Trudeau et ses mesures de guerre (extraits)

(extraits en primeur de l’ouvrage paru chez Septentrion)

Introduction

Dans le souvenir de ceux qui l’ont vécue, dans la narration qu’en ont faite les médias, la « crise d’octobre » apparaît comme une affaire de Canadiens français : d’un côté, les Jacques Lanctôt et autres frères Rose. De l’autre : Lucien Saulnier, Jean Drapeau, Jérôme Choquette, Robert Bourassa. Même à Ottawa, ce sont des Canadiens français, le « French Power » comme on dit là-bas : Trudeau, bien entendu, mais aussi Marchand, Pépin, Pelletier, Lalonde. Quelques avocats, Michel Côté, Robert Lemieux, Robert Demers. Quelques vedettes aussi, Pierre Vallières, Michel Chartrand, Claude Ryan. Bref, une affaire de Canadiens français. Suprême ironie : pour un peu, on croirait que le Québec s’est séparé du Canada.

Vision tronquée, s’il en est. Car il y avait, juste à côté, un Canada anglais avec ses réactions, son opinion, son gouvernement, son État, son armée. Si on le laisse de côté, on s’interdit de comprendre Octobre 1970.

C’est pour éviter cette erreur que ce livre est centré sur les Canadiens anglais. Ceux-ci ne sont pas moins que nous impliqués dans cette affaire. C’est le moindre service que l’on peut rendre à la vérité que de prendre connaissance de ce que plusieurs parmi eux ont à dire.

La toile de fond : l’exaspération du Canada anglais

Deux kidnappings, l’un d’un diplomate britannique le 5 octobre, l’autre d’un ministre du gouvernement du Québec le 10. Deux crimes graves, deux premières dans l’histoire du Canada. Certes, on pouvait, sinon se consoler, relativiser, en se disant qu’à l’époque la violence n’était pas rare : tout à côté, aux États-Unis, quatre hauts personnages politiques avaient été assassinés entre 1963 et 1968, et des quartiers entiers de grandes villes mis à sac au cours des long hot summers des années 1960.

Mais si ces deux kidnappings sont apparus si graves aux yeux des Canadiens et de leur gouvernement, c’est qu’ils se déroulaient au Québec, qu’ils n’étaient pas les premiers actes de violence à s’y produire (le FLQ existait depuis mars 1963), et qu’ils se produisaient au moment où quelque chose de plus profond commençait à remuer l’âme des Québécois.

De toutes les remises en question qui se bousculaient alors sur la place publique – rôle de l’Église, réformes de l’enseignement, épuration des mœurs politiques… –, la plus profonde et la plus étendue, celle qui, à terme, viendrait déranger le Canada tout entier, c’est celle qui tournait autour de la place du Québec dans le monde et de celle du français au Québec. Murray Ballantyne, l’historien montréalais, ne s’était donc pas trompé, qui disait en 1961 que ce qui se passait à l’autre bout du monde – le mouvement de décolonisation – finirait par rejoindre nos rives : « Les vents de l’affirmation des identités nationales soufflent de nos jours d’un bout à l’autre du monde : ils ne se sont pas arrêtés aux frontières du Québec[1]. »

Cette revendication québécoise s’exprimait à plusieurs voix : « Maîtres chez nous » chez les libéraux en 1962, « Égalité ou indépendance » à l’Union nationale en 1965, « Droit à l’autodétermination » aux États généraux en 1967, « Français, langue du travail » aux élections de 1970. Chacun de ces thèmes avait sa valeur propre ; ensemble, ils formaient un courant qui ne cessait de gagner en puissance, se cristallisant autour de l’idée de l’indépendance du Québec et de celle de l’unilinguisme français, deux idées fortes, mais absolument inédites et inattendues au cœur de l’Amérique du Nord anglophone. Assez rapidement, cette revendication s’organisa, se donna un parti et un chef, marqua des points sur le plan électoral : en avril 1970, 23 % des électeurs voteront pour les candidats du PQ, dont sept deviendront députés[2]. De plus, elle attira l’attention et l’intérêt de la France, qui y répondit de manière active, et dont le chef de l’État viendra dire, ici même, toute la sollicitude qu’il lui porte.

Si bien qu’en marquant des points et rapidement, en se découvrant un allié à l’extérieur, et non des moindres, en étant de surcroît ponctuées d’actes de violence dont le sens demeurait facile à comprendre depuis les premiers moments où le FLQ choisit pour cibles le monument Wolfe à Québec (jeté à terre dans la nuit du 29 mars 1963) et diverses autres marques de la domination britannique sur le Québec, ces idées ne cesseraient de déplaire au Canada anglais, car elles venaient heurter de plein fouet des générations de nation building, de national unity, et d’image de soi façonnée par la pensée unitariste d’hommes tel l’historien Donald Creighton[3]. Du reste, chez eux, on n’en disait jamais aucun bien, mais toujours le plus grand mal.

Le français, langue du travail ? Une aberration et une menace à notre unité nationale, plaidera Frank Scott, l’Anglo-Québécois, membre de la commission BB, qui s’opposera à ce que l’État canadien vienne donner un coup de pouce à la langue française comme langue du travail dans les entreprises[4]. Le soutien de la France ? ‘The greatest single source of contention between Ottawa and Quebec, « le plus sérieux point de désaccord avec le Québec », écrira Lester Pearson dans ses Mémoires[5], et un élément si nouveau dans le paysage politique nord-américain qu’il provoquera une véritable hystérie francophobe au sein de l’État fédéral (voir document Mackenzie). L’indépendance du Québec ? Une idée « séditieuse et subversive », dira la commission Mackenzie (voir notre document Mackenzie), une « maladie de l’esprit », et pire encore, un « crime contre l’humanité », renchérira Trudeau[6], – bref, une chose dont on disait tant de mal qu’elle provoquait à tout coup l’hystérie chez les Canadiens anglais, comme l’avait si bien noté Robert Fulford quelques mois à peine avant le déclenchement des mesures de guerre[7].

Ottawa ne tarda pas à réagir, sur les deux plans à la fois, celui des idées et celui de la violence, selon le principe que combattre l’un, c’était combattre l’autre, et inversement. Ainsi, en même temps qu’il agissait sur le plan des idées (commission Laurendeau-Dunton, formule Fulton-Favreau, opting out, Régie des rentes du Québec, etc.), Lester Pearson, premier ministre depuis avril 1963, s’occupe aussi du dossier violence. Dès 1964, il prononce un discours à la Carleton University sur le thème de la paix (« Keeping the peace ») dans lequel les observateurs comprennent qu’il a le Québec bien à l’œil[8]. Puis en 1966, son gouvernement crée la commission Mackenzie, qu’il charge d’éveiller l’opinion aux questions de police et de sécurité, et fait annoncer par le général Allard (un Canadien français opportunément nommé chef des forces armées) que, dorénavant, l’armée doit se préparer en priorité à la lutte à la guérilla urbaine (voir nos documents Mackenzie et Loomis). Discrètement, le gouvernement fait déplacer le quartier général des forces armées – la Force mobile – d’Ottawa vers la région de Montréal, à Saint-Hubert plus précisément.

Puis, après le temps des préparatifs discrets, vint celui de l’offensive claironnée. Mais ce rôle, c’est un autre que l’anglophone ontarien Pearson qui le jouera. Trudeau prit la relève en avril 1968, et les électeurs en feront leur premier ministre en juin 1968. Le changement fut immédiat. Déjà pendant la campagne électorale : « Vous allez vous faire faire mal[9] », lança-t-il aux « séparatistes ». « Dehors », ordonna-t-il en septembre à celui que la presse appela « l’espion du général », Philippe Rossillon, « nous ne laisserons pas la France briser ce pays[10] ».

L’année 1969. En mars, opération « McGill français » avec sa charge de provocation outrecuidante. À l’automne, opération « bill 63 » avec ses agaçantes manifestations quasi quotidiennes. À l’automne encore, grève des policiers. Tout ça à Montréal, Canada’s Metropolis, où tout semble maintenant se déliter – y compris en février à Sir George Williams, l’université anglophone, où la destruction systématique de la salle des ordinateurs de l’université, par des étudiants noirs en colère, venait ajouter à la nervosité de l’opinion, et rappeler à tous la gravité – et l’ubiquité – de la violence politique dans nos villes. Bref, pour les Canadiens anglais et les partisans de l’unité nationale, une très mauvaise année.

Mais pour Trudeau, une occasion d’étendre son offensive tous azimuts, bien au-delà des seuls felquistes. Le 19 octobre, devant les militants libéraux, le premier ministre fit un discours tonitruant, son plus important peut-être. Sur le ton comminatoire, il dénonça les « séparatistes » de Radio-Canada, les menaçant même de la pire des sanctions, la perte de leur travail. Puis à tous les autres, fonctionnaires de l’État du Québec, ministres provinciaux de l’Union nationale, diplomate français de passage (Jean de Lipkowski) : « Nous ne laisserons pas diviser ce pays, ni de l’intérieur, ni de l’extérieur ». Au journaliste de la télé qui, le lendemain, le 20, s’émut de la brutalité de ses propos, Trudeau lâcha – en anglais, pour mieux exprimer sa hargne : « You haven’t seen anything yet », « Vous n’avez encore rien vu ! ». Le ton était violent, annonçait même, pensa Vincent Prince l’éditorialiste du Devoir, « le recours à la force pour mater tous ceux qui, démocratiquement, s’opposent au maintien du statu quo[11] ». Trudeau n’avait-il pas annoncé ses couleurs dès novembre 1968 : « Ce que je crains, disait-il alors à des étudiants de Kingston, ce n’est pas ce qui se passe derrière le Mur de Berlin, c’est ce qui se passe à Chicago et qui pourrait bien se reproduire dans nos grandes villes canadiennes[12] ».

Le ton était donné. Il ne resterait plus qu’à franchir l’ultime étape, celle du « Just watch me ». Ce sera chose faite, un an plus tard, dans la nuit du 16 octobre 1970.

La « Crise d’octobre » ce n’est pas seulement deux kidnappings ; c’est aussi, c’est surtout l’exaspération du Canada anglais qui n’aimait pas ce qu’il voyait et entendait au Québec depuis dix ans, et qui trouva un politicien issu du Québec pour l’exprimer : « Ils avaient pour mandat de s’occuper de “ces gens-là”, dira Hugh Segal de Trudeau et de ses compagnons d’armes, et si cela signifiait de faire appel à l’armée, eh bien, soit ! » (document Segal).

La loi des mesures de guerre

Les mesures de guerre ont été conçues pour faire la guerre. La loi qui les introduisit dans notre système politique fut adoptée par le parlement d’Ottawa en août 1914, sur le modèle du Defense of the Realm Act britannique. Mais contrairement à cette dernière, qui disparut des recueils de lois avec la fin de la guerre, la loi canadienne avait un caractère permanent : elle demeura donc à la disposition de tout gouvernement fédéral qui souhaiterait éventuellement y recourir en cas de guerre, d’invasion, ou d’insurrection, réelles ou simplement « appréhendées » (elle ne sera abrogée qu’en 1988).

