Titre original: La pandémie et les femmes. Pour une stratégie québécoise de services publics et associatifs à la mesure d’un pays
Le constat est incontournable : tant au niveau international qu’au Canada et au Québec, la pandémie a frappé plus fortement les femmes que les hommes. Nombre de recherches ont documenté cet état de fait, qui s’observe dès l’application des premières mesures de confinement1. La suite des évènements ne fera malheureusement que renforcer le constat initial.
Je traiterai en trois temps cette question des effets économiques de la pandémie sur les femmes. Tout d’abord, je présenterai quelques données à ce sujet2, pour me concentrer ensuite sur la réponse que devrait, selon moi, choisir le Québec dans le cadre d’une relance privilégiant les femmes : une stratégie de développement des services publics et associatifs menée dans l’optique d’une « économie du prendre soin » (ou « économie du care »). Cependant, et ce sera mon dernier point, la capacité du gouvernement québécois d’adopter une telle stratégie reste fortement contrainte, sinon entièrement compromise, par le statut politique de province du Québec, qui le prive de leviers économiques essentiels.
Quelques données sur l’impact économique sexué de la pandémie
Dès les premières fermetures d’établissements, survenues à la mi-mars 2020, au Québec, l’intégration différenciée des femmes au travail3 et à l’emploi les rend particulièrement vulnérables aux effets de la crise. Aussi seront-elles plus touchées que les hommes par les pertes d’emploi. En mai 2020, on parle déjà, aux États-Unis, d’une « récession au féminin » (she-cession) contrastant avec la « récession au masculin » (man-cession) consécutive à la crise financière de 2008.
Au niveau mondial, l’Organisation internationale du travail (OIT) indique qu’en 2020 (par rapport au 2e trimestre de 2019), les pertes d’emplois chez les femmes sont de 5,0 % (64 millions de travailleuses sont touchées), comparativement à 3,9 % chez les hommes4. Même en poste, celles-ci sont particulièrement affectées par la baisse du nombre d’heures de travail. L’impact se fait aussi fortement sentir sur les travailleuses de l’économie informelle (plus de 2 milliards de personnes dans le monde en 2020, en majorité des femmes). En conséquence, souligne l’OIT, « les femmes ont eu des revenus moindres, elles ont moins épargné et ont été plus nombreuses que les hommes à basculer dans la pauvreté ».
Plus près de nous, au Québec, 208 500 emplois sont perdus en 2020, par rapport à 2019, représentant une baisse de 4,8 % ; la diminution est de 5,5 % pour les femmes et de 4,2 % pour les hommes5. Puisque les emplois à temps partiel (19 % de l’emploi total en 2019) comptent pour plus de la moitié des emplois perdus, les femmes, qui occupent très majoritairement ces emplois, en subissent le contrecoup (74 400 postes à temps partiel perdus pour elles contre 32 500 pour leurs homologues masculins). On compte plus de chômeuses (+ 86 100) que de chômeurs (+ 78 900) et les femmes sont plus nombreuses à quitter la population active. Les inégalités s’accroissent aussi entre les femmes, notamment parce que les emplois à bas salaires sont fortement impactés.
La pandémie se traduit aussi par une hausse du travail domestique, lequel incombe encore surtout aux femmes. La migration des activités éducatives de l’école vers la maison l’explique en partie. Les travailleuses sont aussi au front pour offrir, dans des conditions souvent déplorables (risques en matière de santé et de sécurité au travail, faible rémunération, statuts d’emploi précaires, etc.), les services essentiels. La situation des préposées aux bénéficiaires et des infirmières est, à cet égard, emblématique, les inégalités de sexe s’imbriquant souvent à celles qui sont liées à la classe, au statut d’immigration et à la couleur de la peau. Enfin, on est consterné de constater que la violence contre les femmes et les filles, cette « pandémie de l’ombre », s’est, depuis 2020, intensifiée partout dans le monde.
