Un Québécois à Colombey

Fin mai début juin, j’ai passé une douzaine de jours à Paris. L’effondrement électoral des souverainistes le 7 avril m’avait abattu. Normalement, je vais bien, et si je n’aime franchement pas le monde dans lequel je vis, comme bien des hommes confessant un penchant antimoderne, je demeure sans trop savoir pourquoi, serein devant l’existence. Je suis d’un naturel joyeux. Du déjeuner au diner au souper, n’y a-t-il pas trois raisons par jour de se réjouir ? Pour peu qu’on mange, pour peu qu’on boive, la vie est belle, surtout si on a des amis pour en jouir avec soi. Mais cette fois, rien n’y faisait. Je me suis senti blessé au cœur. J’avais beau fanfaronner sur les plateaux télé, en disant qu’une bataille perdue n’est pas une guerre perdue, je savais au fond de moi que c’était bien plus grave. Je suis de ceux qui ressentent intimement, presque charnellement, l’appartenance au corps politique, qui se sentent les héritiers et surtout, les porteurs de la patrie, et si je crains de faiblir et de ne plus lui être utile, jamais il ne me vient à l’esprit que je pourrais me passer d’elle. Mais que se passerait-il si elle entrait dans une décadence irrémédiable ?

J’ai ressenti, intimement, et plus fortement que jamais, qu’il était bien possible que mon peuple ne soit jamais indépendant. J’ai senti pendant quelques jours, et quelques semaines même, quelque chose que je nommerai plus ou moins adéquatement le désespoir politique.

Si je précise cela dès maintenant, c’est moins pour me livrer aux délices de la confession autobiographique ou livrer mes états d’âme comme un adolescent écrivant son journal intime que pour expliquer ce que j’allais chercher en France, plus ou moins confusément. Officiellement, je voulais bien m’y distraire, m’y changer les idées. Je disais aux amis que j’allais tester pendant deux semaines l’exil politique en rencontrant ceux que j’appelle mes correspondants, ceux à qui j’envoie mes livres et qui m’envoient les leurs. De ce point de vue, ce fut un vrai bonheur, celui de rencontrer des hommes qu’on estime et qui ont contribué pour le mieux à la formation de notre pensée. Mais j’avais aussi, comme idée, d’aller faire enfin mon premier pèlerinage à Colombey-les-Deux-Églises, le village historiquement associé au général de Gaulle, auquel je voue presque un culte, comme le savent ceux qui me lisent.

Je m’imaginais depuis longtemps entrer dans son bureau puis regarder au loin l’horizon qui l’inspirait, refaire le chemin de ses fameuses marches quotidiennes, me recueillir devant sa tombe, et m’agenouiller devant la croix de Lorraine, celle qui a porté l’espoir de la France au moment où elle semblait presque morte. J’y reviendrai, mais le gaullisme représente pour moi une source immense d’espérance politique et je ne cesse de méditer sur le destin de De Gaulle et celui de ceux qui l’ont suivi.

J’ai passé ces quelques jours chez des amis qui m’ont remarquablement accueilli. Si j’en parle maintenant, c’est qu’ils jouent un rôle important dans ce récit. Elle, c’est Maya. Je l’ai connue il y a plus de dix ans, quand nous militions chez les jeunes péquistes. C’est une étrange amitié, qui a survécu aux grandes distances et aux grands voyages, et qui a trouvé à l’alimenter, et même à s’enrichir, de nos personnalités plus que contrastées. Aussi belle qu’intelligente, timide et fantasque à la fois, elle a toujours rêvé de s’exiler. C’est un schème connu : elle a dû se sauver de son pays pour se découvrir. Elle s’est d’abord essayée en Grande-Bretagne. Mais c’est en rencontrant son copain, devenu son mari, que son destin s’est finalement fixé. Elle est devenue parisienne, sans cesser d’être Québécoise. Elle a vite pris les habitudes mentales d’une Française de gauche, sans perdre la candeur des gens de chez nous. C’est une amie précieuse. Mais c’est de lui que je veux d’abord parler. Son mari. Romain. Un jeune Français comme on en trouve d’abord dans les livres. Il est fascinant. II vient d’un milieu modeste, si j’ai bien compris. À tout le moins, il ne vient pas des bons milieux, ceux qui prédestinent aux premiers rôles, et en souffre intimement. Il élève à ce point la France dans son univers mental et magnifie tellement ses élites qu’il en est venu à se croire absolument petit, comme s’il n’était pas à la hauteur de son pays dont il a acheté la légende. Il n’a pas fait l’ENA, mais il en rêvait, et il déifie ceux qui ont suivi le parcours menant au sommet, et ne cesse de se diminuer en les contemplant.