Tout naturellement, elle s’appliqua pendant la guerre de 1914-1918, puis de nouveau vingt ans plus tard, lors de la Seconde Guerre mondiale – et même au-delà, par un subterfuge qui en prolongea l’application après 1945 (voir document MacGregor Dawson, page 40). Curieusement, elle ne fut pas invoquée pendant la guerre de Corée : on préféra alors adopter une loi à laquelle on donna un nom moins belliqueux, et qui était moins menaçante pour les libertés fondamentales, la loi de 1951 sur les pouvoirs d’urgence 15 Geo.VI, c.5[13].

La loi des mesures de guerre permet au gouvernement d’Ottawa d’exercer seul tous les pouvoirs qu’il juge nécessaires dans les circonstances, notamment celui de faire et de défaire les lois – toutes les lois, même provinciales –, sans avoir à rendre compte à quiconque. Elle vient ainsi bouleverser l’ordre constitutionnel normal. En particulier, elle transforme le Canada, de pays fédéral qu’il est, en un système quasi unitaire, comme l’a bien compris le constitutionnaliste Frank Scott[14] : en période de crise, le gouvernement fédéral devient le seul qui compte, tous les autres étant alors réduits à la portion congrue[15]. Scott, qui était partisan de la centralisation et militant du nation-building canadien, avait bien raison de dire du War Measures Act qu’il était Canada’s second constitution, une véritable constitution de rechange[16]. On remarquera du reste que cette loi servit à des périodes – les deux guerres mondiales – qui, pour le Canada, furent déterminantes dans l’acquisition de sa pleine souveraineté nationale. Elle en gardera une allure qui plaira aux nationalistes canadiens.

Surtout, elle vient bouleverser la vie des gens ordinaires. En suspendant les libertés publiques et les garanties judiciaires (l’habeas corpus, entre autres), cette loi donne le feu vert aux forces policières, et rend ainsi faciles et même courantes l’arrestation et la mise au rencart, sans mandat, sans juge, sans avocat, de toute personne, politicien, journaliste, simple citoyen, dont les idées exprimées, les intentions supposées ou simplement les origines ethniques, déplaisent aux autorités. Ce faisant, elle transforme le Canada en une quasi dictature constitutionnelle, comme le souligna le juriste et professeur de droit Herbert Marx en 1979[17]. « L’État, c’est moi », disait Louis XIV au temps des lettres de cachet. « Aujourd’hui, c’est à mon tour », reprenait en quelque sorte Trudeau en octobre 1970. Ce dernier n’avait-il pas crâné quelques heures plus tôt : « Just watch me » ?

En 1939-1945, cette loi servit à tenir en échec les foyers de dissidence idéologique (communistes, fascistes, nazis du type d’Adrien Arcand), ainsi que les milieux allemands, italiens, japonais, suspectés de jouer les cinquièmes colonnes[18]. C’est ainsi que des centaines d’Italiens de Montréal, de Toronto et d’ailleurs furent internés à partir de juin 1940[19], et que fut scellé le sort des Japonais de la côte Ouest, plus de 20 000 d’entre eux, hommes, femmes, enfants, vieillards, ayant été chassés de Colombie-Britannique, parqués dans des camps de travail pour la durée de la guerre, et même au-delà jusqu’en 1947, et dépossédés de tous leurs biens. Ceux-ci ne s’en remirent jamais comme communauté organisée et regroupée (voir notre document Eayrs).

C’est elle aussi qui a permis de museler les Témoins de Jéhovah, dangereux parce que pacifistes[20], et de brider l’ardeur des anticonscriptionnistes au Québec, refroidis net par l’arrestation nocturne, puis le transfert immédiat dans un camp d’internement, d’où il ne revint que quatre ans plus tard, du maire de Montréal et député de Sainte-Marie à l’Assemblée législative, Camillien Houde[21]. Décision qui frappa vivement les esprits : si un personnage aussi haut placé pouvait être ainsi réduit au silence, sans le moindre procès, sur un simple mot d’un ministre (en l’espèce, le ministre de la justice Ernest Lapointe), que ne risquaient pas alors tous les autres, les « simples citoyens » ? Du reste, personne n’avait oublié qu’en 1918, pour contrer une manifestation d’opposants à la conscription, le gouvernement avait envoyé la troupe dans les rues de Québec, ce qui se solda par la mort, par balles, de quatre manifestants[22]. Bref, cette loi avait fait la preuve qu’elle était porteuse des plus extrêmes violences, et démontré qu’elle pouvait servir dans les affrontements ethniques, notamment ici même au Québec. « A monster, une monstruosité » dira d’elle Perrin Beatty, ministre de la défense de Mulroney, en 1987[23].

C’est cette loi, avec son ADN pourtant bien connu[24], qui fut déclenchée dans la nuit du 16 octobre à 4h du matin. Ses réglements déclaraient illégal le FLQ, et criminel le fait d’en être, ou d’en avoir été membre, ou tout simplement d’en dire ou d’en avoir dit quelque bien. En outre, ils suspendaient les garanties judiciaires habituelles, ouvrant ainsi la voie aux arrestations sauvages que l’on connut alors. Et pour être bien certains de ratisser large et d’effrayer le plus grand nombre, ces réglements placèrent aussi dans la mire des war measures « tout groupe de personnes ou toute association qui préconisent l’emploi de la force ou la perpétuation de crimes comme moyen ou instrument aux fins de réaliser un changement de gouvernement au Canada ». Formulation on ne peut plus vague, qui venait placer une épée de Damoclès au-dessus de toutes les têtes, en particulier celles que l’on pouvait classer « à gauche » – « toute dissidence vers la gauche, par exemple du Parti québécois, et peut-être vers des sections du PQ lui-même », comme l’observa en 1970 Robert Fulford, le rédacteur en chef de Saturday Night (voir document Fulford).

Officiellement, trois raisons furent avancées par le premier ministre : les kidnappings, la demande exprimée par le gouvernement du Québec et la mairie de Montréal, et la « confusion des esprits ». Curieuses et suspectes raisons, comme l’illustreront plusieurs de nos textes. L’arrestation des kidnappeurs ? Sa propre police, la GRC, était opposée au recours à cette loi (voir Whitaker). Le gouvernement du Québec ? Dans sa demande à Trudeau, Bourassa parla bien « d’insurrection appréhendée », mais il n’en fournit pas le moindre début de preuve. Au demeurant, Trudeau n’était pas connu pour son empressement à se plier aux vœux du Québec. La « confusion des esprits » ? Dans quel pays de démocratie et de libre expression n’y en a-t-il pas ? Le premier ministre était-il devenu nostalgique du temps de Duplessis et de l’unanimité triomphante ?

Sur le terrain, on fit des arrestations, on le fit massivement (500 personnes, dit-on généralement), souvent par des rafles nocturnes, non sans briser quelques portes gênantes[25], et toujours selon une « sélection » qui n’eut rien à voir avec les kidnappings (la plupart des détenus, du reste, furent relâchés sans la moindre accusation[26]). On fit aussi des perquisitions, entre 12 000 et 30 000 dit-on[27], et souvent la nuit, comme le raconta Jacques Parizeau à son biographe[28]. Naturellement, pareille furie s’accompagna, dans les salles de rédaction et devant les micros et les caméras, d’actes de censure et de réflexes d’autocensure[29], tandis que parmi la population, dans les médias et les milieux politiques, y compris les plus haut placés (voir document Kierans), se répandait une vague de peur, de panique et d’hystérie telle qu’elle déborda du Québec sur l’Ontario voisine, à Ottawa, à Toronto (voir nos documents Granatstein et Segal), et jusque dans l’Ouest, à des milliers de kilomètres du moindre felquiste (voir document Conway). Enfin, sur le terrain – on allait l’oublier ! –, Pierre Laporte, qui fut tué le lendemain soir vers 18h, et dont le cadavre fut retrouvé dans le coffre d’une voiture abandonnée à 0h30 le 18 octobre[30].

On remarquera qu’il n’a pas encore été question du recours aux forces armées, l’aspect pourtant le plus spectaculaire, celui appelé à frapper l’imagination du plus grand nombre[31]. Les mesures de guerre et l’intervention de l’armée sont juridiquement deux choses bien distinctes[32]. Les premières peuvent exister sans la seconde. Et, inversement, le recours au bras militaire peut s’exercer sans que soit invoquée cette loi – comme cela s’est produit à Montréal, lors de la grève des policiers d’octobre 1969, ainsi qu’à Oka en 1990 : les Warriors mohawk en armes subirent la présence de soldats bien armés, mais la loi des mesures de guerre ne fut pas invoquée contre eux ; personne ne songea même à l’invoquer[33].

Mais si ces deux démarches sont, sur le plan juridique, bien distinctes l’une de l’autre, en revanche, elles peuvent se soutenir l’une l’autre sur le plan politique. C’est ce qui se produisit en octobre 1970, où l’on assista à une gradation en trois temps : le 12 octobre, positionnement de soldats aux abords de certains édifices publics ; le 15, présence généralisée de soldats sur le territoire du Québec (12 500 au total, dont plus de 7 500 dans la région de Montréal : voir document Loomis) ; puis le 16, imposition des mesures de guerre. Distinctes sur le plan de la décision, ces deux démarches se rejoignaient et se nourrissaient l’une l’autre sur le plan de la théâtralité politique.

Cette réaction du gouvernement Trudeau fut sans pareille, à l’époque, dans les pays démocratiques alors aux prises avec des problèmes de terrorisme ou de violences urbaines : ni aux États-Unis du temps des long hot summers, ni en France au temps des événements de Mai 68, ni ailleurs, en Allemagne ou en Italie, n’aura-t-on vu un gouvernement exciter sa population à la guerre, pour ensuite retourner cette guerre contre une partie de sa propre population[34].

On ne fait pas ainsi appel à des « mesures de guerre », on n’évoque pas, aux yeux de tout le pays et du monde entier, le spectre d’une guerre forcément civile, sur les bords du Saint-Laurent, au cœur même de ce peaceable kingdom qu’est le Canada, sans précipiter une très grave crise politique. La October Crisis, ce n’est pas seulement, ce n’est pas d’abord deux kidnappings : c’est aussi, c’est surtout la démesure d’un homme et d’un gouvernement qui, en temps de paix, choisirent délibérément de recourir massivement à des moyens de guerre.

La mémoire tronquée

Imposer en temps de paix des mesures conçues pour la guerre constitue partout, et notamment dans des pays démocratiques, un moment d’extrême gravité politique. Du reste, les mots n’ont pas manqué en 1970 pour le dire : « un événement crucial de notre histoire », « un moment profondément honteux de notre histoire » (Robert Fulford), « un point tournant de notre histoire » (John Saywell). Ni les références historiques, pour en souligner l’importance. « Sans pareil depuis 1837 », dira Grattan O’Leary, le sénateur. Informé par Trudeau que la chose se préparait, Lester Pearson, l’ancien premier ministre, songea immédiatement à la tension qu’avaient provoquée au Québec l’exécution de Riel en 1885 et la conscription en 1917[35]. Pour sa part, Tom Berger n’a pas hésité à placer la crise d’octobre parmi les grands moments de violence politique de notre histoire, aux côtés de la déportation des Acadiens, l’exécution de Riel, la fermeture des écoles françaises en Ontario, la dispersion des Japonais en 1942 (voir document Berger). Bref, un moment important de notre histoire.