Une stratégie de développement des services publics et associatifs
Étant donné cet impact différencié selon les sexes de la pandémie, il n’est pas étonnant de constater qu’en plusieurs lieux, il est proposé de privilégier les femmes dans le cadre des politiques de relance. Ainsi, pour l’Organisation des Nations unies (ONU), « chaque plan de riposte à la COVID-19, chaque plan de relance et de budgétisation des ressources doit tenir compte de l’impact de cette pandémie sur les femmes ». Elle propose à cet effet d’inclure les femmes et leurs organisations dans toutes les initiatives reliées à la COVID-19, de « remédier aux inégalités associées aux soins non rémunérés, en créant une économie des soins inclusive qui bénéficie à toutes les parties prenantes » et de « concevoir des plans socioéconomiques résolument axés sur la vie et l’avenir des femmes et des filles6 ».
ONU-Femmes, l’entité de l’ONU consacrée à l’égalité des sexes, avait aussi, dès 2020, proposé un plan d’action permettant de réaliser une relance genrée. Du côté de l’OIT, on exhorte les responsables politiques à mettre « les femmes au premier plan de la reprise centrée sur l’humain ». Car on craint que les progrès réalisés au cours des dernières décennies ne s’inversent. Prioriser des créations d’emploi profitant autant aux femmes qu’aux hommes et investir dans des politiques de soins universelles sont des mesures à privilégier, indique-t-on. En outre, le Parlement européen adopte, en janvier 2021, une proposition de résolution « sur la perspective de genre pendant la crise de la COVID-19 et la période de l’après-crise » où est préconisée une relance féministe.
Une stratégie de développement des services publics et associatifs de qualité, gratuits et accessibles, s’établissant à hauteur des enjeux de société, constituerait, selon moi, un pilier majeur d’un plan de relance avantageant les femmes. Il s’agirait de dépasser les revendications traditionnelles en faveur de tels services, généralement portées séparément, en les insérant dans un cadre d’action unifié et systématique prenant en compte les relations et les synergies existant entre chacun d’eux. Ce cadre pourrait être assorti d’une feuille de route, comprenant un échéancier précis, d’un mécanisme de suivi et d’indicateurs de réussite, et s’adosser à une politique générale d’égalité entre les sexes ; une personne responsable de cette stratégie pourrait être nommée auprès du premier ou de la première ministre du Québec.
Un solide fondement théorique viendrait consolider le caractère intégré de cette stratégie, en lui donnant substance et cohérence. Ce socle analytique puiserait notamment aux travaux portant sur l’« économie du prendre soin » (« des soins à la personne » ou « du care »). Promue par l’OIT comme manière d’assurer le « travail décent », celle-ci a surtout été conceptualisée par les économistes féministes qui, depuis longtemps, savent ce que la pandémie vient de révéler au grand jour : « que, partout dans le monde, les économies formelles et la poursuite de notre vie quotidienne reposent sur le travail invisible et non rémunéré des femmes et des filles7 ». En clair, les services de soin sont des infrastructures économiques ; les qualifier seulement de « sociales » leur confère un statut de second rang.
Mobiliser l’économie féministe offre un cadre d’analyse mettant en cause la définition standard – celle du courant « néoclassique » – de l’économie comme « science des choix » au bénéfice d’une vision de l’économie centrée sur les processus qui assurent le maintien de la vie humaine (« social provisioning8 »). Comme l’indiquent les économistes féministes américaines Marilyn Power et Anne Mayhew, il s’agit de comprendre comment les gens s’organisent collectivement pour garantir « des niveaux culturellement appropriés de nourriture, de logement, d’habillement et de care ». Dans une perspective plus large d’économie politique, la grille d’analyse de l’économie du prendre soin incorpore les questions relatives à la valeur économique du travail domestique et des dépenses sociales ainsi qu’au coût de la reproduction sociale9 jusqu’à s’étendre, comme l’explique Mary Daly, aux enjeux concernant la croissance du travail domestique rémunéré via, notamment, les migrations transnationales de services de soin ou les « chaînes de soin » mondiales. L’approche processuelle des économistes féministes converge avec celle de l’« institutionnalisme des origines ». Ce courant théorique rompt radicalement avec l’économie dominante puisqu’il remplace le concept canonique de « Marché » par celui d’« Institution10 » et saisit l’interdépendance humaine en termes de transferts mutuels de droits de propriété, réunifiant ainsi l’économie, le droit et l’éthique. Cet institutionnalisme féministe offre de puissants outils pour, entre autres : théoriser les statuts économiques des femmes dans cette économie du prendre soin, développer des modèles économiques incluant le travail de re/production de ces dernières et concevoir des politiques publiques, y compris de stabilisation et de relance, qui considèrent les besoins des femmes.
