Un député errant

André Gaulin, ex-député de Taschereau, Matthias Rioux, ex-ministre et ex-député de Matane, Gaston Deschênes, historien. Version augmentée du texte rédigé le 9 juillet et publié dans Le Soleil du 13 juillet 2018.

La colline parlementaire s’est enrichie le 6 juillet d’un nouveau monument, une reproduction agrandie du Député arrivant à Québec, une œuvre d’Alfred Laliberté (1877-1953) réalisée vers 1930.

Il faut se réjouir de voir que le projet d’Eugène-Étienne Taché se poursuit : « Je me souviens », a-t-il fait écrire au-dessus de la porte de l’édifice qu’il a conçu pour inviter ses compatriotes à se souvenir de leurs grands personnages, à commencer par les Amérindiens, rappelons-le, jusqu’aux femmes entrées récemment dans la vie parlementaire.

Ce monument représente un député débarquant dans la capitale pour siéger au Parlement du Bas-Canada (1792-1838). Le thème est tout à fait à propos, mais ce Député arrivant à Québec n’est pas débarqué au bon endroit.

Le projet

Dans l’édition de juin 2018 du bulletin de l’Amicale des anciens parlementaires du Québec (« Le temps de parole », p. 7), on rappelle que les membres ont adopté à l’unanimité, en 2015, une motion « pour souligner le 225anniversaire des institutions parlementaires et du premier Parlement du Québec ».

En réalité, la motion proposée par André Gaulin et appuyée par Matthias Rioux se lisait comme suit :

ATTENDU QU’aucune mémoire publique n’est faite dans notre capitale du premier parlement du Québec qui fut le nôtre de 1792 à 1838, soit pendant près de cinquante ans ;

ATTENDU QUE ce parlement reçut les premiers députés de la Chambre d’assemblée, qu’y naquit notre démocratie parlementaire, que s’y fondèrent les partis politiques (Parti canadien, Parti patriote), qu’y furent votées maintes lois pour le progrès du Bas-Canada, qu’y furent écrites les 92 Résolutions, qu’y fut défendu le contrôle des subsides, qu’y fut demandée instamment la responsabilité ministérielle ;

Il est en conséquence proposé :

QUE l’Amicale des anciens parlementaires du Québec assure le suivi à donner pour que mémoire soit faite du premier parlement du Québec (1792-1838) dans le parc Montmorency de la capitale, parlement dont on soulignera le 225e anniversaire en décembre 2017.

Autrement dit, l’objectif de la proposition était de rappeler la présence de nos premiers parlementaires à l’endroit où ils ont siégé pendant près de cinquante ans ; le 225e anniversaire des institutions parlementaires, qui prévoyait plusieurs autres activités, serait l’occasion de corriger un « oubli ».

La réalisation

Cette mise en contexte aide à comprendre la suite des événements, tels que rapportés par le président Yvan Bordeleau à l’assemblée générale des anciens parlementaires en mai 2018 :

L’Amicale en a informé le président de l’Assemblée nationale afin qu’il puisse y donner suite en concertation avec les autorités canadiennes. Après une première analyse des nombreux dossiers soumis, Patrimoine Canada a retenu la proposition de la mise en place d’un monument visant à commémorer cet événement important pour le Québec.

[…] Patrimoine Canada a accepté de contribuer, pour un montant de 215 000 $, à la mise en place d’un monument constitué de la sculpture d’Alfred Laliberté intitulée « Le député arrivant à Québec », monument qui sera érigé sur les terrains de l’Assemblée nationale et inauguré en juillet prochain.

On comprend alors ce qui manque dans ce résumé : le parc Montmorency est propriété fédérale et Parcs Canada a refusé d’y permettre le moindre rappel du passage des députés bas-canadiens, pas même « une simple plaque commémorative », « un minimum », comme l’écrivait l’auteur de la motion, en octobre 2015, au 3e vice-président de l’Assemblée nationale, chargé du Comité du 225e. Dans sa grande générosité, et ne regardant jamais à la dépense quand il s’agit de commémoration, Patrimoine Canada a offert un « prix de consolation », ce qui lui a permis d’acheter la présence d’un ministre fédéral à l’inauguration du monument et de faire des invitations aux médias, conjointement avec le président de l’Assemblée nationale. De telle sorte que des invités qui avaient accepté l’invitation du président se sont désistés quand ils ont constaté que le fédéral avait imposé sa présence, insolite en la circonstance.

Devant le refus de Parcs Canada, on se serait attendu à ce que l’Assemblée nationale se tourne plutôt vers le gouvernement du Québec pour obtenir une contribution financière qui n’aurait pas trop grugé des surplus actuels : l’a-t-elle seulement sollicité ?