Par son intensité dramatique, bien entendu, mais plus encore par sa capacité à nous révéler des choses sur nous-mêmes : « One of the most significant and revealing events in our history », dira Robert Stanfield en 1979, épisode on ne peut plus significatif et révélateur de notre histoire ! Cet événement nous appelle à une réflexion en profondeur sur ce qu’est ce pays :

Cela nous impose un réexamen de nos attitudes, croyances et valeurs fondamentales. Le nationalisme du FLQ a pu être contenu. Son radicalisme vient contester non pas tant l’existence de l’État-nation canadien que la nature de la société au sein de cet État-nation[36].

C’est pourquoi il ne faudrait jamais perdre de vue ce qui s’est produit : « Il nous reste encore beaucoup à apprendre sur ce qui est arrivé au Canada et à sa vie collective », disait Fulford en 1975, qui s’inquiétait qu’on soit déjà en train d’oublier. Denis Smith, l’historien et politicologue, qui fut l’un des premiers, dès 1970, à sonner l’alerte, nous en fait même un véritable devoir de mémoire : « On ne peut pas se permettre d’oublier […] Le terrorisme demeure toujours bien présent dans le monde, et le Canada n’en est pas immunisé […] Sommes-nous prêts à y répondre, et comment le ferions-nous[37] » ?

Ainsi donc, notre mémoire est impérativement sollicitée. Est-elle au rendez-vous ?

Certains éléments de la crise d’octobre sont évidemment bien connus : la mort de Laporte, le FLQ, les frères Rose, Cross, des soldats dans les rues de Montréal, le « Just watch me » de Trudeau… Tous ont été abondamment traités par la presse, la télé, le cinéma, le récit écrit – notamment à chaque grande date anniversaire, comme lors du 40e en 2010. Ce sont ces aspects qui viennent spontanément à l’esprit quand on évoque « la crise d’octobre [38]» À la question : « Que savez-vous d’Octobre ? » on vous répondra presque toujours par une énumération de ces éléments, en commençant par Laporte. « Quand celui-ci est-il mort ? » « Comment, et qui l’a tué ? » « Que pensaient ceux qui l’ont tué ? » Et, plus récemment, notamment lors du 40e anniversaire : « Qu’est devenue sa veuve ? » « Comment sa famille a-t-elle vécu son premier Noël après lui ? » « Et, maintenant, comment voient-ils la chose ? » « Et l’ami Bourassa, et son collègue Choquette, comment ont-ils réagi à sa mort ? »

Ce récit autour d’un cadavre occupe l’essentiel du champ mémoriel, laissant peu de place pour le reste, c’est-à-dire tout ce qui se situe au-delà du « Just watch me ». Non seulement fait-on ainsi l’impasse sur tout ce pan de la crise d’octobre, on en rend même la discussion douteuse, suspecte : soulever cet aspect, c’était – c’est encore ? – avoir l’air de se ranger du côté des terroristes, de se faire le partisan du recours à la violence. Auf der Maur et David Macdonald l’avaient remarqué à l’époque, Robert Stanfield et le juge Berger quelques années plus tard[39].

Ce qui rend donc la chose difficile pour plusieurs, et même impossible pour certains. Déjà en 1970, Jacques Godbout avait relevé cette différence : « Dans la Confédération actuelle, un créateur de langue française est préjugé coupable de trahison jusqu’à ce qu’il prouve son innocence. De son côté le créateur de langue anglaise est présumé innocent[40] ». Dit autrement : pour des souverainistes, la chose est presque impossible (remarquons au passage le fait on ne peut plus significatif que la campagne référendaire de 1995 s’est faite au beau milieu du 25e anniversaire de la crise, mais que personne dans le camp du « oui » n’osa rappeler cet événement, lequel, pourtant, eût pu lui servir d’argument type dans son projet de mettre le Québec à l’abri de l’État canadien).

Et c’est nul doute pour cette raison qu’à chaque anniversaire, on se contente de ce que l’on nous sert toujours, et qui consiste à nous faire assister passivement à une péripétie, à un rodéo autour de Cross et Laporte, opposant le FLQ aux corps policiers, sorte de « Bonnie and Clyde » de la politique canadienne, palpitant certes, un peu triste et même tragique à la fin, mais totalement impropre à répondre à l’interpellation à laquelle sont pourtant conviées nos mémoires (« significant and revealing », mais de quoi au juste ?). Commencer avec Laporte en tête, c’est s’assurer de finir avec lui, notre mémoire enfermée – baîllonnée – avec lui dans le coffre arrière d’une voiture, là où elle est certaine de ne déranger personne – et surtout pas le Pouvoir, qui, au Canada comme ailleurs, aime bien compter sur l’oubli pour assurer son impunité[41].

Cette censure de la mémoire, d’où vient-elle ?

Est-ce la honte, la culpabilité d’un crime de sang auquel nous aurions tous participé collectivement pour avoir trop bruyamment manifesté dans nos rues, trop fortement applaudi dans nos rassemblements surchauffés, ou simplement trop ressenti d’émotions en écoutant lire le manifeste du FLQ à la télé ?

Est-ce l’humiliation de s’être brutalement fait rappelé que le Québec n’était toujours, malgré les beaux discours de certains et l’enthousiasme de plusieurs, qu’une simple province du Canada et non un vrai État ? Qu’après avoir un moment cru que nous étions en train de devenir maîtres de notre destin, nous fûmes aussitôt ramenés à notre véritable condition par une enième démonstration de force, laquelle venait remuer dans nos mémoires toutes celles qui les avaient précédés, 1760, 1837, 1838, 1885, 1918, et qui avaient fait de nous un peuple assujetti à la supériorité du nombre et de la violence d’État d’un autre[42] ? « Nous avons eu les reins cassés, il y a deux siècles, et ça paraît », disait en 1960 le Frère Untel dans ses Insolences[43]. Est-ce la peur qu’ayant provoqué l’ire du maître, on subirait cette fois encore les foudres de sa colère, le souvenir de toutes ces peurs passées venant aggraver celle d’aujourd’hui ? Peur en somme d’avoir été encore une fois vaincus par une force supérieure, toujours la même[44] ?

Quelle qu’en soit l’origine, il faudra bien un jour sortir de ce silence de la mémoire.

Présentation des textes de l’anthologie

Et c’est justement pour en sortir que nous avons pensé regarder du côté du Canada anglais, dans l’idée que, moins soumis aux interdits de la mémoire que ne le sont les Québécois, on trouverait parmi eux des gens capables de nommer les choses comme nous souhaitions le faire nous-mêmes, et qu’ainsi, c’est dans leur mémoire qu’on retrouverait les clés de notre propre mémoire. Et, effectivement, nous en trouvâmes : ce sont eux que l’on présente dans cette anthologie.

Certains Québécois, et sans doute aussi des Canadiens, s’en étonneront, s’ils se rappellent qu’en octobre 1970 le Canada anglais nous est apparu uni – et debout – comme un seul homme derrière Trudeau et ses mesures de guerre : « A glorious act of self-indulgent wrath. Canadian unity has never been more fervently felt » (Satisfaisante et glorieuse manifestation de colère. L’unité nationale n’a jamais été aussi fortement ressentie), a pu dire le juge Thomas Berger de ces mois de l’automne 1970 (voir document Berger)

Un bloc monolithique ? En tout cas assez solide pour laisser à Trudeau le temps de faire ce qu’il voulait faire. Mais non sans fissures, car il y eut des hommes, des femmes aussi (Margaret Atwood, Barbara Frum, Pauline Jewett, June Callwood, Flora Macdonald…), qui eurent le courage – et il en fallait pour se dresser contre ce bloc – d’exprimer leur indignation et de regretter that most shameful moment of our history (Robert Fulford).

***

Ce sont les prises de position de ces hommes et de ces femmes du Canada anglais que nous présentons dans cette anthologie. Qui sont-ils ?

Dans les narrations, la crise d’octobre s’étend généralement du 5 octobre à la fin de décembre (les mesures de guerre proprement dites sont demeurées en vigueur jusqu’au 30 avril 1971). C’est « la crise » au sens fort du terme, le vif de l’action, trois mois au maximum. Pour témoigner de ce moment fort, dans notre livre, neuf textes écrits (ou prononcés) par des acteurs directs de l’événement. Tous sont critiques de l’action menée par Trudeau.

Trois proviennent de parlementaires de l’opposition : Tommy Douglas, le chef du NPD, David Macdonald, député des Maritimes, et Grattan O’Leary, sénateur de l’Ontario, tous deux conservateurs, (voir documents Douglas, Macdonald et O’Leary). Trois autres viennent de journalistes : de Toronto, Robert Fulford, le directeur de Saturday Night, et l’auteur de ce qui est sans doute la plus cinglante réplique à Trudeau alors parue dans la presse ; de Montréal, Nick Auf der Maur, qui raconte sa propre arrestation, et Peter Desbarats, qui nous donne un aperçu de l’effet qu’a eu cette loi dans nos salles de rédaction (voir documents Fulford, Auf der Maur, Desbarats). Le mutisme musclé que pratiqua alors le Pouvoir inspira un poème à Margaret Atwood, l’une des plus célèbres écrivaines du Canada anglais (voir document Atwood)[45]. Enfin, deux textes collectifs, signés par plusieurs personnalités, expriment l’émotion ressentie dans divers milieux citoyens en Ontario et ailleurs au Canada (voir le document « Strong and Free » et celui de C.B. Macpherson et autres).

À ces neuf textes s’ajoutent trois documents qui sont antérieurs aux mesures de guerre, mais qui, rétrospectivement, apparaissent comme les ayant préparés. Deux d’entre eux nous font remonter à l’année 1966, quand fut créée par le gouvernement fédéral la commission Mackenzie sur la sécurité, et annoncé par le général Allard le nouveau programme d’action des forces armées. Ces deux documents (voir Mackenzie et Loomis), l’un sur la police fédérale, l’autre sur l’armée canadienne, ne sont évidemment pas critiques de ce qu’allait faire le gouvernement en octobre 1970. Mais leur antériorité sur les événements vient miner sans appel possible le discours des partisans des mesures de guerre sur l’état d’impréparation des forces de l’ordre. Enfin, plus proche encore de l’événement, le texte du plaidoyer que fit Lucien Saulnier devant les députés réunis en comité à Ottawa, en novembre 1969, pour les convaincre que le Canada était menacé, et qu’il fallait envisager dorénavant de le défendre militairement (texte que nous reproduisons exceptionnellement dans cette anthologie d’auteurs canadiens-anglais parce qu’il est un des rares textes de l’époque qui nous éclaire sur ce qui se disait et se pensait dans les arcanes du Pouvoir : voir document Saulnier).

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Nos textes remontent plus haut encore dans le temps. La loi des mesures de guerre existait depuis 1914 et elle servit à gouverner le pays au cours des deux guerres mondiales. Connaître cette loi, apprendre son histoire, l’usage qu’en fit alors le gouvernement central, les marques qu’elle laissa sur les institutions et dans la population – toutes choses connues de ceux qui y recoururent en 1970 – nous aidera à connaître quelles références le gouvernement avait en tête lorsqu’il s’est engagé dans l’opération des mesures de guerre, et, plus fondamentalement encore, à comprendre quelle philosophie totalitaire[46] inspire l’action du gouvernement canadien quand celui-ci se sent menacé dans son autorité.

