Un peuple et son mal-être

La pandémie de COVID-19 a étalé au grand jour le sort peu enviable réservé à nos vieillards les plus vulnérables. La grande majorité des décès au Québec se concentre dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD)1, bien qu’il ait été facile de prévoir que ces cloîtres pour malades âgés deviendraient vite de sévères foyers d’infection. Le Québec héberge ses vieux dans des résidences séparées beaucoup plus que les autres provinces canadiennes : il compte trois fois plus de foyers pour vieillards que le reste du Canada (18 % contre 6 %)2.

Notre malaise gériatrique ne concerne pas seulement la ghettoïsation des vieux. Il se manifeste également par l’affaiblissement du sens familial. Des milliers de vieillards vivent dans une affligeante solitude. Près du tiers des résidents de CHSLD ne sont visités mensuellement qu’entre 0 et 3 heures3. Pour décrire la déplorable situation de la vieillesse dans le Québec d’aujourd’hui, l’ex-ministre Claude Castonguay, le père de l’assurance maladie, n’a pas hésité dernièrement à parler d’un « gâchis honteux4 ».

 

À l’autre bout de la vie humaine, l’enfance semble tout autant négligée. Malgré le lourd appareil de protection organisé par l’État, des récits d’horreur mettant en scène des enfants maltraités alimentent régulièrement l’actualité comme celui récent de la mort de la fillette martyre de Granby5, drame qui a provoqué la création par le gouvernement d’une commission d’enquête, à savoir la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse. Mais la sécurité de l’enfant n’est pas la seule dimension en cause. L’éducation semble aussi problématique. Là encore, le Québec accuse des statistiques troublantes : augmentant d’une année à l’autre, le taux de prévalence du trouble du déficit d’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) pour nos jeunes de 1 à 24 ans s’établit en 2019 à 11,3 %6, tandis que le taux mondial se situe autour de 5 %. Pis encore, ce taux grimpe à 23 % pour les adolescents québécois âgés de 12 à 17 ans. Souvent, ce trouble est traité par des psychostimulants comme le Ritalin ou le Concerta. Pour une psychopathologie dont la nature même est encore mal connue, on ne s’embarrasse pas ici de médicamenter des jeunes jugés trop turbulents au goût de leurs parents ou de leurs enseignants, comme si les adultes n’acceptaient plus dans notre culture de composer avec l’énergie souvent débordante de la jeunesse. On n’hésite guère à droguer des jeunes pour qu’ils restent dociles de la même manière qu’on drogue des vieillards dans les CHSLD afin qu’ils ne dérangent pas trop.

En fait, c’est à tous les âges qu’une partie importante de la population québécoise souffre d’une forme ou d’une autre de mal-être. Un Québécois sur cinq se classe à un niveau élevé de détresse psychologique7, alors que dans l’Ouest canadien le taux est moitié moins élevé, soit environ 12 %. Même s’il a diminué au cours des dernières années, le nombre de suicides au Québec reste alarmant, particulièrement chez les personnes de 15 à 34 ans et de 50 à 64 ans8. Les ventes d’antidépresseurs vont croissant et atteignent chez nous des records9. La surmédicalisation au Québec est un phénomène proche d’une pharmacodépendance collective. On peut y voir un état avancé de déresponsabilisation et d’atonie. Au lieu de faire preuve de vitalité et de résilience devant les difficultés de la vie, bien des gens préfèrent attribuer leurs soucis à des causes physiologiques jugées incontrôlables de manière à se justifier de recourir à des pis-aller pharmaceutiques. Tout se passe comme si ces personnes fragiles préféraient s’engourdir plutôt que d’affronter les épreuves telles que la solitude, la douleur, le divorce, le deuil, l’échec professionnel… Elles refusent en quelque sorte que la vie soit faite de « quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins », selon la formule lucide de Marcel Pagnol.

On se consolera en objectant que ces statistiques ne s’appliquent qu’à une minorité de Québécois et qu’elles ne reflètent donc pas l’état de l’ensemble de la société. Il n’empêche que toutes ces données concernent une portion si large de la population qu’on ne peut pas nier qu’elles traduisent des faiblesses chroniques de notre collectivité sur le plan à la fois de sa mentalité et de ses mœurs. Qu’est-ce qui expliquerait qu’une société parmi les plus prospères et les plus sécuritaires du monde affiche ainsi des sommets de désaffection familiale et de déséquilibre psychologique ?