Pourquoi les infrastructures économiques de soin sont-elles si déterminantes pour les femmes ? Premièrement, parce qu’elles sont une condition de préservation de leur intégrité physique. C’est le cas des services pour les femmes victimes de violences conjugales. Or, le réseau des maisons qui hébergent ces victimes était, jusqu’à tout récemment11, à « bout de souffle », selon les termes de Chantal Arseneault, présidente du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale. Alors que le Québec enregistre, depuis le début de 2021, 10 féminicides en moins de quatre mois, financer adéquatement ces maisons est urgemment requis, cela sans parler des services d’aide pour les jeunes filles victimes de violences sexuelles, pour lesquels les listes d’attente sont interminables.
Le lien entre services de soins et intégrité physique des femmes renvoie ensuite aux services de santé, dont les femmes, à titre d’usagères, profitent plus que les hommes, cela en raison, notamment, de leur longévité. Soulignons ici combien les politiques d’austérité, loin d’avoir été bénéfiques, sont responsables de la gravité des conséquences économiques de la COVID. Jamais des pans entiers des économies nationales n’auraient été fermés si les systèmes de santé avaient été suffisamment robustes pour soigner convenablement les malades. Développer une offre de services de santé de qualité pour l’ensemble de la population québécoise, qui espère cela depuis 40 ans, est donc une nécessité.
Les femmes seraient les premières bénéficiaires d’une stratégie de services publics parce que, deuxièmement, ceux-ci sont une condition nécessaire de leur autonomie financière : ils conditionnent leur participation à l’emploi en même temps qu’ils leur offrent des opportunités d’emploi. Ainsi en est-il des services de garde à la petite enfance ou de soins à domicile pour les personnes âgées dont l’insuffisance explique une partie du sous-emploi des femmes. S’imposent aussi de meilleurs services d’éducation et de formation, l’extension du parc de logements sociaux, en particulier avec la frénésie immobilière et locative actuelle, de même que la bonification des services publics de l’emploi, entre autres, pour favoriser l’intégration des femmes dans les métiers non traditionnels, dont la construction (où 10,9 % des emplois étaient occupés par des femmes en 2019), étant entendu que la pandémie a impacté l’emploi des femmes en raison de leur concentration dans un nombre limité de secteurs d’activité et d’occupations. Un financement accru au secteur associatif doit accompagner cette offre de services de soins. Il faut aussi revaloriser les occupations qui sont essentielles pour satisfaire nos besoins, en reconnaissant les compétences qui s’y exercent, en améliorant les salaires et les autres conditions de travail des personnels concernés. La valeur du travail féminin serait ainsi mieux reconnue.
Créer de l’emploi dans une économie du prendre soin s’inscrit parfaitement dans le cadre de la planification de la transition écologique, dont la dimension sexuée doit être cependant mieux reconnue. Inversement, cela est inconciliable avec l’implantation d’un revenu de base universel12.
Faire du Québec un pays pour y parvenir
Dans un ouvrage collectif portant sur l’indépendance du Québec et les femmes, nous étions plusieurs auteures à expliquer en quoi celle-ci « offre une dynamique exceptionnelle pour la mobilisation citoyenne des femmes et l’avancement de leurs droits13 ». La stratégie de services publics défendue ici obéit au même constat : le statut politique actuel du Québec empêche de la réaliser efficacement, voire en compromet radicalement l’existence.