Cinq textes ici. Deux concernent l’effet pratique de la loi sur le terrain des faits. Celui du politicologue MacGregor Dawson, qui nous apprend que les pouvoirs d’urgence ont été maintenus bien après la fin de la guerre, en même temps qu’il souligne le caractère centralisateur de cette loi, apportant ainsi une lumière crue sur le rapport de forces qui a pu s’établir en 1970 entre Ottawa et Québec, entre Trudeau et Bourassa (voir document MacGregor Dawson). Et celui de l’historien James Eayrs sur l’affaire des Japonais de la côte Ouest –l’épisode le plus sombre de cette loi –, qui rappelle jusqu’à quels excès cette loi a pu entraîner nos gouvernements, en même temps qu’il confortait le gouvernement sur son « droit » à l’impunité et à l’oubli (Ottawa mit en effet plus de 40 ans à venir à résipiscence dans cette affaire).

Trois autres traitent de l’attitude de l’opinion publique. Celui du jeune historien Ramsay Cook, écrit en 1955, qui s’est étonné de l’inertie de l’opinion canadienne devant la suspension des libertés, et qui en propose une explication tirée de l’histoire et de la composition ethnique du Canada. Celui de l’Association du barreau canadien, écrit en 1944, qui vient illustrer cette attitude d’inertie et de docilité telle qu’elle s’exprima dans le milieu du Droit. Enfin, exception à cet état d’esprit, un texte écrit il est vrai dans le confort de la paix retrouvée en 1948, par Pierre Elliott Trudeau, qui s’élève contre l’idée même que pareille ignominie puisse exister dans un pays libre (et que nous donnons ici, bien qu’il ne soit pas d’un auteur anglophone, parce qu’il nous fait pénétrer dans l’univers mental de Trudeau[47], voir documents Cook, Barreau canadien et Trudeau).

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La crise d’octobre ne s’est pas terminée avec les événements de l’automne 1970. Elle se prolongea en une suite de recherches, de réminiscences et de regrets. Une période longue : nos propres textes ici présentés s’échelonnent des années 1970 jusqu’à l’année 2006. Et elle n’est sans doute pas terminée.

Quatre textes proviennent d’acteurs qui furent en première ligne, mais qui ont attendu avant de se révéler. Deux d’entre eux furent ministres du gouvernement Trudeau, et se sont exprimés dans leurs Mémoires, Don Jamieson, le Terre-Neuvien en 1988, Eric Kierans, le Montréalais en 2001. Celui-ci livra ses réflexions sur l’époque, sur ses collègues du cabinet, et surtout sur la position qu’il aura regretté jusqu’à la fin de sa vie ne pas avoir prise en octobre 1970. La solidarité ministérielle, on le sait, a ses contraintes. Mais elle a aussi ses limites : ce texte en témoigne éloquemment. Le troisième texte est de Robert Stanfield, chef de l’opposition au moment des événements, qui soutint alors le gouvernement, mais prit ses distances au cours des années qui suivirent. Son texte ici est tiré de la préface qu’il donna en 1979 à la seconde édition d’un livre qui fut, lors de sa parution en 1971, à la pointe de la critique des mesures de guerre, Rumours of War de Ron Haggart et Aubrey Golden. Il y exprime, entre autres choses, son étonnement et sa déception de la réaction de ses compatriotes face aux événements. (voir documents Jamieson, Kierans et Stanfield, ).

Le quatrième texte est celui du journaliste et écrivain torontois Peter Newman, extrait d’un livre de souvenirs que celui-ci fit paraître en 2004, dans lequel il raconte comment il fut berné par Trudeau et Lalonde à propager comme fait réel, ce qui n’était qu’une fable inventée, celle du « gouvernement parallèle », ultime argument de ceux qui n’en avaient plus (voir document Newman).

À ces quatre textes d’acteurs s’ajoutent des textes d’observateurs de la vie politique.

Deux journalistes reviennent sur l’épisode des arrestations sauvages. John Cruickshank de la Gazette qui, pour illustrer le dixième anniversaire de la crise, interviewa en 1980 l’un des plus célèbres prisonniers d’Octobre, dont l’arrestation, plus que toute autre, illustre le dérèglement des autorités publiques, le poète Gaston Miron. Et Robert Fulford (que l’on connaît déjà), qui, à la faveur de la sortie du film Les ordres de Michel Brault, prit sa plume de critique de cinéma – et son nom de plume, Marshall Delaney – pour nous livrer ses réflexions sur cette activité carcérale (voir documents Cruickshank et Fulford)

Deux universitaires, l’un de Toronto, Jack Granatstein, l’autre de l’Ouest, John Conway, décrivent la scène des événements telle qu’elle s’est déroulée à l’extérieur du Québec. En particulier, dans un texte paru en 1998, Granatstein nous fait voir, à la faveur d’un dramatique épisode qu’il vécut personnellement en 1970, ce qu’il y avait alors de haine et de passions nationalistes au Canada anglais (voir documents Granatstein et Conway).

Deux autres universitaires, l’un spécialiste de la GRC et des questions de sécurité, Reg Whitaker, et l’autre historien de l’armée, Desmond Morton, s’appuyant sur leurs travaux de recherches, concluent tous deux à l’inanité de la thèse de « l’insurrection appréhendée ». Auxquels s’ajoute un chercheur de l’Université de Waterloo, en Ontario, Michael Gauvreau, dont le témoignage s’appuie sur des archives de l’entourage même du premier ministre, qu’il a pu consulter récemment (voir documents Whitaker, Morton et Gauvreau, aux )

Enfin, trois auteurs ayant eu des contacts avec les grands rouages de l’État et les hauts dirigeants du pays, nous font partager leur appréciation de la conduite de Trudeau : Thomas Berger, qui était alors juge, nous fournit deux regards rétrospectifs, le premier sur la place des mesures de guerre dans l’histoire des libertés au Canada, et le second sur les événements d’octobre tels qu’il les comprenait une dizaine d’années après le fait ; Ramsay Cook, l’historien, revient avec le deuxième texte que nous avons retenu de lui, dans lequel il s’interroge, plus de trente ans après, sur ce que ces événements ont fait à l’amitié qu’il portait à Trudeau ; enfin Hugh Segal, aujourd’hui sénateur, ne mâche pas ses mots dans l’appréciation qu’il fit, vingt-cinq ans après l’événement, de Trudeau et de ses camarades de guerre (voir documents Berger, Cook et Segal).

Postface

« Si un homme sort un couteau… »

– Général Jean Victor Allard

Ç’aurait dû être une opération de maintien de l’ordre et de lutte au crime, encadrée par le code criminel, et menée, comme le sont toutes les opérations de ce genre, par la police avec ses hommes, ses moyens, sa discrétion, comme cela l’avait toujours été dans les affaires du Front de libération du Québec (ainsi que dans d’autres, analogues : celle des doukhobors, notamment). Et comme le faisaient aussi au même moment nos voisins américains, chez qui les assassinats politiques et les grandes émeutes raciales furent traités par le FBI, et non par la CIA ou le Pentagone. Du reste, c’est très exactement ainsi, comme l’a bien montré Reg Whitaker, que le comprenait la Gendarmerie royale du Canada, qui ne voulait absolument pas que des mesures de guerre viennent perturber son travail de traque des felquistes.

Mais c’était le Canada, un pays qui avait son histoire à lui, au cœur de laquelle se trouvait, toujours irrésolu, le conflit Canada-Québec, cette question centrale de notre histoire, comme nous le rappelle Tom Berger. Les choses ne se passeraient donc pas « normalement ». Le FLQ n’était peut-être qu’une bande de voyous, comme l’expliqua Mitchell Sharp à son vis-à-vis britannique et comme l’écrira l’historien Desmond Morton, mais puisqu’il se plaçait lui-même sur le plan de l’opposition Canada-Québec, le gouvernement canadien, décidé à en découdre avec le mouvement indépendantiste, ne raterait pas l’occasion de le faire lui aussi.

Ce faisant, il changea la nature du problème, qui cessera d’être une opposition entre la police et une organisation criminelle, pour devenir un affrontement entre deux entités politiques. D’une contestation de « la Société » par une poignée de marginaux, on passa donc à une confrontation de deux trajectoires historiques, de deux volontés, de deux aspirations collectives, l’une centrée sur le Canada et sa défense de « l’unité nationale », l’autre sur le Québec et « l’affirmation de son identité nationale » (Murray Ballantyne).

Pour cela, il fallut déplacer la cible, et comme le fit ressortir Desmond Morton, ne pas se concentrer sur le FLQ et ses kidnappings – ne pas même s’y intéresser, comme l’illustra Trudeau lui-même en plein conseil des ministres, tel que l’a décrit Jamieson – mais s’intéresser plutôt à tous les autres. Tous les autres, c’est-à-dire tous ces semeurs de confusion que Trudeau avait placés dans sa mire lors de son célèbre discours « Finies les folies » du 19 octobre 1969 : journalistes séparatistes, hauts fonctionnaires séparatistes à Québec, ministres séparatistes du gouvernement québécois (à l’époque, celui de Jean-Jacques Bertrand), sans oublier leurs amis de la France gaulliste. Et, ajoutées, à ce premier peloton, les forces vives des centrales syndicales, dont les chefs s’étaient regroupés avec d’autres dans ce que Trudeau tenta de faire passer, comme le raconte Peter Newman, pour un « gouvernement parallèle » (démontrant ainsi que dans tout affrontement de deux collectivités nationales, ce sont bien des gouvernements – officiels, parallèles ou provisoires, c’est selon –, qui s’affrontent). Puis, last but not least, le Parti québécois, cette autre force vive, et alors singulièrement « montante », non seulement les plus radicaux d’entre eux, mais les autres aussi, comme dit si bien Robert Fulford. Au total, ce sont tous ces milieux qui, ensemble, constituèrent la véritable cible de Trudeau dans cette guerre : non parce qu’ils portaient une arme au poing (ils n’entendaient n’en jamais porter), mais plutôt une certaine idée du Québec au cœur.

En redéfinissant la cible, le gouvernement d’Ottawa redéfinissait le but : il ne s’agissait plus seulement d’empêcher que des crimes se produisent, il fallait maintenant défendre un territoire, un système politique, un pays, bref empêcher ce que plusieurs commençaient à appeler « la destruction du Canada » – « l’autodestruction », disait pour sa part Lucien Saulnier. Ce but fut défini de manière on ne peut plus claire par Trudeau lui-même : « Nous ne laisserons pas diviser ce pays, ni de l’intérieur, ni de l’extérieur », s’écria-t-il au cours de sa célèbre harangue d’octobre 1969, et sur un ton si menaçant qu’il fit penser à Vincent Prince du Devoir que l’État canadien se préparait à recourir à la force armée. Dirigée par Ottawa (et non par Québec), annoncée par la proclamation des mesures « de guerre », et mettant en vedette l’armée canadienne et ses milliers de soldats, cette opération consista, plutôt qu’en une enième poursuite policière dans les rues de Montréal, en une véritable guerre partout sur le territoire du Québec – au vu et au su du monde entier.