À tort. Romain est un beau jeune homme, de grande valeur, de grande qualité, et c’est pour lui qu’on souhaiterait une mobilité sociale à l’américaine. C’est un esprit noble. S’il n’avait pas à ce point intégré les hiérarchies sociales et culturelles qui font la grandeur et la misère de la France, son talent ne l’inhiberait pas, mais le propulserait. J’ajoute : c’est un gaulliste. Et un esprit littéraire. On sent chez lui de grandes énergies qu’il travaille fort à contenir. Car l’être humain est ce qu’il est : c’est sa meilleure part qu’il refoule. Étrangement, peut-être parce que je suis gaulliste aussi, c’est pourtant cette part que je vois d’abord chez lui. D’ailleurs, quand nous nous sommes rencontrés, nous sommes immédiatement devenus amis. La vie professionnelle l’a fait ingénieur. Il se serait souhaité homme politique. Le jeune ambitieux aurait trouvé dans le romantisme de l’engagement une manière de conjuguer ses aspirations politiques et poétiques. J’insiste une dernière fois : il est aspiré par la chose publique et travaille à se convaincre que c’est une aspiration vaine. Quand je pense à lui, je suis fier et triste. Fier d’avoir un ami si noble, triste de le voir s’étouffer avec les idéaux qu’il embrasse.

Je lui ai vite parlé de Colombey, le premier soir, et il m’a proposé d’y aller avec moi. C’est un garçon généreux. Il avait déjà fait le pèlerinage, beaucoup plus jeune, avec ses grands-parents. Nous y sommes allés la veille de mon départ. C’est le projet d’une journée complète, et j’ai compris pourquoi bien des gaullistes des années liées à la traversée du désert du Général s’exaspéraient des longues distances qu’il fallait parcourir pour le rejoindre. Pourquoi s’était-il terré si loin, loin de la ville, et surtout, loin de la vie, dans un pays qui semble bien campé au milieu de nulle part ? Je les imagine, les gaullistes de 1952, de 1953, de 1954, embarquer dans leur voiture pour faire rapport au général, enfermé dans sa Boisserie, occupé à écrire ses Mémoires et à méditer tout à la fois sur l’Histoire et la meilleure manière d’y participer à nouveau. C’est le propre des grands hommes : s’ils embrassent leur présent, parce que c’est là qu’ils sont appelés à se mouvoir, ils n’y réduisent jamais la réalité, et gardent à l’esprit l’histoire, en se demandant quelle place ils y auront, quelle trace ils y laisseront. Ils se sentent davantage en dialogue avec leurs grands ancêtres qu’avec leurs petits contemporains. Et pour cela, il ne faut pas, je suppose, être trop lié à la fébrilité des grandes villes. On dit d’un homme politique en réserve de la république qu’il se met en retrait : c’est en me rendant à Colombey que j’ai compris à quel point ce retrait devait aussi être physique. C’est peut-être aussi parce qu’à mon échelle, il m’arrive de rêver de ce genre de retrait. Ce n’est probablement pas sans raison que les écrivains, souvent, doivent s’isoler pour faire leur œuvre.

Je n’ai pas le fétichisme facile, et il ne me suffit pas de me retrouver dans une maison d’écrivain pour d’un coup sentir son esprit souffler d’une pièce à l’autre. Mais à Colombey, c’était autre chose. L’idéalisation pave normalement le chemin de la déception, mais pas cette fois, probablement parce que j’avais imaginé la Boisserie dans ses justes proportions, qui sont modestes. Je ne pensais pas y trouver Versailles, mais la maison d’un général en retrait de la cité. Un sociologue français a déjà écrit qu’un homme actif au cœur de la cité, mais bloqué dans son ascension ne peut revenir au premier rang qu’à condition d’avoir subi l’expérience des marges, dans lesquelles il se formera moins qu’il ne se réformera, car à la différence de l’aventurier politique qui prend naturellement la pose contestataire, l’homme appelé au premier rang dans la cité doit d’abord appartenir aux élites dominantes, puis rompre avec elles, pour comprendre en profondeur la vision politique qu’il peut ensuite incarner. C’est là qu’il apprendra à mieux connaître son pays, à l’extérieur des circuits officiels et dans ses profondeurs, loin des agitations politiciennes qui obstruent la vision de l’avenir.

