Un cours multidisciplinaire sur le Québec contemporain

Il est rare que le petit monde des cégeps attire l’attention des médias autrement que pour voir l’opportunité de les fermer. Plus rare encore qu’on s’intéresse à l’enseignement de l’histoire, une discipline dont la place au niveau collégial est notoirement marginale. Ce fut pourtant le cas durant la dernière semaine de novembre 2010 alors que la Fondation Lionel-Groulx déposait une étude au titre fracassant à propos de la disparition des cours portant sur l’histoire du Québec. Le grand public a alors pu apprendre avec stupeur que moins de cinq pour cent des finissants du collégial avaient pu suivre un cours d’histoire nationale, et encore, dans moins de la moitié des cégeps et seulement pour le programme de sciences humaines[1].

Vu de l’intérieur cependant il est difficile de parler d’une véritable « nouvelle ». Les intervenants du milieu collégial savent depuis longtemps que l’histoire est exclue de la formation générale commune et qu’elle est confinée au domaine des sciences humaines où sa part équivaut en gros à celle de la sociologie ou de l’économie, à un peu plus que la science politique ou la géographie, bien moins que la psychologie et incommensurablement moins que la philosophie ou la littérature. Est-ce ce truisme qui explique le peu d’intérêt des principaux intéressés au débat, en l’occurrence les professeurs d’histoire des cégeps du Québec ? À la conférence de presse tenue par la Fondation Lionel-Groulx pour présenter son étude sur l’enseignement de l’histoire du Québec au cégep, on comptait des représentants de tous les médias, des membres de la Coalition pour l’histoire, des présidents de sociétés historiques, quelques universitaires et des éditeurs de manuels scolaires, mais, à part l’auteur de l’étude rendue publique, pas un seul professeur d’histoire des cégeps du Québec. L’Association des professeurs d’histoire des collèges du Québec (APHCQ) elle-même n’a pas jugé bon de publier un communiqué afin d’ajouter sa voix ou pour compléter l’information, même si les médias ouvraient momentanément grandes leurs pages à cet enjeu, une occasion aussi rare que certaines éclipses solaires ! Plus encore, le seul membre de l’APHCQ à prendre publiquement position le fit pour prendre ses distances ; en gros, pour dire « qu’il y a bien suffisamment d’histoire ainsi[2] ».

Quoi qu’il en soit, l’étude a bénéficié d’un large écho médiatique et ses conclusions ont été relayées par de nombreux éditorialistes, chroniqueurs et même par les courriers de lecteurs. Le réalisateur de l’émission de Radio-Canada Maisonneuve en direct confiait avoir reçu un nombre anormalement élevé d’appels lors d’une tribune téléphonique portant sur l’histoire au cégep. Tous allaient dans le sens d’un renforcement de l’objet Québec au niveau collégial. Il reste que des notes discordantes se sont aussi exprimées.

Parmi les réserves formulées, il en est une à laquelle nous adhérons sans hésitation. Elle consiste à rappeler que le collégial est bien un ordre d’enseignement de niveau supérieur et qu’à ce titre il n’a pas à poursuivre les objectifs décrits pour le champ Univers social au secondaire. Certains commentateurs l’ont justement rappelé, ce qui a l’heur de ramener le débat aux deux fameux cours Histoire et éducation à la citoyenneté offerts aux 3e et 4e secondaires. Ainsi, même si sa place a constamment été discutée depuis 40 ans, l’histoire n’a pas le statut de discipline fondamentale au collégial et qu’elle est donc réservée aux étudiants qui se destinent à des études en sciences humaines à l’université. Ce n’est pas a priori aux établissements collégiaux d’assurer l’atteinte de compétences dont les établissements secondaires sont responsables.