Qu’aucun coup de feu ne fut tiré ne change rien à l’affaire. Pensons à la guerre que se livrèrent les États-Unis et l’URSS durant les quarante années qui ont suivi le second conflit mondial : aucun territoire ne fut conquis (ou perdu), aucun soldat ne fut laissé sur les champs de bataille (pour la bonne raison qu’il n’y eut pas de champ de bataille), aucun coup de feu ne fut échangé de l’un à l’autre. Il n’empêche que guerre il y eut – on l’appela tout simplement « froide » –, qu’elle fut gagnée par un camp et perdue par l’autre, et que tout le monde sait qui a gagné et qui a perdu. Churchill eut bien raison de dire – de prédire – comme il l’avait fait à Harvard le 6 septembre 1943 que ce qui compterait dorénavant, sur la scène internationale, ce n’était plus la conquête de territoires, mais celle des esprits : Empires of the future are the empires of the mind[48]. L’affrontement Québec-Canada serait donc une guerre pour la conquête des esprits, une guerre psychologique, comme l’appelaient les proches conseillers de Trudeau étudiés par Michael Gauvreau.

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Le plus intéressant de tout cet épisode de notre histoire, c’est que personne aujourd’hui (y compris les auteurs de cette anthologie, avant qu’ils n’entreprennent cette recherche) ne songerait à y accoler le mot « guerre », alors que ce mot – et pas seulement le mot, on le verra – était pourtant bien présent à l’époque.

C’est ce mot, en effet, que fait résonner, haut placé et bien sonore, la déclaration par laquelle tout a commencé et qui donna le ton à tout ce qui s’ensuivit : la loi des mesures de guerre, une loi si bien faite pour annoncer une guerre, qu’on refusa d’y recourir dans l’affaire de Corée, de peur que Staline ne se méprenne sur nos intentions et sur celles de nos alliés. Bien présent aussi, ce mot, dans l’esprit des principaux promoteurs : c’est bien une opération militaire que Saulnier supplie Ottawa d’engager, et c’est bien à une « guerre totale », « an all out war », qu’appelle John Robarts depuis Toronto, tandis qu’Eric Kierans, dans ses Mémoires, qualifiera « d’occupation militaire » l’activité à laquelle s’étaient livrés les soldats canadiens sur le territoire du Québec. Même chose du côté de ceux qui dénonçaient le coup de force du 16 octobre, comme en témoignent les références explicites aux armes dans les poèmes de Margaret Atwood et de Mervyn Procope, ainsi que les propos de Tommy Douglas qui s’inquiéta, dans une réflexion postérieure, qu’on ait pu songer à faire une guerre civile pour garder le Québec dans la confédération – expression qui sera reprise par Reg Whitaker qui, au terme de ses recherches sur Octobre, conclut qu’il s’était agi, tous comptes faits, « d’une sorte de guerre civile » (a kind of civil war) opposant les Québécois entre eux, les fédéralistes d’un côté, les nationalistes/souverainistes de l’autre.

Et, naturellement, c’est précisément ce mot qu’usèrent les soldats et leurs chefs, le général Allard en tête, comme l’illustre Dan Loomis : « L’armée était mieux préparée pour cette guerre qu’elle ne l’était en 1914 ou en 1939 ». D’autres mots aussi, courants dans le domaine militaire – « destruction », « désintégration », « démolition » – émaillaient les propos des principaux dirigeants, stimulant les ardeurs patriotiques et guerrières. Entre autres, celui d’overkill[49], tout droit sorti de la guerre froide et de la dissuasion nucléaire, et qu’illustra parfaitement la brutale métaphore dont se servit le général Allard, devant un comité de la Chambre des communes, pour décrire sa façon d’envisager le problème que posait le FLQ :

Si un homme sort un couteau, vous ne réagissez pas en sortant un couteau un peu plus long et en vous battant. Non. Vous rassemblez une escouade de soldats, qui pointent leurs armes vers son cœur et lui dites de déposer son couteau ou il sera abattu[50].

La guerre est présente aussi dans l’esprit de ceux qui, pour mieux en faire comprendre la nature, rattachent les « événements d’octobre » à des guerres passées ou actuelles. Ainsi de Kierans le ministre qui, placé devant l’hypothèse des mesures de guerre, pensa à la Seconde Guerre mondiale et à l’ennemi japonais de la côte Ouest. Ou de Pearson, qui, lui, se rapporta à la guerre de 1914 et à la répression des anticonscriptionnistes de 1918, ainsi qu’à celle de 1885 contre les Métis et qui aboutit à l’exécution de Louis Riel. Ou encore de Grattan O’Leary, qui évoqua la guerre des Britanniques contre les Patriotes en 1837 et en 1838. Certains remontèrent plus haut encore, à la source pour ainsi dire, comme le fit Tom Berger qui rappela la guerre de Sept Ans et l’expulsion des Acadiens. Et n’est-ce pas à cette même guerre, et plus généralement à toutes celles qui opposèrent la France et l’Angleterre en Amérique au XVIIe et au XVIIIe siècle, que pensaient les diplomates des Affaires extérieures, dont parle Peter Newman, qui s’inquiétaient des conséquences qu’aurait l’indépendance du Québec sur la géopolitique du Saint-Laurent ?

Certains de nos auteurs demeurèrent plus « contemporains » dans leurs références militaires, se fixant plutôt sur la guerre qui avait alors cours sur la scène internationale et qu’on appelait la guerre froide, – rattachant de la sorte les événements de Montréal en 1970 à la géopolitique du grand conflit mondial de l’heure, comme l’évoqua James Eayrs. Ainsi, c’est à cette guerre que pense la commission Mackenzie lorsqu’elle évoque la « subversion communiste » et sa pénétration des mouvements souverainistes, comme le fit aussi Anthony Malcolm du Comité Canada. À elle aussi que fait référence Lucien Saulnier quand, dans son appel aux armes, il évoque Cuba et sa menace castriste. Et lorsque Trudeau ira quelques années plus tard s’expliquer aux Américains, et leur exposer sa conception de la place du Québec en Amérique du Nord, et les mettre en garde contre les conséquences d’une éventuelle indépendance du Québec, c’est encore à la guerre froide et à Castro qu’il pensait quand il leur dit que « la séparation du Québec aurait de plus graves conséquences pour les États-Unis que n’en eut, en 1962, la tentative de l’URSS d’installer des missiles nucléaires à Cuba ». Par ailleurs, tous auront compris à quelle autre guerre pensait Trudeau lorsqu’il annonça aux Américains, du haut de sa tribune d’invité d’honneur du Congrès des États-Unis, que l’indépendance du Québec « serait un crime contre l’humanité[51] ».

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Mais pour mener une guerre, fût-elle psychologique, il faut plus que des mots : des moyens. C’est ainsi que, joignant le geste à la parole, Trudeau sortit pour l’occasion sa machine de guerre, celle-là qui est la plus visible, la plus bruyante, celle des hélicoptères au-dessus des têtes, et des uniformes paradant fièrement dans les rues, ou se répandant en convois sur les routes et les chemins de campagne – et ils furent plus de 12 000 soldats à participer à ce gigantesque et sinistre théâtre politique (voir description de Loomis). Les régimes aiment, et certains plus que d’autres, faire parader leurs soldats. Le XXe siècle résonne de ces bruits de bottes et autres jack-boot methods que dénonçait si férocement Hugh Segal à propos d’Octobre 1970, lesquels servent à impressionner l’ennemi, et plus encore sa propre population, ainsi mise en état d’alerte intense, sinon de terreur.

Il faut aussi des moyens politiques, notamment un chef qui commande, une presse qui obéit, une opinion qui suit (quand elle ne précède pas). Trois éléments indispensables à un état de guerre, tous trois bien présents en 1970, comme ils l’avaient été en 1914 et en 1939, et que, dans chaque cas, la loi des mesures de guerre, a contribué à réunir.

Un chef qui commande. Pour mener une guerre, il faut un chef de guerre, et cette loi, qui lui donnait les pleins pouvoirs, faisait du premier ministre un chef absolu, n’ayant, comme le dénoncèrent plusieurs de nos auteurs, Atwood, O’Leary, Stanfield, de comptes à rendre à personne, ni pendant, ni après. (Trudeau n’en a d’ailleurs jamais rendu, bien qu’il ait vécu encore trente longues années avec sa guerre en mémoire). Chef de guerre : c’est ainsi qu’apparut Trudeau à ceux de ses biographes et autres admirateurs qui parlent de cet épisode de sa vie comme de sa finest hour [52] – expression qui évoque pour tous, en tout cas pour tout anglophone, le plus célèbre discours de l’un des plus célèbres chefs de guerre de l’histoire moderne, Churchill, devant la Chambre des communes, le 18 juin 1940, à la veille de la bataille d’Angleterre :

Let us brace ourselves to our duties, and so bear ourselves that, if the British Empire and its Commonwealth last for a thousand years, men will still say, ‘This was their finest hour’[53].

Une presse qui obéit. Comme l’ont constaté, pour le déplorer, plusieurs de nos auteurs, Robert Fulford et Peter Desbarats de l’intérieur du milieu des médias, John Conway, Robert Stanfield, et Tom Berger, de l’extérieur. Ce travail, la presse en 1970, le fit spontanément, par instinct, sans même qu’il y eut à mettre sur pied un appareil de surveillance (comme cela avait pourtant été fait en 1914 et en 1939). À la fois grande muette devant le gouvernement (Stanfield), et grande meneuse de claque devant l’opinion (Berger), servile, flatteuse et dénonciatrice (Fulford) : telle fut la presse au Canada en 1970. En temps de guerre, c’est toujours elle, faisait remarquer Herbert Marx en parlant des mesures de guerre de 1914, 1939 et 1970, qui est la première embrigadée.

Une opinion qui suit. Surtout, une opinion soudée. Par la peur. Peur des arrestations, et pour être bien sûr qu’elle se répande, arrêter n’importe qui, n’importe quand (Auf der Maur), de préférence la nuit (Cruickshank), comme dans les régimes totalitaires (Hugh Segal). Peur de l’attentat au coin de la rue, et pour être bien sûr qu’elle se répande celle-là aussi, lancer des bobards, imaginer des armes de destruction massive, comme le fit Jean Marchand – au risque de paraître ridicule aux yeux de ses propres collègues (Eric Kierans). Peur de perdre son pays, de le voir se démolir, se désintégrer, se détruire. De toutes ces peurs, c’est celle-là qui, conjuguée au sentiment patriotique, se répandit le plus profondément dans la population, et qui fit le plus de ravages dans les cœurs. Cette peur, jointe aux autres en un seul faisceau, provoqua cette hystérie collective dont parlent tant de nos auteurs, laquelle s’empara des campus (Jack Granatstein), pénétra chez les parlementaires (Peter Reilly), et conquit le conseil des ministres (Eric Kierans). « L’unité canadienne ne s’était jamais fait sentir avec autant de ferveur », conclua Tom Berger.