Nous soumettons à la discussion six hypothèses. Les trois premières impliquent des éléments qui forment le climat général de l’Occident dans lequel baigne le Québec. Les trois dernières renvoient à des traits plus spécifiques de la société québécoise qui ont marqué son évolution. D’entrée de jeu, nous voulons souligner que nous récusons l’opinion commune selon laquelle le cœur du problème serait organisationnel et qu’il pourrait trouver sa solution seulement dans des réformes ministérielles ou dans l’allocation de ressources plus grandes à la santé ou à l’éducation. Nous pensons au contraire qu’il est de nature culturelle et qu’il découle avant tout de notre système de valeurs et de pensée.

Notre première hypothèse renvoie au rythme trépidant de la vie moderne qui est souvent incriminé. Les adultes qui constituent la population active n’auraient plus assez de temps à consacrer à leurs enfants ni à leurs vieux parents parce qu’ils seraient écartelés entre leurs obligations familiales et les exigences stressantes de leurs activités professionnelles. La poursuite effrénée du confort par le travail entraînerait la supplantation du matérialisme sur les relations humaines et l’oubli de l’altruisme. Cette explication est sans doute plausible, mais elle reste partielle. Notre société aurait effectivement avantage à mieux aménager le monde du travail de manière à permettre aux familles de tisser des liens plus étroits et plus significatifs. Et nous gagnerions certes à redécouvrir les vertus bienfaisantes de la lenteur10. Toutefois, bien d’autres sociétés comme celles du reste du Canada connaissent un style de vie tout aussi frénétique sans pourtant souffrir d’un niveau de malaise psychosocial aussi marqué que celui qu’on observe au Québec.

Une deuxième hypothèse à considérer est la montée de l’individualisme. Dans les sociétés occidentales contemporaines, les intérêts et les droits privés de l’individu ont autant sinon plus de poids que le bien commun. Cette perte de l’esprit collectif a pu distendre les liens affectifs entre les gens, notamment au sein des familles. Comme le moi et la satisfaction de ses désirs sont devenus primordiaux, la préoccupation de l’autre a naturellement été reléguée au second plan. La tendance à vivre surtout pour soi a pu engendrer une forme d’égocentrisme psychologiquement et socialement néfaste. Mais encore une fois, ce climat individualiste n’est pas propre au Québec et ne peut donc expliquer entièrement notre haut degré de désarroi.

Une troisième cause probable, qui n’est pas non plus particulière à la société québécoise, concerne l’instantanéisme qui caractérise la vie contemporaine. On observe de plus en plus une tendance à s’intéresser uniquement au moment présent sans se soucier ni du passé ni de l’avenir. On s’efforce même de vivre l’instant de la manière la plus intense possible. La mentalité instantanéiste promeut en effet l’émotion et beaucoup moins la réflexion puisque la pensée ne peut se développer que dans la durée. L’historien français Jérôme Baschet a parlé d’un « âge présentiste » pour définir notre époque11. Un domaine qui illustre bien ce phénomène de la distraction éphémère est celui des médias qui papillonnent de jour en jour d’une nouvelle à l’autre en les présentant de façon sensationnelle sans s’y attarder et sans en suivre l’évolution à moyen et à court terme. L’instantanéisme ne peut conduire qu’à une perte de sens, à une dégradation des relations humaines, à un appauvrissement spirituel. Pour comprendre l’enfance, la vieillesse, la mort, la vie en général, il importe de prendre le temps d’approfondir ces grandes questions existentielles.

Notre quatrième hypothèse concerne une période de l’histoire du Québec qui pourrait faire comprendre encore mieux pourquoi une bonne partie de sa population se distingue par sa détresse psychosociale. Avec la modernisation qu’elle a engendrée, la Révolution tranquille des années 1960 a représenté une rupture socioculturelle sans précédent. Le passé a été perçu comme arriéré, comme une époque de « grande noirceur » selon l’expression péjorative encore largement diffusée. Pour assurer le progrès, il fallait faire table rase autant sur le plan politique qu’économique, social, culturel, éducatif et moral. Les plus jeunes ont cherché à se distancier rapidement des modes de vie et des valeurs de leurs aînés, ce qui a provoqué un fossé intergénérationnel. La mémoire populaire a été ainsi effacée de façon abrupte. Entre autres, l’autorité parentale a été remplacée par un pédocentrisme naïf qui a renoncé à discipliner les enfants et qui est sans doute en bonne partie responsable de la flambée des troubles d’apprentissage et de comportement dans nos écoles. Figure du passé, la vieillesse a été déconsidérée au point que les vieillards ont été exclus de la société et, pour une bonne part, ont été isolés dans des résidences spécialisées. Il n’est pas exagéré d’affirmer que le Québec a vécu une sorte de déracinement anthropologique rarement vu dans l’histoire humaine ayant causé une perte de repères qui l’a profondément perturbé.