Deux mises au point préliminaires sont à établir. Premièrement, une stratégie de services ne peut relever que du Québec, car le gouvernement canadien, intervenant surtout dans le domaine des transferts de revenu (aux provinces, aux particuliers et aux entreprises), ne possède pas d’expertise dans la gestion des programmes et est trop loin du terrain pour la piloter convenablement. Deuxièmement, la perte des transferts fédéraux au gouvernement québécois en cas d’indépendance ne compromettrait pas la capacité du Québec de maintenir les programmes existants (pension de la sécurité de la vieillesse, assurance emploi, prestations pour enfants, etc.)14.
Pour réussir cette stratégie axée sur le prendre soin, le Québec doit mobiliser d’importantes ressources financières, de manière récurrente dans certains cas (rémunération des employés de l’État, en particulier). Une base de financement large et stable est donc requise. Or l’action du gouvernement québécois est compromise par cette asymétrie structurelle inhérente au fédéralisme canadien, que l’on appelle le « déséquilibre fiscal ». Associée à la commission du même nom, cette expression renvoie surtout à la disproportion existant entre les recettes du gouvernement fédéral et des provinces eu égard à leurs responsabilités respectives : Ottawa récolte une trop grande part des revenus, via surtout l’impôt des particuliers, relativement aux dépenses qui lui incombent (transferts aux provinces et aux particuliers) alors qu’inversement, les provinces sont insuffisamment dotées budgétairement pour couvrir les leurs (biens et services à la population, en santé et en éducation notamment)15. Par exemple, le Transfert canadien en matière de santé (TCS) est indexé sur la croissance du produit intérieur brut nominal canadien, laquelle est inférieure à celle des dépenses de santé des provinces, par ailleurs en constante augmentation. Le déséquilibre fiscal a pour premier impact, établissait la commission, de restreindre, en raison de ressources insuffisantes, le financement de certains services essentiels fournis par les provinces, en particulier dans les domaines de la santé et de l’éducation. Malgré les recommandations en faveur d’un meilleur partage des ressources financières entre Ottawa et les provinces, quelque vingt ans plus tard, nous n’y sommes toujours pas.
Au problème du niveau de financement s’ajoute son imprévisibilité, vu le pouvoir discrétionnaire et arbitraire dont dispose le gouvernement fédéral dans la détermination des montants versés. Ainsi, ceux-ci peuvent varier considérablement, sans que les provinces puissent s’y opposer. Pour Jacques Parizeau, rappelle Michel David, « négocier les paiements de transferts avec le gouvernement fédéral consistait simplement à décider si on voulait être mangés frits, rôtis ou bouillis16 ». C’est ainsi qu’entre 1994-1995 et 2001-2002, la part des dépenses provinciales de santé, d’éducation et de sécurité du revenu financée par le Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux (TCSPS) passe de 18,1 % à 14,1 %, le manque à gagner pour le Québec s’élevant, selon la commission, à 12 milliards de dollars. En 2017, Gaétan Barrette, alors ministre de la Santé, se fait ramener à l’ordre par Jane Philpot, son homologue fédérale. Il expliquera que, dans ces négociations, Ottawa n’avait pas l’obligation de discuter avec Québec et que la province « ne pouvait pas se permettre de laisser de l’argent sur la table17 ». Et il n’y a rien dans le dernier budget fédéral (2021-2022) pour répondre à la demande des provinces de hausser inconditionnellement le TCS de 28 milliards de dollars dès 2021-2022 pour que le gouvernement fédéral assume, non plus 22 %, mais 35 % des dépenses de santé des provinces et territoires.
D’aucuns se demandent si on peut encore parler de déséquilibre fiscal, vu l’ampleur des dépenses consenties par le gouvernement du Canada durant la pandémie. Qu’il suffise de rappeler ici que, selon les projections du Conference Board du Canada rapportées par le Conseil de la fédération, si le statu quo persiste, le gouvernement fédéral dégagerait, en 2039-2040, un surplus budgétaire de près de 51 milliards de dollars, comparativement à un déficit avoisinant les 208 milliards pour les provinces et territoires.