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Ce fut un moment de vérité, comme le sont souvent les périodes de crise. La vérité ? Que le Canada anglais n’acceptait pas l’idée de l’indépendance du Québec – qu’il assimilait à la destruction pure et simple de son propre pays –, et qu’il était prêt à aller très loin pour l’empêcher, n’hésitant pas à rompre avec ses idéaux les plus sacrés – My Country, right or wrong – à la grande honte des Fulford, Stanfield, Cook et autres auteurs de cette anthologie. Était-il prêt à faire la guerre, la vraie, celle où l’on compte les morts ? L’armée, nous dit Loomis, se préparait en fonction d’une stratégie de dissuasion. Mais elle avait aussi son « plan B », ajouta-t-il : « Si la dissuasion échoue, livrer le combat jusqu’à la victoire » !

Cette guerre, ceux qui l’ont déclarée et menée, l’ont gagnée, faute de combattants il est vrai. Non pas dans la joie d’un triomphe franc, comme en mai ou en septembre 1945, mais plutôt dans le silence et la gêne – comme cela se produit souvent dans les guerres civiles. Personne n’a jamais célébré la victoire du Nord contre le Sud dans la guerre civile américaine.

Pour le Québec, ce fut une défaite. Pour son « État », dont était démontrée la totale impuissance en période de crise, comme l’illustra la piteuse scène d’une Assemblée qui, à peine un an plus tôt venait de se proclamer « nationale », et qui, le 15 octobre, ayant appris l’arrivée imminente de l’armée, partit vite se mettre au vert pour trois semaines. Mais aussi pour l’idée de l’indépendance du Québec, pour ceux en particulier qui croyaient la chose facile, soit parce que le Canada n’était « pas un vrai pays », soit parce qu’il était un pays de grande civilité.

Mais comme il s’est trouvé qu’au Québec on ne vécut pas consciemment ces événements comme une agression, on ne les vécut pas non plus comme une défaite collective. Ce qui invita à d’autres agressions et prépara d’autres défaites. Rappelons-en quelques-unes. En 1979, première défaite pour la langue française devant la Cour suprême, dont les juges réaffirmèrent, en matière de langue officielle, la plus importante par sa valeur symbolique, la suprématie du BNA Act au détriment de la loi 101. En 1980, défaite au référendum, plus précisément triple défaite : d’y être entré à reculons, de n’avoir pas fait porter la question sur le fond, d’avoir marqué loin sous la barre – toutes trois à mettre au compte de la pusillanimité. Puis en 1982, et non sans avoir perdu au passage son droit de veto, (auquel pourtant on disait tant tenir, et depuis toujours, pour sa valeur symbolique), défaite de s’être fait imposer par Trudeau (encore lui) un texte constitutionnel contre sa volonté, puisqu’il n’a jamais été adopté par l’Assemblée nationale du Québec. On pourrait allonger la liste : mépris des règles du jeu référendaire en 1995, scandale des commandites, loi dite de la « clarté », réapparition de l’idée de partition…, sans oublier la crise d’Oka en 1990, qui vint opportunément souligner une fois de plus l’impuissance de l’État du Québec devant pareilles crises.

Mais la plus grave de toutes les défaites, c’est celle de n’avoir pu nommer la « crise d’octobre » pour ce qu’elle a été vraiment : l’affrontement de deux collectivités, dont l’une aligna son armée et usa de la violence d’État pour réaffirmer son emprise sur l’autre – ce qui s’appelle une guerre –, et d’être toujours incapables de le faire 40 ans plus tard. Incapables – et peut-être est-ce cela la source du problème ? – de rattacher cette défaite de 1970 à toutes celles qui l’ont précédée – et suivie – dans notre histoire, à commencer par la première, celle de 1760. À notre connaissance, Andrée Ferretti et Francine Pelletier sont parmi les rares à l’avoir fait à l’occasion du 40e anniversaire en 2010[54]).Tant que nous n’aurons pas reconnues pour ce qu’elles sont et l’agression militaire dont le Québec a été l’objet en 1970 et la défaite qui s’en est ensuivie, nous continuerons d’en subir les conséquences.

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Octobre a été l’occasion d’un affrontement entre deux entités historiques, le Canada et le Québec, et en tant que citoyens de ces entités, les Québécois et les Canadiens, chacun pour eux-mêmes, devront mener un travail de mémoire et de réflexion. Cette exigence s’applique en particulier aux indépendantistes québécois et à leurs chefs : comment continuer à inviter une population à faire confiance à l’avenir, si l’on demeure soi-même timoré vis-à-vis du passé, surtout si l’événement sur lequel on fait ainsi l’impasse est étroitement lié au projet d’avenir que l’on propose au peuple ? Comment concevoir concrètement un projet d’émancipation collective en oubliant qu’en 1970, l’État canadien a invoqué une fausse « insurrection appréhendée » pour administrer, en toute impunité, et au mépris des libertés les plus fondamentales, une maudite volée à ses opposants québécois ?

Ce travail de mémoire, c’est ici au Québec que les Québécois le feront. Mais ils sauront qu’ils pourront compter sur quelques appuis – peu nombreux, mais sincères – au Canada anglais. Comme on l’a vu lors du premier référendum, puis également du deuxième, quand se sont exprimées des voix favorables au plein exercice par le Québec du droit à l’autodétermination – droit qui leur apparaissait comme le meilleur antidote à la répétition de l’agression brutale de 1970. Remarquons ici que, parmi ces voix qui se sont fait entendre en 1980 et en 1995, se retrouvaient plusieurs des Canadiens anglais qui avaient dénoncé la débauche machiste de Trudeau en 1970[55].

Cela dit, Octobre fut aussi un moment dramatique pour les libertés de tous les citoyens, ceux du Québec bien entendu, mais aussi, on l’a vu, ceux de tout le Canada. Dramatique à la fois par le mauvais esprit qui s’est répandu partout contre les libertés publiques et par les dégâts que les mesures de guerre et l’esprit guerrier qui les inspiraient ont fait « sur le terrain » en Ontario et dans l’Ouest (voir Conway).

Or, pour notre malheur à tous, en 1970, l’opinion, massivement, a laissé faire, applaudissant férocement pendant, choisissant aveuglément d’oublier après. Robert Stanfield est peut-être celui de nos auteurs qui a dit ces choses le plus clairement : « The public enthusiastically approved and since then has never wanted any accounting ». Et parce qu’on a laissé faire, ceux qui gouvernent à Ottawa (et ailleurs) savent maintenant que c’est en toute impunité qu’ils pourront remettre leur machine en marche quand le besoin – leur besoin – le dictera. Ainsi, si Octobre fut un mauvais moment à passer pour les libertés, notre mutisme en a fait un dangereux précédent qui le prolonge inéluctablement dans l’avenir.

Vu ainsi, Octobre serait donc ce « turning point » de l’histoire du Canada dont parlait John Saywell – en tout cas un point tournant de l’histoire des libertés au Canada. Déjà en décembre 1970, Robert Fulford se demandait si l’on ne venait pas d’assister au début d’un inexorable processus d’érosion des libertés dans ce pays : « a time when the basic freedoms of Canadian life began an inexorable process of erosion ». Le début du processus ? En tout cas, à peine neuf ans plus tard, en 1979, Robert Stanfield faisait remarquer qu’à cause d’Octobre, l’idéologie du « Law and Order » s’était renforcée au Canada : « concern about methods used to enforce the law is now much weaker », constata-t-il. Que dirait-il aujourd’hui, au vu de ce qui s’est passé récemment – de ce qui se passe actuellement ! – sous nos yeux, à Vancouver, à Toronto, à Montréal (sans oublier Québec en 2001) ? Au moment où nous nous apprêtons à mettre le point final à ce manuscrit, on apprend[56] qu’à Montréal la police vient de s’armer d’une brigade politique chargée de surveiller, c’est-à-dire de réprimer, « l’extrémisme » de certaines idées (mais lesquelles ?), tandis qu’à Ottawa, le gouvernement a commencé à mettre son nez dans les certificats de naturalisation, se livrant ainsi à un jeu dangereux dans un pays de si forte habitude de « profilage racial ». Au demeurant, qui s’indigne aujourd’hui de l’usage débridé que certains corps policiers font du fusil « taser » (le fusil taisez-vous) ?

Dans ce tableau de l’érosion des libertés, Toronto, la ville d’où écrivait Fulford en 1970, occupe une place à part depuis l’été 2010 et les sommets des G8 et des G20. À Toronto, on ne lésina pas sur les moyens (plus de 600 millions de deniers publics). On arrêta près de 1000 manifestants, qu’on maintint en détention dans des conditions indignes. Et naturellement, on réentendit les mots de « conspiration criminelle » et de « destruction de ville » – comme au temps de Jean Marchand. Bref, un comportement digne des mesures de guerre, dira l’ombudsman de l’Ontario pour bien nous faire comprendre que, lui, il n’oubliait pas. Les fiers-à-bras de Toronto 2010 seraient-ils, par leur ADN d’arrogance et de bonne conscience, les descendants directs de ceux de Montréal 1970[57] ?

Certes, les circonstances ne sont pas les mêmes, et rien ne sert de comparer tel ou tel chiffre de prisonniers, pour supputer lequel de ces drames, celui de Montréal, celui de Toronto, fut le plus grave ? Car le fond de l’affaire n’est pas du tout le même. À Toronto, on ne fit pas de déclaration de guerre, et on n’aligna pas l’armée. On ne suspendit pas la constitution, ni les grandes libertés. On n’alla pas chercher les gens au fond de leur lit, et on ne perquisitionna pas tous azimuts. On ne mit pas la population tout entière du pays en état d’alerte, de peur et de guerre. On ne mobilisa pas non plus le sentiment national des uns pour en faire une arme contre le sentiment national des autres. Surtout, il ne se trouva aucun chef politique pour jouer au héros, au sauveur, au matamore – Newman dirait : au gunslinger.

Derrière nous, Octobre ? Pas sûr du tout. Mais il n’est jamais trop tard pour réussir à le faire. Cela supposera un travail de mémoire collectif. Zachor ! Memento ! Remember ! Remembrez-vous[58] ! À l’affirmation « Je me souviens », certains, un peu cyniques, répondent : « Mais de quoi au juste ? », et d’autres, irresponsables : « J’aime mieux pas le savoir ». Ensemble, ceux de 1970 et ceux de 2010, ceux de Montréal et ceux de Toronto, ceux du Canada anglais et ceux du Québec devront trouver l’antidote à ce cynisme.

 

 

 


 

[1] Murray Ballantyne, « What French Canadians Have Against US », Canada : expérience réussie ou ratée, Québec, Presses de l’Université Laval, 1962.

[2] Résultats qui ont dû stupéfier en haut lieu si on se rappelle qu’à peine cinq mois plus tôt, en octobre 1969, Trudeau parla du PQ comme d’un simple « particule » et rassura ses partisans libéraux que ce dernier ne ferait pas élire le moindre député.

[3] Dans son numéro du 17 novembre 1970, le Globe and Mail fit paraître un long texte de Donald Creighton, sous le titre A dangerous corner into which Canada was driven, lequel texte reprenait une conférence que l’historien avait prononcée le 16 octobre, devant les membres réunis des Canadian et Empire clubs, et qu’il avait intitulée The Coming Defeat of Canadian Nationalism.

[4] Scott était en effet si hostile à cette idée qu’il enregistra sur ce point sa dissidence. Selon lui, tout progrès enregistré par le français comme langue du travail au sein des entreprises serait un encouragement à l’émancipation politique du Québec. Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Livre 3B, pp 621-623.