Nous arrivons à la Boisserie. La maison du général est finalement petite, comme je le supposais. J’ai suivi le rituel que je m’étais imaginé. Nous visitons la pièce de lecture du général, je fouille un peu dans sa bibliothèque sans en avoir le droit et je me demande si un tri a été fait après sa mort entre les ouvrages qu’on expose et les autres. Nous voyons son bureau, mais nous ne pouvons y entrer. Qu’importe. On voit finalement le paysage et l’horizon souvent évoqué par le Général, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il pousse naturellement aux méditations mélancoliques. C’est là qu’il a écrit ses Mémoires. J’ai aussi marché dans le jardin mille fois arpenté par le général en m’imaginant qu’ici où là, Malraux l’accompagnait, ou alors le capitaine Guy. En fait, c’était le cas de bien des visiteurs. Le général écrivait bien, mais avait souvent besoin d’arpenter ses sentiers pour retrouver son inspiration. Je confesse une chose : les hommes que j’admire, j’ai tendance à chercher chez eux une éthique de vie, et l’habitude de la marche du général, à ma manière, je l’ai transposé dans ma propre vie.

Le rituel s’est poursuivi, nous avons marché jusqu’à sa tombe, qui jouxte celle de sa fille Anne. C’est une tombe simple, celle d’un croyant, qui pousse au recueillement. Puis nous nous sommes dirigés jusqu’au musée, le Mémorial Charles de Gaulle, qui a même intéressé mon amie Maya, moins portée que Romain et moi au culte gaullien. On veut désormais voir les grands par le petit trou de la serrure, on les imagine toujours dans ce qu’ils ont de commun avec les mortels qui les entourent. Je préfère les voir dans ce qu’ils ont d’unique, et si, d’un texte à l’autre, je reviens toujours sur la question des grands hommes, c’est que je cherche à percer leur mystère et à éclaircir ainsi ce qu’on pourrait le secret de la légitimité politique. Qu’est-ce qui fait qu’un homme parvient à se connecter aux sources profondes de l’adhésion politique, en parvenant à incarner quelque chose qui le dépasse, et qui lui permet d’exprimer le génie profondément créateur du politique ? Je suis convaincu d’une chose : pour cela, il doit d’abord se plonger dans la tradition et la récapituler jusqu’au moment présent pour libérer son potentiel recréateur. Le gaullisme, j’y reviendrai, n’était pas qu’un projet politique : c’était une philosophie de l’histoire de la France, même si ceux qui s’en réclament aujourd’hui l’ont oubliée et servent bien mal l’idéal de l’homme qu’ils révèrent, au point, souvent, de contrefaire sa mémoire.

Ce parcours à Colombey, ceux qui l’ont fait le savent, se termine devant la Croix de Lorraine, le symbole du gaullisme, celui de la France libre. Il rappelle aux libertaires en culottes courtes que le totalitarisme, au vingtième siècle, qu’il soit nazi ou communiste, n’a pas été combattu qu’au nom des droits de l’homme, mais au nom d’une patrie charnelle et vivante et de la civilisation chrétienne. Il fallait des nations pour servir la liberté au vingtième siècle, et cette liberté a senti le besoin de se placer sous le signe de la croix, comme ce fut le cas aussi en Pologne ou en Russie, où c’est en puisant dans leur identité religieuse et culturelle que les hommes ont résisté au communisme. Soljenitsyne n’était pas un libéral aseptisé, soliloquant sur les droits de l’homme. Devant la croix, je me suis agenouillé, mais l’époque m’a rattrapé, et je n’ai pu m’empêcher de prendre une photo. Et je me répétais une phrase terriblement pompeuse qui tourne en boucle depuis des années dans ma tête. Je l’avais même consignée dans mon journal, et je la retranscris ici : « La seule fraternité à laquelle je voudrais appartenir : celle des fidèles, à la vie à la mort, du général de Gaulle, c’est-a-dire du parti de la fidélité inconditionnelle à la patrie ». J’ai appris, il y a quelques années, que de Gaulle, avant que René Capitant ne le convainque de ne pas le faire, avait d’abord pensé appeler les Compagnons de la Libération les Croisés de la Libération. Je me désole évidemment qu’il n’ait pas suivi sa première intuition. Mais j’aime néanmoins la devise de la France libre : Honneur et patrie.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai médité sur l’expérience gaullienne et au début de l’âge adulte, je projetais mon romantisme politique sur l’odyssée du général et de ses compagnons. Je me demandais, avec une mégalomanie qui aujourd’hui, me fait honte et dans mes bons jours, me fait sourire, si je me voyais d’abord dans le rôle du général de Gaulle ou dans la peau d’un gaulliste. Est-ce que je préférais devenir le grand homme, quitte à avoir l’air ridicule en me transformant en banlieusard napoléonesque s’imaginant une légende dans un pays où rien ne se passe, ou si je me voyais davantage dans le rôle du fidèle compagnon, quitte, cette fois, à devenir un disciple servile jusqu’à la bêtise, reniant ses principes et en adoptant des nouveaux au rythme où le grand homme s’adapte aux circonstances. Vaut-il mieux être roi ou chevalier ? On le sait, les romantiques cherchent un héros à servir, quitte à se perdre devant de vilains aventuriers. Debré ainsi a trouvé de Gaulle. Mais il arrive que l’union ne soit pas vraiment à la hauteur du mythe. Tillinac s’est ainsi fait compagnon de route de Chirac, même s’il savait intimement qu’il cédait aux charmes de l’aventure politique davantage qu’à un engagement historique et tragique. Henri Guaino a noué un temps son destin à celui de Nicolas Sarkozy, en lui prêtant, par le génie de sa plume, une personnalité politique d’emprunt, pour découvrir, après coup, qu’il s’était bluffé lui-même, et qu’il ne suffisait pas à un comédien de talent d’un grand texte à interpréter pour se muer en homme d’État.