Cette mise au point constitue la part la plus recevable de la critique formulée par Marc Simard dans son article dans La Presse du 1er décembre 2010. Son article est cependant bien plus tendancieux quand il ajoute que « [a]près deux ans passés au secondaire à étudier l’histoire du Québec, n’est-il pas temps pour les cégépiens d’élargir leurs horizons et de connaître les Grecs, les Romains, l’humanisme et la Renaissance ? » C’est là bien sûr omettre que ces mêmes cégépiens ont aussi suivi tout autant de cours portant sur la Civilisation occidentale aux 1er et 2e secondaires. Le cours obligatoire Histoire de la civilisation occidentale n’est-il pas par conséquent tout aussi redondant rendu au collégial ? Mais M. Simard va plus loin. Il voit dans l’éventualité d’un cours portant sur le Québec au niveau collégial « la possibilité que ce cours ne (re) devienne un cours d’endoctrinement à la cause souverainiste. » Même si ce passage a sans doute valu droit de citer à son article dans la page « Idées » du quotidien de Gesca, convenons que c’est là faire preuve d’un mépris assez souverain envers la rigueur intellectuelle des professeurs de cégep en général, en plus de se méprendre complètement sur les objectifs que pourrait poursuivre un tel cours. M. Simard conclut en se demandant : « Cette instrumentalisation du cours d’histoire du Québec ne serait-elle pas, d’ailleurs, une des causes majeures de la désaffection des jeunes à l’endroit de celui-ci ? » Procès d’intention sans fondement bien sûr, surtout que M. Simard n’explique pas pourquoi cette perte d’intérêt perdurerait même si le cours d’histoire au secondaire a été singulièrement « dénationalisé » depuis l’entrée en vigueur du Renouveau pédagogique.

La Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) a adopté une position plus honnête et plus conséquente sur le plan corporatif. Pour elle, il est faux de prétendre que les finissants du secondaire ignorent leur histoire ; il est par conséquent contreproductif de leur en asséner davantage au niveau collégial. Même s’il est encore tôt pour évaluer le profil de sortie de la cohorte issue du nouveau programme, la FECQ devrait pourtant savoir que même les promoteurs du domaine Univers social concèdent que les prochains finissants arriveront au collégial avec un bagage de connaissances moindre que dans l’ancien programme. Sans doute mieux à même d’inculquer des aptitudes pour la communication et la recherche, l’approche par compétences se prête tout simplement mal à l’apprentissage de l’histoire, où il s’agit moins de maîtriser des habilités transférables (être en mesure d’interpréter un document historique par exemple) que d’acquérir une culture historique commune. Doit-on aussi rappeler qu’il ne s’agit d’ailleurs plus, à proprement parler, de cours d’histoire ? Ces cours, donnés au secondaire, visent bien à éduquer à la citoyenneté par un recours à l’histoire et aux divers champs de l’univers social, et non à initier à l’histoire du Canada et du Québec. De toute façon, les représentants de la FECQ se sentent inutilement visés, car le « bagage de connaissances » n’est pas vraiment en cause dans le constat que nous avons dressé pour le collégial, où il est surtout question de rappeler que « C’est durant son séjour au cégep qu’un jeune Québécois acquiert le droit de vote au Québec, qu’il commence à travailler au Québec, qu’il quitte le domicile familial pour faire l’apprentissage d’un nouveau milieu de vie quelque part au Québec et qu’il se frotte aux services du gouvernement. Malgré tous ses mérites, la formation collégiale actuelle ne permet pas de préparer le finissant à ces réalités impérieuses. » Avec un tel constat, toutes les associations étudiantes seront sans doute d’accord. 

La sortie de l’étude coïncidait aussi avec la parution en novembre du dernier opus du professeur Jocelyn Létourneau, Le Québec entre son passé et ses passages. Tout en reconnaissant les nombreux mérites de l’ouvrage et la rigoureuse argumentation de l’auteur, on note que M. Létourneau y revient constamment avec un argument à l’encontre de l’histoire nationale qui s’apparente à celui illustré par Simard, mais à propos duquel il ne s’explique nulle part. Passant tour à tour de la neutralité bienveillante à l’ironie, M. Létourneau s’en prend à ceux qui critiquent le cours Histoire et d’éducation à la citoyenneté parce que selon eux :

Il ne construisait plus l’histoire de la nation sur la série d’échecs, de défaites et d’humiliations qui avaient scandé son parcours dans le temps […] Il n’était plus cette pièce où les Québécois, et les Canadiens français avant eux, jouaient le rôle de vaincus et de victimes[3].

