jean-D’Auteuil Richard, va susciter, chez les abonnés et dans le grand public un vent de sympathie et de revendication qui va bientôt déclencher une crise dans la Compagnie de Jésus et ébranler la quiétude des autorités cléricales et politiques. Les journaux, Le Devoir en particulier, prennent le relais de la revue et le dossier commence à devenir sérieusement embarrassant pour Maurice Duplessis qui s’apprête à aller en élection et qui depuis un moment déjà laisse miroiter un fabuleux développement grâce à l’exploitation des gisements de fer de la Côte Nord, une exploitation qui sera confié à ce même groupe financier qui saccage la vie de Saint –Rémi d’Amherst. Le dossier prend vite des proportions énormes.

Bien relayées par le pouvoir politique – l’avocat de la compagnie est le gendre de Louis-Stephen Saint-Laurent – les interventions du groupe financier seront rapides et brutales. Le directeur de la revue sera démis, banni du diocèse, affecté hors-Québec et Relations publiera une rétractation, les autorités de la Compagnie s’écrasant devant la menace de poursuites et le chantage concernant l’appui aux bonnes oeuvres de l’Église de Montréal. L’archevêque de Montréal, Monseigneur Joseph Charbonneau, jouera un rôle déterminant dont l’ouvrage ne parvient pas à préciser tous les contours, mais qui laisse bien voir comment se jouera, à peine une année plus tard, le même scénario qui, cette fois, emportera non plus seulement un simple jésuite mais le chef de l’Église de Montréal lui-même. La grève de l’amiante éclatera sur les mêmes motifs que ceux qui avaient été mis en évidence dans le dossier de la silicose et de «‑l’abattoir de Saint-Rémi‑».

L’ouvrage nous donne à lire les textes qui ont tout provoqué, les témoignages à chaud des acteurs ainsi qu’une remarquable analyse inédite réalisée près de quarante ans après les événements par le Père Jacques Cousineau, membre du comité de rédaction et très proche collaborateur du directeur démis. Ce texte complète et éclairee le mémoire produit par le père Richard lui-même peu de temps après les événements.Ces documents forment un ensemble d’une richesse exceptionnelle. Ils nous permettent de saisir de l’intérieur non seulement le contexte industriel mais encore et surtout, les tractations et le modus operandi d’une élite déstabilisée par une logique qui finira par l’emporter. Ce livre offre à la compréhension du Québec un matériau d’une valeur inestimable. L’Histoire y retrouve une densité que les interprétations qui font commencer le monde moderne à la Révolution tranquille avaient odieusement aplatie et carricaturée

Suzanne Clavette poursuit ici de façon admirable le travail qu’elle a lancé avec la publication de sa thèse de doctorat Les dessous d’Asbestos. Elle avait dans ce livre déconstruit le mythe de la grève de l’amiante tel que l’avait, entre autres, consacré le recueil de textes paru sous la direction de P.-E.‑Trudeau. Elle y a livré une interprétation fine et rigoureuse non seulement du conflit lui-même, mais encore et surtout de la nature des dynamiques sociales et politiques qui le portaient. Il en ressortait clairement que l’alliance des nationalistes et de l’aile progressiste de l’Église (clergé et laïcs engagés réunis) avait joué un rôle déterminant dans l’émergence d’un projet de modernisation du Québec qui a donné ses bases et ses raisons profondes – y compris ses contradictions – à la Révolution tranquille. L’Affaire silicose donne des assises solides à cet ouvrage et à l’analyse qu’il met en œuvre. On y trouve des matériaux essentiels dont l’analyse est loin d’être conduite à son terme dans les quelques textes qui présentent davantage qu’ils n’exploitent le matériau rassemblé. Il faut donc traiter cet ouvrage à son juste mérite, c’est un outil, un instrument de référence indispensable pour réfléchir correctement sur la période et ce qu’elle a inauguré. Il fallait réunir ces matériaux, remettre en jeu ces textes pour stimuler le travail de réflexion qui s’impose à un Québec qui peine à assumer sa continuité historique et à bien saisir la portée de ses héritages.