La Révolution tranquille est liée également à notre cinquième hypothèse. Au cours de cette période, l’Église, longtemps omnipotente dans les divers secteurs de la vie sociale tels que l’éducation et la santé, a cédé la place à l’État qui est devenu la figure tutélaire pour l’ensemble des Québécois. La société canadienne-française qui était celle du Québec traditionnel s’était structurée selon des solidarités humaines de base indépendamment de l’État, qui était alors presque inexistant. La société québécoise moderne a fait fi des références canadiennes-françaises au profit d’une rationalité bureaucratique ; elle s’est structurée par en haut, en édifiant une organisation technocratique relevant davantage de l’abstraction que de la réalité sociale. La Révolution tranquille, notre oxymore fondateur12, a dissout les anciens rapports sociaux et a remplacé l’interdépendance des ouailles par une dépendance vis-à-vis de l’État. En termes durkheimiens, on peut dire qu’elle a fait passer la société d’ici d’une solidarité organique à une solidarité mécanique. Ce profond changement de paradigme social a amputé les citoyens de leur histoire. Coupés de leurs racines pour être ensuite soumis à l’État et à ses ramifications, les Québécois se sont retrouvés en mal de responsabilité, voire dans une situation de déresponsabilisation.

Notre sixième hypothèse met en cause l’identité même du sujet québécois. L’histoire du Québec français a été profondément marquée par la Conquête de 1760 et la colonisation britannique qui en a découlé. Culturellement et linguistiquement distinct, mais toujours politiquement dépendant, envahi par un complexe de colonisé13, inscrit dans un continent où sa langue est constamment menacée, perplexe face à son destin à la suite de deux échecs politiques quant à l’autodétermination de sa nation, le sujet québécois a développé une identité à la fois incomplète et inquiète. Il est empreint d’une sorte d’hétéronomie, c’est-à-dire qu’il n’est pas encore parvenu à s’assumer pleinement et de façon autonome en tant que représentant d’une nation du monde14. Cette hétéronomie pourrait susciter chez certains plus vulnérables une tendance à l’atonie ou au déséquilibre psychosocial, selon le principe que l’individu a besoin d’évoluer dans un cadre sociopolitique solide pour se forger une identité dynamisante.

La critique de la société québécoise est souvent interprétée comme une tentative hostile de dénigrement. L’identification des dysfonctionnements d’une société est pourtant essentielle à son amélioration. Dans cet article, nous avons tenté d’esquisser les causes principales à l’origine des troubles psychosociaux qui affectent notre peuple. On pourrait bien sûr en citer d’autres comme le déni de la mort15 répandu un peu partout en Occident qui s’accompagne du rejet de l’ultime étape de la vie et de son corollaire qu’est l’âgisme.

Bien que simplement indicative, l’analyse que nous soumettons ici permet d’imaginer quelques pistes de solution : 1) assurer une meilleure conciliation entre le travail et la famille non seulement pour l’éducation des enfants, mais aussi pour l’aide à apporter aux parents plus âgés ; 2) renforcer la conscience sociale des citoyens en vue de mieux équilibrer les droits et les devoirs individuels d’une part et les droits et les devoirs collectifs d’autre part ; 3) s’efforcer de vivre dans la durée en rompant avec l’artificialité de l’instantanéisme contemporain de manière à se réserver des temps de réflexion essentiels à une conception de la vie plus pénétrante ; 4) renouer avec des coutumes qui ont fait leurs preuves tels que la mixité générationnelle et l’encadrement des enfants par les parents ; 5) amener les citoyens à être moins dépendants de l’État-providence, à penser à leurs devoirs plutôt qu’à leurs seuls droits et à faire preuve de plus d’initiative et de sens des responsabilités dans la recherche de solutions aux problèmes sociaux ; 6) consolider l’identité linguistique, culturelle, politique et économique du Québec par l’affirmation de sa souveraineté, afin de pouvoir s’appuyer sur une société confiante, autonome, décomplexée, prospère et épanouissante.