[5]Mike. The Memoirs of the Right Honourable Lester B. Pearson, vol 3, 1957-1968,Edited by John A. Munro and Alex. I. Inglis, Toronto and Buffalo : University of Toronto Press, à la page 259.

[6] Deux formules chères à Trudeau, la première, dont il se servit dans son discours des « Finies les folies » d’octobre 1969, et la seconde, beaucoup plus tard, en février 1977, devant les élus des deux chambres du Congrès américain à Washington.

[7] « Notre problème par rapport au séparatisme canadien-français est de ne pas nous laisser emporter par nos émotions. Or nous avons tendance au Canada anglais à réagir hystériquement, quoi qu’il arrive. Ainsi, nous sommes hystériquement malheureux dès que le séparatisme se manifeste par quelque bon coup. Et aussi tout aussi hystériquement joyeux quand le fédéralisme marque des points (victoire électorale de Trudeau en 1968, ou de Bourassa en 1970). Trouver le bon équilibre ne sera pas chose facile. Car nous gardons en nous les braises de cette horreur que nous avons ressentie la première fois où l’on entendit parler du séparatisme ». Robert Fulford, On living with separatism, Saturday Night, July 1970.

[8] J.F. Bosher. The Gaullist Attack on Canada 1967-1997, McGill-Queen’s University Press, Montréal-Kingston, p. 152-153.

[9] Louis Fournier, FLQ. Histoire d’un mouvement clandestin. Lanctôt éditeurs 1998, p. 169.

[10] Jack Granatstein et David Stafford, Spy Wars : Espionage and Canada from Gouzenko to Glasnost. Toronto, Key Porter, 1990 : « Le premier ministre a affirmé à la télé que la France cherchait à détruire (to demolish) l’unité du Canada »(p. 203). Selon les auteurs, Trudeau songea même un moment à rompre les relations diplomatiques avec la France (p. 204).

[11] Vincent PRINCE, « Une colère mal avisée de M. Trudeau », Le Devoir, 21 octobre 1969. Propos à rapprocher de la description que fit du discours de Trudeau Lucien Langlois du Montréal-Matin : « Il avait le visage dur : celui d’un boxeur qui entend user de ses poings. Il parlait les dents serrées, les mâchoires contractées, les yeux en amande. Image même de la colère rentrée. Il sifflait ses mots. Le cobra était sur le point de frapper ». Puis, après avoir rappelé les grandes lignes de cette harangue, le directeur du Montréal-Matin conclut son éditorial ainsi : « Pour imposer ses vues, son pouvoir, son fédéralisme, il est prêt à recourir à la manière forte. Voilà un dictateur qui s’ignore »(« Il épouse la violence », Montréal-Matin, 21 octobre 1969). Pour l’intégrale de l’interview du 20 octobre : http ://archives.radio-canada.ca/arts_culture/medias/dossiers/2698.

[12] James EAYRS, « Dilettante in Power. The first three years of P.E. Trudeau », Saturday Night, april 1971, p. 13. Après les avoir cités, Eayrs replace ces propos de Trudeau sur la carte géopolitique des grands conflits de l’heure, telle qu’elle devait se présenter aux yeux des stratèges d’Ottawa, selon lesquels le front principal pour le Canada ne se situait plus au cœur de l’Europe, mais plutôt au cœur de l’Amérique, plus précisément dans la vallée du Saint-Laurent : « Pour nous Canadiens, le front stratégique central se situe en Amérique du Nord [en anglais : in Euro-British North America] : on ne peut pas se permettre de déplacer nos ressources forcément limitées de ce centre vers la périphérie que représente pour nous l’Europe de l’Ouest. Avec les troubles actuels dans la vallée du Saint-Laurent, il serait fou de monter la garde sur la Seine, le Rhin et l’Elbe. Qu’importe que le Canada continue dans l’Otan, le Norad ou le Commonwealth. Ce qui importe, c’est que le Canada continue à exister tel qu’il est ».

[13] Herbert MARX, Human Rights and Emergency Powers, in The Practice of Freedom, Canadian Essays on Human Rights and Fundamental Freedoms, edited by R.St.J. Macdonald et John P. Humphrey, Butterworths, Toronto, 1979 (note 14, à la p. 459).

[14] Frank Scott, Constitutional Adaptations to Changing functions of Government, Canadian Journal of Economics and Political Science, Vol. XI, No 3, August 1945, à la page 334 : « Canada may almost be said to possess a unitary form of government in war-time ».

[15] En octobre 1970, cette concentration des pouvoirs s’est réalisée notamment au détriment de l’Assemblée nationale du Québec. Du moins est-ce ainsi que les députés comprirent ce qui venait de se passer : siégeant à Québec le jeudi 15 octobre à 15h, les députés entendirent Robert Bourassa leur annoncer que son gouvernement venait de demander l’appui de l’armée canadienne. Quelques heures plus tard, le 16 à 0h52 (trois heures avant les mesures de guerre), ils plièrent bagage pour ne revenir siéger que trois semaines plus tard, le 10 novembre.

[16] Cité par Bothwell et al, Canada 1900-1945, U of Toronto, 1987,p. 381

[17] Herbert Marx, loc. cit., à la p. 447 : « Canada under the law of emergency is more akin to a constitutional dictatorship than to a constitutional democracy ».

[18] Comme l’avaient été aussi les Ukrainiens en 1914-1918.

[19] « Des hommes perdent leur emploi, des boutiques sont saccagées, les libertés civiles sont suspendues par la loi des mesures de guerre, et des centaines d’Italiens, internés au camp de Petewawa […] Les familles même se voient refuser toute assistance. C’est pourquoi de nombreux Italiens donnent par la suite une forme anglaise à leur nom et renient leur origine italienne ». (L’Encyclopédie du Canada, Tome 2, article « Italiens ». Montréal : Stanké 1987, p. 1010-1011).

[20] William Kaplan, State and Salvation, The Jehovah’s Witnesses and Their Fight for Civil Rights. U of Toronto, 1989. Voir également Herbert Marx, loc. cit., à la page 453 : « Le décret qui frappa d’interdiction le mouvement des témoins de Jéhovah fut levé le 14 octobre 1943. Cependant, dans les camps de travail, on comptait encore à la fin de mars 1946, 126 témoins qui y étaient à titre d’objecteurs de conscience ».

[21] Louis-Martin Tard, Camillien Houde, Le Cyrano de Montréal, Montréal : XYZ éditeur,1999. p. 136-137.

[22] Voir Elizabeth H. Armstrong, The Crisis of Quebec 1914-18, Columbia U. Press, 1937, ainsi que Jean Provencher, Québec sous la loi des mesures de guerre 1918, préface de Fernand Dumont, Boréal Express, 1971.

[23]Débats de la Chambre des communes, 16 novembre 1987, p. 10 809.

[24] « Une des grandes tragédies de l’histoire du Canada […] une chose horrible », s’écria Trudeau en 1968, en entendant raconter le drame des Japonais de la Colombie-Britannique. Voir Herbert Marx, loc. cit., p. 456-457.

[25] « It took away the requirement that police officers act reasonably », (Cela dispensa les policiers d’avoir à se comporter correctement) selon l’euphémisme du professeur Schmeiser de l’Université de la Saskatchewan, 1971, 4 Man.L.J. 459. Cité par Tom Berger, Liberté fragile, op. cit., p. 209. Voir sur ce point notre document Cruickshank, p. 151-155.

[26] Spécialiste de l’histoire du FLQ, Louis Fournier a rappelé récemment les chiffres suivants : sur les 497 personnes arrêtées, 435, soit 87,5 %, ont été libérées sans qu’aucune accusation ne soit portée contre elles. 44 personnes ont été acquittées, ou ont pu bénéficier d’un abandon des poursuites. 18 seulement ont été condamnées, soit 3,6 %, dont treize étaient effectivement des membres du FLQ, reconnues coupables de complicité avec les ravisseurs, dont douze à des peines variant de deux mois à deux ans de prison. Michel Viger fut condamné à huit ans de prison pour avoir abrité trois des ravisseurs de Pierre Laporte. Voir « Qu’est-il arrivé aux prisonniers d’Octobre 1970 ? », Le Devoir, 22 octobre 2010, p. A8.

[27] Selon Jacques Castonguay, militaire à la retraite et auteur du livre Les opérations de l’armée et la crise d’Octobre. Ce qui s’est vraiment passé, Outremont : Carte blanche, 2010, il y eut 4600 perquisitions avec saisies et 31 700 perquisitions simples (voir p. 67 de son ouvrage).

[28] Duchesne (Pierre), Jacques Parizeau, Biographie 1930-1970, Tome I Le Croisé, Québec-Amérique, 2001, p. 569-571.

[29] Sur cette question de la censure et de l’autocensure, voir Herbert Marx, loc. cit. : « Lorsque les lois d’exception entrent en vigueur, ce sont les libertés de presse et de parole qui sont les premières à tomber […] Plutôt que de s’engager sur un terrain incertain, plusieurs préféreront se tenir cois. De plus, allusions et rumeurs les plus folles contribueront à apaiser les ardeurs. […] Les choses reviennent-elles à la normale une fois levées les mesures de guerre ? On peut l’espérer. Toutefois, ceux qui se seront laissés intimider demeureront sans doute prudents dans l’usage de leur liberté de parole » (voir pages 455- 456). On se reportera aussi à notre document Desbarats, p.  115).

[30] Le kidnapping de Laporte a été à l’origine des war measures, mais non son assassinat qui, s’il fallait absolument établir un lien, en serait plutôt la conséquence. L’idée de « tout faire pour lui sauver la vie » donna lieu à beaucoup de discussions et préoccupa de nombreux esprits au Québec, notamment parmi les hommes politiques et les journalistes, car Laporte était un des leurs.

[31] Voir notre document Morton : « Les milliers de sinistres soldats qui affluèrent à Montréal mirent un terme aux applaudissements et dispersèrent les révolutionnaires de salon, les laissant effrayés et isolés ».

[32] C’est de la confusion entre ces deux réalités qu’est née, dans l’esprit de certains, l’idée que René Lévesque, en 1970, était d’accord avec Trudeau sur les mesures de guerre, ce qui est faux. Voici ce qu’en a dit René Lévesque lui-même dans sa chronique parue dans le Journal de Montréal du 30 octobre 1970, page 8, sous le titre « Les moyens d’agir» : « L’armée occupe le Québec. C’est désagréable [sic] mais sans doute nécessaire aux moments de crise aiguë. Confondre ces renforts militaires avec l’odieuse loi des mesures de guerre, qui est tout à fait autre chose, cela fait partie des astuces démagogiques dont M. Trudeau et son entourage démontrent couramment leur parfaite maîtrise ».