Le propos relève du même procès d’intention visant à décrypter dans le récit historique québécois les germes malfaisants d’une instrumentalisation. Chercher ainsi à conjurer le rôle structurant du discours sur l’histoire, comme de tout discours d’ailleurs, revient chez Létourneau à faire ce choix puéril en faveur d’un récit neutre accordant, à chacune des réalités du présent, une présence dans le passé de façon à satisfaire chaque identité limitée soucieuse d’apparaitre équitablement dans le récit des origines. Létourneau n’a pas tort de souligner que le récit canadien-français n’est pas le seul ayant droit de citer, mais on rappellera avec d’autres qu’il recoupe tout de même une large part du passé collectif québécois et qu’il a le mérite de vouloir « faire société », soit de recouper les divers types d’allégeances, hommes, femmes, riches pauvres, Montréalais et provinciaux, néo-Québécois et « de souche », au sein d’un projet sociétal équilibré, entre la cohésion et l’inclusion.

Quant à l’allusion récurrente chez Létourneau consistant à présenter l’histoire nationale comme une litanie de lamentations et de frustrations historiques, elle mériterait d’être mieux documentée. Cela nous semble à la fois caricaturer et exagérer la contribution par exemple d’un Maurice Séguin (en particulier à propos de l’importance de la Conquête) dans la réflexion de ceux et celles qui critiquent la place accordée à l’histoire nationale au secondaire et au cégep. On entendra au contraire bien davantage le désir d’offrir un récit positif des luttes du peuple québécois pour une société démocratique, voire d’édifier les jeunes à l’aune de modèles féminins et masculins remarquables ayant permis l’accession à une société libre, ouverte et prospère. Entre chauvinisme et misérabilisme, M. Létourneau devrait tout de même choisir l’opprobre dont il souhaite couvrir les tenants d’une histoire nationale du Québec. Quant aux récits lancinants de luttes inachevées, on les retrouvera bien davantage magnifiés chez les chantres des « groupes-victimes », ceux-là mêmes célébrés par M. Létourneau (esclaves, femmes, autochtones, immigrants), bien plus prompts que la Nation à commémorer leur propre écrasement historique[4].

Or, les propos alambiqués de Létourneau et Simard laisseront l’impression que l’enseignement de l’histoire du Québec est en soi préjudiciable à l’édification d’une citoyenneté émancipée et ouverte sur le monde. Ils seront reçus comme une bénédiction par tous les adversaires de l’enseignement de l’histoire, désormais noyée dans la formation citoyenne au secondaire et complètement évacuée au niveau collégial. Ce débat devrait cependant se poursuivre, au moins tant que les véritables motifs des adversaires de l’histoire du Québec n’auront pas été mis au jour.

 

 


 

[1] Gilles Laporte et Myriam D’Arcy, Je ne me souviens plus. L’état désastreux de l’enseignement de l’histoire nationale dans le réseau collégial public du Québec, Fondation Lionel-Groulx, novembre 2010. 53 pages

[2] Marc Simard « Deux cours, c’est assez », La Presse, 1er décembre 2010. L’auteur est professeur d’histoire au collège François-Xavier-Garneau, à Québec.

[3] Jocelyn Létourneau, Le Québec entre son passé et ses passages, Montréal, Fides, 2010 : 57.

[4] Entre autres, ce passage éloquent : « Les élèves sont enfin amenés à prendre conscience que l’histoire du Québec et du Canada se caractérise par un passé chargé de préjugés, de harcèlement et de discrimination, ce qui leur permet de mieux comprendre certains des enjeux qui ont prévalu au développement sociétal québécois et canadien. Notamment par l’identification de groupes-victimes dans notre histoire nationale, tels les femmes, les autochtones, les immigrants et les handicapés, et par la compréhension des valeurs et tendances en cause à cette époque, l’élève peut mesurer les forces qui ont contribué à la formation de la société d’aujourd’hui et du système juridique qui en est issu. » Paule Mauffette, « L’histoire : une discipline au service de l’éducation à la citoyenneté », Pédagogie collégiale, vol. 19, no. 3 (hiver 2005) : 20.