L’insuffisance et l’instabilité du financement fédéral des services de santé et des programmes sociaux ont un impact majeur : sans les ressources requises et un niveau minimal de prévisibilité de ses flux de revenus, le Québec peut difficilement s’engager dans une stratégie ambitieuse de services publics.
Là où le statut de province du Québec devient rédhibitoire face à un projet d’une telle ampleur, c’est par rapport au caractère partiel du menu de politiques publiques sur lesquelles peut agir l’État québécois. Pensons ici à l’assurance-chômage (dite assurance-emploi au Canada), dont l’absence nuit à la cohérence des politiques de l’emploi et de la politique industrielle québécoises, problème que seule l’indépendance pourrait résoudre18. Mais un exemple d’une brûlante actualité est celui de la politique monétaire, levier économique indispensable – la banque centrale et l’État souverain sont organiquement liés, souligne l’économiste français Michel Aglietta – échappant au Québec19. Ici, il faut bien comprendre une chose : si le gouvernement canadien a pu mener la politique de transferts aux particuliers et aux entreprises qui a été la sienne depuis plus d’un an (subvention salariale d’urgence, prestation canadienne d’urgence, prestation canadienne de relance économique, etc.), c’est parce qu’une banque centrale était là pour le soutenir20. Autrement dit, le gouvernement n’a pas financé ses dépenses, comme on le pense souvent, avec de l’argent préexistant, mais, en majeure partie, par un jeu d’écritures comptables portées au bilan de la Banque du Canada (BC), reflétant les transactions (achats d’actifs21) menées par celle-ci avec, notamment, les institutions financières. Et il en a été de même à la Banque centrale européenne (BCE), à la Réserve fédérale américaine et ailleurs dans le monde. Ainsi, les dépenses exceptionnelles engagées par les gouvernements pour soutenir leur économie et éviter ainsi des crises économiques majeures ont entraîné des déficits budgétaires inimaginables jusque-là (354 milliards de dollars pour 2020-2021 au Canada) que les banques centrales ont financés en rachetant massivement des titres d’État22. Par exemple, fin mars 2020, la BC a lancé, notamment, un vaste programme de rachats de titres de dette publique (essentiellement des obligations), à hauteur de 5 milliards par semaine, jusqu’à détenir plus de 35 % de l’encours total des obligations d’État, soit un pourcentage plus élevé que d’autres banques centrales23.
C’est ce qui fait dire à plusieurs observateurs que nous assistons, en particulier depuis 2020, à une transformation fondamentale de la nature de la politique monétaire : les moyens traditionnels d’intervention (établissement du taux de réserves obligatoire, fixation du taux directeur, opérations d’achats/ventes sur le marché monétaire, etc.) ont cédé la place à des opérations d’un type nouveau (l’« assouplissement quantitatif24 », c’est-à-dire des rachats massifs de titres de dettes publique ou privée25), qui entament sensiblement l’indépendance des banques centrales par rapport aux pouvoirs politiques26 ; cette indépendance, fondée notamment sur le refus de prêter directement aux États, est un dogme cher aux tenants du néolibéralisme, qui, à travers la doctrine « monétariste », a consacré, à partir du milieu des années 1970, la lutte contre l’inflation comme principal, sinon unique objectif de la politique monétaire27. Ainsi, selon Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste à l’Université de Paris 1, il y a « aujourd’hui une véritable interdépendance entre les banques centrales et les États » : ceux-ci ont besoin des banques centrales pour faciliter leur financement et les banques centrales ont aussi besoin aujourd’hui de la politique budgétaire des États pour parvenir à atteindre des objectifs qui sont inaccessibles avec leurs propres opérations de politique monétaire28. L’action des banques centrales est aujourd’hui conditionnée par ce qui est décidé par les gouvernements, indique également Philippe Waechter, chef économiste chez Ostrum AM, firme de gestion d’actifs financiers. Même le gouverneur de la BC, Tiff Macklem, a dû faire face, à la Chambre des communes, aux critiques des conservateurs reprochant à la banque « de sembler trop à l’aise avec les libéraux au pouvoir29 ».