Au final, la proposition de l’Amicale a été récupérée in extremis dans la programmation du 225e et dénaturée. Non content de bloquer l’accès à son parc, le gouvernement fédéral a profité de l’inertie du gouvernement du Québec en matière de commémoration pour venir patronner un monument sur la colline parlementaire québécoise, un geste sans précédent. Où était donc la Commission de la capitale nationale du Québec particulièrement responsable de la commémoration et de l’embellissement de la colline parlementaire ?

Cette triste affaire illustre une fois de plus à quel point le gouvernement fédéral contrôle le message, avec l’argent des contribuables, dans la plupart des sites historiquement significatifs de la capitale du Québec, des Plaines d’Abraham au parc Cartier-Brébeuf, en passant par les fortifications et le port, imposant ses normes, couleurs et souvenirs, et – dans le cas présent – faisant fi des nôtres.

Un rappel historique1

En 1949, la Commission des lieux et monuments historiques du Canada a fait du parc Montmorency un « lieu historique national du Canada » parce que c’est « l’un des lieux où le Parlement de la Province du Canada s’est réuni entre 1841 et 1866 ». Or, ce Parlement y a siégé très brièvement, de manière quasi fortuite, et beaucoup moins longtemps que le Parlement du Bas-Canada.

Après l’union des Canadas en 1840, les parlementaires ont d’abord siégé à Kingston, une petite ville qui ne leur convenait pas, puis à Montréal, où des émeutiers tories ont incendié leur édifice en 1849. Incapables de s’entendre sur l’emplacement de la capitale, ils décident de siéger alternativement à Toronto et à Québec. Le tour de Québec étant arrivé, l’édifice laissé inachevé en 1837 est complété à la hâte et le Parlement l’occupe d’août 1852 à février 1854. Manque de chance, un autre incendie l’oblige à se réfugier à la Salle de musique où il siège jusqu’en mai 1855.

Fatigués des voyages, et toujours incapables de s’entendre, les députés demandent à la reine de régler la question et, en 1857, Victoria choisit Bytown. En attendant la construction d’un édifice parlementaire dans ce bled qui deviendra Ottawa, et pour jeter un baume sur la future « Vieille Capitale », on revient siéger temporairement à Québec dans un édifice quelconque qui devait devenir un bureau de poste une fois les parlementaires partis pour la nouvelle capitale. C’est à cet endroit qu’ont lieu la Conférence de Québec en 1864 et le débat de 1865 où sont adoptées les résolutions qui ont servi de base à la Loi constitutionnelle de 1867.

C’est donc pour souligner ces deux brefs passages à Québec (moins de dix ans au total, et en bonne partie comme « prix de consolation ») que Parcs Canada a marqué le contour des fondations des deux bâtiments utilisés par les parlementaires du Canada-Uni, en oubliant le plus important des trois édifices parlementaires qui ont existé sur ce site, la chapelle du Palais épiscopal, où les premiers parlementaires du Bas-Canada se sont réunis en décembre 1792. On connaît pourtant très bien l’emplacement de ce bâtiment où les députés du Bas-Canada ont siégé pendant plus de 40 ans et mené, sous la direction des Bédard et Papineau, leurs inlassables combats pour donner au Parlement les pouvoirs dont la constitution de 1791 l’avait privé.

Dans ce nouvel aménagement, les origines des institutions québécoises et les luttes parlementaires des Patriotes sont passées aux oubliettes, de même que le souvenir des premiers parlementaires de la province de Québec qui ont siégé là de 1867 à 1883.

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Après avoir refusé l’accès du Député au site où il a siégé, il faut être assez culotté (ou vraiment inconscient) pour venir à l’inauguration de ce monument et déclarer (par la voix de la ministre Mélanie Joly) que le gouvernement du Canada « est fier de contribuer à la réalisation de nouveaux monuments qui mettent en valeur les moments charnières de l’histoire du Québec » et que ce bronze « rappellera aux générations à venir le rôle fondamental qu’ont joué les premiers députés dans l’édification de NOTRE pays ». Voilà : il en coûtera quelque 200 000 dollars pour remettre encore une fois le Québec à sa place.

Comme le dirait Roland Giguère, « la grande main qui pèse sur nous […] finira par pourrir [et] nous pourrons nous lever et aller ailleurs2 ».

 

 


1 Ce passage est tiré essentiellement de l’article intitulé « Les Patriotes aux oubliettes » publié dans Le Devoir le 17 mai 1014.

2 L’inauguration programmée un vendredi midi de juillet a eu peu d’échos dans l’immédiat. Seul Le Soleil a publié un très bref article repris par les journaux du Groupe Capitale Médias. Dave Noël, dans Le Devoir du 10 juillet (« Un Canadien errant »), a touché du fond de la question. À lire aussi le sévère éditorial de Robert Dutrisac, « Gommer l’histoire », dans Le Devoir du 21.