Une société peut remédier à ses défauts si ses citoyens en décident ainsi et posent ensemble des gestes en conséquence. Le Québec porte aussi en lui les germes de son succès.

 

 


1 Cf. les données de l’Institut national de santé publique (https://www.inspq.qc.ca/covid-19/donnees).

2 Cf. Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL), Rapport sur les résidences pour personnes âgées, Québec, 2019. Certains, dont Francis Vailles (« Les faux responsables de l’hécatombe », La Presse, 23 mai 2020), attribuent cette différence au fait que les Québécois âgés peuvent profiter d’un crédit d’impôt provincial pour s’installer en résidence privée. Cette raison économique n’explique pas à elle seule la tendance de bon nombre de Québécois âgés à quitter leur maison au profit de l’hébergement spécialisé. Des facteurs culturels doivent agir également. Il existe au Québec un marché immobilier lucratif s’adressant spécifiquement aux vieillards qui prend de plus en plus d’expansion. Ainsi que le laisse entendre la publicité qui encourage ce type de cantonnement gériatrique, bien des aînés semblent particulièrement sensibles aux arguments du confort et de la sécurité que procurerait le tribalisme d’âge contrairement à la mixité générationnelle.

3 D’après une recherche sur les soins gériatriques menée par Phillippe Voyer de la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval, qui a été rapportée par Isabelle Hachey dans son article « Sans-cœur, les Québécois ? », La Presse, 29 mai 2020.

4 Claude Castonguay, « Un gâchis honteux », La Presse, 12 mai 2020.

5 Isabelle Ducas, « Fillette morte à Granby : un tragique destin », La Presse, 3 mai 2019.

6 Institut national de santé publique du Québec, Surveillance du trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) au Québec, 2019.

7 Ministère de la Santé et des Services sociaux, Statistiques de santé et du bien-être selon le sexe, tout le Québec, 2013-2014.

8 Institut national de santé publique, Le suicide au Québec : 1981 à 2016. Mise à jour 2019, 2019.

9 Claudine Richard, « Les Québécois consomment plus d’antidépresseurs que la moyenne canadienne », Ici Radio-Canada, 13 mai 2018 ; La rédaction, « Les Québécois accros aux antidépresseurs », TVA Nouvelles, 13 juin 2012.

10 Carl Honoré, Éloge de la lenteur, Paris, Marabout, 2007.

11 Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris, La Découverte, 2018.

12 Pour une critique de la Révolution tranquille, voir entre autres Léon Dion, La Révolution déroutée (1960-1976), Montréal, Boréal, 1998, et Christian Saint-Germain, Le mal du Québec. Désir de disparaître et passion de l’ignorance, Montréal, Liber, 2016.

13 Sur les effets du colonialisme, voir Albert Memmi, Portrait du Colonisé précédé de Portrait du Colonisateur, Paris, Buchet/Chastel, 1957.

14 Sur cette question, voir Alexandre Poulin, Un désir d’achèvement. Réflexions d’un héritier politique, Montréal, Boréal, 2020.

15 Sur le déni de la mort dans les sociétés modernes, voir Claude Simard, « Déni de la mort, exclusion de la vieillesse », Le Verbe, 21 avril 2020.

 

* Les auteurs sont respectivement, professeur retraité de l’Université Laval, auteur d’Un désir d’achèvement. Réflexions d’un héritier politique (Boréal, 2020) et auteur de La face cachée du multiculturalisme (Cerf, 2018).

La pandémie de COVID-19 a étalé au grand jour le sort peu enviable réservé à nos vieillards les plus vulnérables. La grande majorité des décès au Québec se concentre dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD)1, bien qu’il ait été facile de prévoir que ces cloîtres pour malades âgés deviendraient vite de sévères foyers d’infection. Le Québec héberge ses vieux dans des résidences séparées beaucoup plus que les autres provinces canadiennes : il compte trois fois plus de foyers pour vieillards que le reste du Canada (18 % contre 6 %)2.

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