Cette nouvelle donne impactera durablement les débats sur ce qu’il est permis de réaliser via cet instrument majeur de politique publique qu’est la politique monétaire : « [d]ès lors que le déficit est utile, aujourd’hui pour favoriser le plein emploi, les services publics et la transition écologique, il faut toujours pouvoir le financer. La banque centrale et le système bancaire jouent un rôle décisif30 ». Cet enjeu percute aussi celui ayant trait au remboursement de la dette. Dans certains pays européens, dont la France, le débat va bon train depuis plus d’un an sur la manière dont il convient d’agir à cet égard : refinancer la dette (la faire « rouler »)31, l’annuler (la part possédée par la BCE) en échange d’investissements publics, ajouter la « soutenabilité environnementale » aux objectifs de la politique monétaire, etc. Cela sans parler des appels en faveur d’intégrer à celle-ci les enjeux de genre. Ces options font écho aux craintes que le remboursement intégral de la dette à moyen et long terme32 empêche la réalisation des investissements publics massifs nécessaires pour assurer les services publics dont la population a besoin et la transition écologique. On est loin ici des débats sur l’austérité budgétaire, typiques de l’après-crise de 2008.
Conclusion
Le moment est venu de changer de paradigme théorique et de créer des économies du soin, où le travail de prise en charge des personnes aura une place de premier plan, en considérant que l’impératif du « prendre soin33 » s’étend, notamment, à la planète. Certes, les investissements seront énormes, mais, dans une perspective de transition, les choix des États nous engageront pour des décennies. Cependant, il faut avoir les moyens de les réaliser. Or, où se situe le Québec à cet égard ? Toujours empêtré dans un statut politique qui mine sa capacité d’action et le maintient en marge des décisions prises en fonction des intérêts stratégiques d’une autre réalité nationale, il reste au milieu du gué. Dans un contexte où les politiques publiques, dont la politique monétaire, ouvrent de nouveaux horizons d’action, le Québec, pourra-t-il longtemps se priver des moyens de son développement ?
1 En juin 2020, je décrivais moi-même cet impact économique sexué de la pandémie : Morel, Sylvie, « Privilégier les femmes dans la stratégie de relance économique ? », L’État du Québec 2021, Institut du nouveau monde/Del Busso éditeur, 2020, p. 77-84.
2 Je serai brève ici, car cette question a déjà été largement analysée.
3 Le travail, catégorie plus large que celle d’emploi, inclut, notamment, le travail domestique.
4 Observatoire de l’OIT : le COVID19 et le monde du travail, 7eédition, Estimations actualisées et analyses, janvier 2021.
5 ISQ, État du marché du travail au Québec. Bilan de l’année 2020, 1er trimestre 2021.
6 ONU, Note de synthèse : L’impact de la COVID sur les femmes, 9 avril 2020.
7 Nations unies, Note de synthèse : l’impact de la COVID-19 sur les femmes, 9 avril 2020, p. 16.
8 Power, Marilyn, « Social Provisioning as a Starting Point for Feminist Economics », Feminist Economics, vol. 10, No. 3, 2004, p. 6.
9 Folbre, Nancy, Who Pays for the Kids? Gender and the Structures of Constraint, Londres, Routledge, 1994.
10 Gislain, Jean-Jacques, « L’émergence de la problématique des institutions en économie », Cahiers d’économie politique, no 44, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 1950.
11 Le gouvernement québécois a annoncé un investissement de 223 millions de dollars supplémentaires sur cinq ans.
12 Morel, Sylvie, « Le miroir aux alouettes du revenu universel », Le Devoir, Opinions, 1er juin 2020.
13 Quatrième de couverture, Réseau des citoyennes pour l’indépendance du Québec (RéCI) (dir.). OUI Québec. Un Québec-pays. Le Oui des femmes, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2018.
14 Duchesne, Maxime, Finances d’un Québec indépendant, Montréal, L’Action nationale Éditeur, 2016.
15 La commission Séguin (du nom de son président) concluait, en 2002, qu’au moins 2 à 3 milliards de dollars supplémentaires annuellement étaient requis pour régler le problème.