[33] Un mot ici de la Grande Grève de Winnipeg au printemps 1919. Il y eut bien alors une intervention de la force publique, qui fut le fait de la police et non de l’armée, et qui se solda par la mort de quelques manifestants et de nombreux blessés graves (C’est ce qu’on appelle le « Bloody Saturday »). La loi des mesures de guerre ne fut pas proclamée. En revanche, deux lois d’exception furent adoptées qui eurent sensiblement le même effet. L’une est devenue l’article 98 du code criminel, l’autre l’article 41 de la Loi de l’immigration. La première servit à faire « la chasse aux communistes », la seconde à expulser des « indésirables », notamment des immigrants britanniques. En vigueur jusque dans les années 1930, ces deux lois servirent abondamment : pour la seule année 1932, on expulsa plus de 7 600 personnes en raison de leur engagement politique (voir June Callwood, Portrait of Canada, Garden City, New York : Doubleday and Company, 1981, à la p. 270). Selon l’un de nos auteurs, Tom Berger, l’article 98 est l’ancêtre direct des mesures de guerre d’octobre 1970 (Tom Berger, Liberté fragile, op. cit., p. 142). On observera au passage que ces deux lois d’exception furent adoptées par les deux chambres à Ottawa, toutes étapes confondues, en moins de quarante-cinq minutes ! Ce précédent vient contredire ceux qui, en octobre 1970, prétendaient qu’il fallait absolument recourir aux mesures de guerre, étant donné qu’il était irréaliste de penser faire adopter toute nouvelle loi de façon expéditive. Sur la grève générale de Winnipeg, lire Kenneth McNaught et David Jay Bercuson, The Winnipeg Strike : 1919, Longman Canada Ltd, 1974, ainsi que David Jay Bercuson, Confrontation at Winnipeg. Labor, Industrial Relations and the General Strike, McGill-Queen’s University Press, Montreal and Kingston, London, Buffalo, first edition 1974, revised edition 1990.

[34] Cette comparaison avec d’autres démocraties, qui aurait pu alors faire réfléchir et aider à calmer le jeu, Eric Kierans, Hugh Segal, deux de nos auteurs, l’ont faite, mais beaucoup plus tard seulement : en octobre 1970, personne ne semble l’avoir faite.

[35]Mike. The Memoirs of the Right Honourable Lester B. Pearson, Vol 3, op. cit., à la page 243.

[36] John Saywell. Quebec ’70 : A documentary Narrative, Canadian Annual Review for 1970,, p. 152.

[37] Denis Smith, « Forgotten folly », Canadian Forum, October 1975, p. 3. Denis Smith avait publié dès 1971 un livre important sur Octobre : Denis Smith, Bleeding Hearts…Bleeding Country : Canada and the Quebec Crisis. Edmonton : M.G. Hurtig Ltd Publishers 1971.

[38] À titre d’exemple, lors du 40e anniversaire, le magazine L’Actualité a rappelé la crise d’octobre dans son numéro du 15 octobre 2010, et lui a consacré le grand titre de sa page couverture, lequel se lisait ainsi : « FLQ. QUI A SACRIFIÉ PIERRE LAPORTE ? », et qui était agrémenté d’une photo de Paul Rose.

Les médias ne sont pas les seuls à faire une fixation sur Laporte. Lors du 30e anniversaire, en octobre 2000, l’Assemblée nationale adopta à l’unanimité une motion, présentée par le chef de l’opposition et appuyée par le premier ministre, qui rappelait la mort de Laporte, dont on soulignait le courage et le sacrifice. Sur les mesures de guerre, sur la suspension de la constitution et des libertés, sur la mise entre parenthèses des pouvoirs de l’Assemblée nationale, rien, absolument rien ne fut dit, ni par M. Charest, ni par M. Bouchard (voir Débats de l’Assemblée nationale, 17 octobre 2000, p. 7164-7166). On remarquera par ailleurs que l’histoire populaire présente aussi la même fixation sur la mort de Laporte. Ainsi, le long chapitre du Mémorial du Québec consacré à la crise d’octobre s’intitule tout uniment « On a tué Laporte » (voir Le Mémorial du Québec, tome VIII, 1966-1976, p. 210 à 227).

[39] Voir nos documents Auf der Maur, Macdonald et Stanfield, aux pages 139, 180 et 204. Voir également Tom Berger, op.cit. p. 211 : « Remettre en question le bien-fondé du recours aux mesures de guerre revient à prendre le parti des ravisseurs » (op. cit. p. 211).

[40] Jacques Godbout, « Un geste d’amour », Liberté, décembre 1970, p. 9.

[41] Ce trait de notre mémoire collective a été bien mis en lumière, à l’occasion du 40e anniversaire, par Jean-François Nadeau, journaliste et historien : « Octobre appartient surtout à des destins individuels qui, encore aujourd’hui, sont visités un à un, comme les stations d’un chemin de croix […] Notre compréhension de la Crise d’octobre a peut-être été entravée par une incapacité chronique à l’envisager autrement que par ce petit bout de la lorgnette des positions politiques de quelques individus […] On dirait en effet une histoire présentée sans cesse en circuit fermée qui se serait déroulée derrière des volets clos à l’humanité, en marge de la marche de l’histoire. Une simple parenthèse, en somme, tirée de l’histoire locale ». (Jean-François Nadeau, « L’Octobre québécois et ses suites », Le Devoir, 9/10 octobre 2010, p. F1). Propos qui rejoignent ceux de Louis Hamelin, l’écrivain et auteur de La constellation du Lynx : « Ce n’est jamais Octobre qui se raconte, c’est Lanctôt, Comeau, Giguère, Demers et Simard qui racontent leur Octobre » (Louis Hamelin, « Salut octobre », Le Devoir 9/10 octobre 2010, p. F-4)

[42] Sur cette idée, on pourra lire ce qu’en disait à l’époque Claude Ryan : « Plusieurs ont cru depuis quelques années […] que le pivot de toute solution aux besoins profonds du Québec ne saurait être que le gouvernement du Québec. […] Or, la crise d’octobre fut à ce sujet un révélateur important. Elle servit surtout à faire voir combien, dans des moments vraiment difficiles, le gouvernement québécois est ultimement dépendant de celui d’Ottawa. […] Une société qui ne dispose pas d’armée sur laquelle elle aurait un pouvoir de commandement n’est pas un État, mais une province. Le véritable État, c’est celui qui possède le pouvoir ultime de la force, lequel réside dans l’armée ». in Le Devoir et la crise d’octobre 1970. Montréal : Leméac 1971, à la page 276.

[43] Jean-Paul Desbiens, Les insolences du Frère Untel. Préface d’André Laurendeau. Montréal :les éditions de l’homme 1960.

[44] Ceux qui voudraient réfléchir dans cette voie, souhaiteront lire l’extrait suivant d’un texte de l’historien Arthur Lower, dans lequel il parle du peuple canadien-français. Texte écrit dans la foulée du plébiscite de 1942, c’est-à-dire à une époque où la volonté des Canadiens français venait de se briser contre le mur de la supériorité numérique et de la volonté politique du Canada anglais : « Il est difficile pour les peuples de langue anglaise d’imaginer ce que peuvent être les sentiments de ceux qui sont passés sous le joug d’une conquête. Être conquis c’est une forme d’esclavage, et de cela, nous Anglo-Saxons, n’avons aucune expérience – sauf comme conquérants et comme maîtres […] La vie collective des vaincus se trouve à la merci de leurs maîtres. Ils deviennent des êtres déclassés, des citoyens de seconde zone. Où qu’ils aillent, ils aperçoivent les signes de leur asservissement ». Arthur Lower, «Two ways of life :The Primary Antithesis of Canadian History», History and Myth. Arthur Lower and the Making of Canadian Nationalism’, édité par Welf H. Heick, UBC Press, 1975, p. 49.

[45] On trouvera la même inspiration dans un poème de Mervyn Procope, paru en 1974, reproduit à la page 202.

[46] L’utilisation des mots totalitaire et totalitarisme n’est pas étrangère à certains des auteurs présents dans cette anthologie, notamment chez Cook, Fulford, et Segal.

[47] Certains s’amuseront peut-être à souligner l’évidente contradiction entre ce que celui-ci écrivit en 1948 et ce qu’il fit en 1970. Mais tous comprendront, après l’avoir lu, que Trudeau, en octobre 1970, savait parfaitement le mal qu’il pouvait faire avec ses mesures de guerre.

[48] Winston Churchill, The fraternal association of our two peoples, The War speeches of the Rt hon Winston S. Churchill. Compiled by Charles Eade in 3 volumes. Tome II, p. 514.

[49] Voir note 77, à la page 74.

[50] Voir document Loomis, page 94.

[51]Reports on separatism. Vol.1, no. 5. Feb.16 to Feb. 28, 1977.

[52] Notamment Norman Webster, qui fut le directeur de la Gazette : « Trudeau’s finest hour », The Gazette, 7 octobre 2000 p. B7

[53] Winston Churchill. The finest hour, The War speeches of the Rt hon Winston S. Churchill. Compiled by Charles Eade in 3 volumes. London : Cassell and Co. Ltd, 1951.

[54] Andrée Ferretti, « Notre part de responsabilité », Le Devoir 22 octobre 2010 : « La répression de la volonté d’existence autonome de ma nation par des moyens démesurés, compte tenu du rapport de forces en présence, n’était pas un accident de parcours dans cette histoire, mais une constante. Il suffit de se rappeler coup sur coup 1810, 1837-1838, 1870-1885, 1918, pour en prendre conscience ». Francine Pelletier. « Polytechnique, le tabou », Le Devoir 6 décembre 2010, : « Les événements de 1970 ont été extrêmement bouleversants, c’est clair, mais ne constituent pas à mon avis une cassure par rapport à l’histoire du Québec […] La Crise d’octobre est en droite ligne avec la bataille des plaines d’Abraham et était en quelque sorte prévisible »

[55] Voir entre autres : The Committee for a new constition « Canada and Quebec : a proposal for a new constitution », Canadian Forum, juin-juillet 1977 ; Kenneth McRoberts « English Canada and the Quebec Nation », Canadian Forum, février 1980 ; Rick Salutin « Adieu Quebec », Saturday Night, mars 1991 ;Jane Jacobs « Quebec will be separate », in Visions of Canada. Searching for our future, 1991 ; Thomas Berger « Quebec rendezvous with independance », Canadian Forum, avril  1991.

[56] « Escouade Gamma. Des élus étudiants se disent persécutés ». La Presse, 19 juillet 2011 A-7.

[57] Sur Toronto et ses répercussions dans l’opinion, on se reportera à divers articles parus dans Le Devoir des 3 et 4 juillet, 8 juillet, 15 octobre, et 8 décembre 2010.

[58]Remember. Remembrer. Ceci n’est pas un jeu de mot. Selon le Trésor de la langue française, le mot remembrance a pour synonyme « souvenir » et dérive du verbe de l’ancien français « remembrer », formé d’après démembrer. Par ailleurs, selon le Hatzfeld, Darmsteter (Dictionnaire général de la langue française), le verbe « remembrer », qui a pour doublet remémorer, veut dire, en français vieilli et dialectal « remettre en mémoire », et plus spécialement « se souvenir ».

On le voit, le mot « remembrer » dit bien ce que fait la mémoire quand elle est vive : se souvenir, pour une personne, une collectivité, c’est se re-membrer. Au contraire de dé-membrer, il nous dit la puissance de continuité dans le temps et de cohésion dans l’espace que peut donner la mémoire quand celle-ci se met en marche. Quel peuple voudrait se présenter devant l’avenir avec une mémoire démembrée, délitée, dé-faite ?