16 David, Michel, « Le château de cartes », Le Devoir, 2 mars 2017, p. A 3.
17 Lacoursière, Ariane, « Transferts fédéraux en santé : une demi-victoire, selon Barrette », La Presse, 10 mars 2017.
18 Morel, Sylvie, « Pour les femmes, une assurance-chômage intégrée aux politiques de l’emploi », dans RéCI (dir.) OUI Québec, op. cit., p. 103-110.
19 Historiquement, les indépendantistes ont été divisés sur le bien-fondé, advenant l’indépendance du Québec, de créer une monnaie québécoise permettant de doter ce dernier d’une politique monétaire. D’aucuns objecteront que la majorité des pays de l’Union européenne ne contrôlent plus leur politique monétaire. Ce serait oublier que le principal organe décisionnel de la Banque centrale européenne (BCE), le Conseil des gouverneurs, inclut les gouverneurs des banques centrales nationales des dix-neuf pays de la zone euro.
20 Voir aussi à ce sujet : Beaulne, Pierre, La gestion de la dette publique en temps de pandémie, Notes pour une conférence au MQI le 14 octobre 2020.
21 Les achats d’actifs sont comparables à des prêts octroyés à la Banque du Canada par les institutions financières, laquelle, en retour, crédite leurs comptes du même montant.
22 Une fois les taux directeurs établis à des valeurs planchers (en mars 2020, la BC a abaissé à trois reprises le taux directeur, qui, depuis lors, s’établit à 0,25 %), voire même négatives, d’autres instruments ont dû être utilisés pour stimuler l’activité économique.
23 Banque du Canada, Rapport sur la politique monétaire, Ottawa, avril 2021, p. 30. Entre le 11 mars 2020 et le 24 mars 2021, l’actif de la BC est passé de 120 milliards de dollars à 568,5 milliards (et la valeur des obligations du gouvernement du Canada détenues par la BC, de 76,5 milliards à 348,3 milliards) ; Banque du Canada, Actif et passif de la Banque du Canada : Données hebdomadaires (anciennement B٢).
24 La Banque centrale du Japon est la première, en 2001, à avoir engagé cette pratique.
25 Il y a eu un virage vers la dette publique, car l’assouplissement quantitatif concernait beaucoup plus auparavant les titres privés.
26 Différemment des politiques fiscale et budgétaire, qui relèvent des gouvernements, la politique monétaire échoit aux banques centrales, qui, en principe, la gèrent indépendamment du pouvoir politique. Cela dit, au Canada, le cadre de conduite de la politique monétaire est établi conjointement par la BC et le gouvernement fédéral, même si sa gestion quotidienne revient au Conseil de direction de la Banque.
27 En 1975, ce courant monétariste, l’une des variantes de l’approche néoclassique, qui préconise une gestion rigoriste de la masse monétaire en liant sa croissance à celle de la production à long terme, fait son entrée à la BC. À noter cependant que la BCE s’inquiète davantage aujourd’hui du risque de déflation.
28 Couppey-Soubeyran, Jézabel, Table-ronde, Faut-il annuler les dettes publiques détenues par la BCE ? Un débat français dans une perspective européenne, Institut Veblen, 12 mars 2021.
29 « La Banque du Canada ne finance pas le gouvernement fédéral, se défend le gouverneur », Finance et Investissement, La Presse Canadienne, 27 novembre 2020.
30 Les économistes atterrés, « Dette publique, penser le long terme », Mediapart, 23 mars 2021.
31 Quand les titres arrivent à échéance, l’État contracte un nouvel emprunt pour payer le principal et règle les intérêts avec son budget.
32 Plusieurs économistes conviennent que, tant que le taux de croissance économique reste supérieur au taux d’intérêt payé aux créanciers, la dette n’est pas une préoccupation immédiate, car les recettes budgétaires de l’État excèdent ses frais d’intérêt.
33 Méda, Dominique, Le Manifeste Travail. Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer, Paris, Éditions du Seuil, 2020, p. 164.
Professeure, Relations industrielles, Université Laval et membre des Organisations unies pour l’indépendance (OUI Québec).