Je retiens néanmoins de cela une évidence : la politique ne vaut qu’on s’y sacrifie qu’à condition d’embrasser une grande querelle, et un homme est grand dans la mesure où il embrasse une grande querelle. On se moque de ceux qui cherchent l’homme providentiel comme s’ils désiraient aliéner leur liberté alors qu’ils affirment plutôt leur confiance dans la capacité qu’a l’homme de renverser le cours de l’histoire, si une volonté puissante rencontre des circonstances exceptionnelles. Une amie m’a déjà demandé, avec inquiétude, ce que je pouvais bien trouver au général de Gaulle pour en parler autant. N’étais-je pas quelque peu monomaniaque ? Une autre, une Française, celle-là, m’a dit, avec pitié : tu sais, de Gaulle est mort, il faut en revenir. Elle parlait comme ces Français qui veulent se libérer de l’exigence de la grandeur pour transformer leur pays en province européenne historiquement insignifiante, servant de parc d’attractions historique dans le circuit du tourisme mondialisé. Mais il ne faut surtout pas en revenir. En fait, il faut y revenir. Dans le gaullisme, je vois bien plus, on s’en doute, qu’une doctrine politique, même si on en trouve une, ou une aventure exceptionnelle, même si c’en est aussi une. En fait, j’y vois l’illustration des vertus politiques les plus fondamentales, ainsi qu’une foi profonde dans une politique qui se fonde sur l’amour profond de la patrie, de la civilisation dans laquelle elle s’inscrit, et de l’homme qui s’y exprime.

Puisque le gaullisme se condense en quelques grandes dates, magiques, en quelque sorte, parce que l’histoire, chaque fois, rebondit, il s’agit de se tourner vers chacune pour voir ce qu’elle dévoile.

Le gaullisme, la formule est usée mais elle est vraie, c’est d’abord le 18 juin 1940. L’homme qui marque l’histoire à ce moment se préparait depuis longtemps à son rôle et il s’était déjà annoncé dans Le fil de l’épée, un ouvrage de philosophie politique dissimulé en traité du caractère. L’homme du 18 juin dissocie brutalement la légitimité de la légalité et décide d’incarner seul la première parce que la seconde s’est déshonorée. Il s’agit alors de se plonger dans l’histoire contre l’artificialité du droit, et de retrouver les sources oubliées de la légitimité, qui ne s’épuisent ni dans la souveraineté démocratique (bien qu’elle passe inévitablement par-là, comme le reconnaissait de Gaulle) ni dans la légalité institutionnelle. La légitimité surgit lorsqu’un pouvoir se pose en héritier d’une histoire, et prétend la poursuivre, lui donner un nouveau souffle, prétend aussi redonner de l’âme à des institutions souillées par la lâcheté, même lorsqu’elle met les habits de la prudence, ou la trahison, même lorsqu’elle s’accompagne de la morale de l’intérêt bien compris. De Gaulle, le 18 juin, dégage la France éternelle d’une France officielle démissionnaire, déconnectée non pas d’une population amorphe, il faut bien en convenir, mais du génie du pays. Il lance un appel, celui de la patrie, aux hommes qui veulent poursuivre la bataille. Et peu à peu, on le rejoint, comme si le général avait touché ainsi la part sacrée du politique.

J’admire l’homme du RPF. On laisse souvent ce moment de sa vie de côté, on présente le RPF comme une aventure ratée, mais bien à tort, parce qu’à travers ce passage en politique réelle, il a jeté les bases d’un gaullisme politique qui lui fournira un personnel de remplacement au moment de la fondation de la Ve République. Surtout, on l’a oublié, mais dans le RPF, de Gaulle a commencé à rassembler ceux que tout divisait, ce qu’il avait fait aussi en juin 1940, car la France libre était une communion sur l’essentiel, doublée d’une anarchie sur l’accessoire. De Gaulle surgit en brouillant les clivages déjà connus, sans pour autant faire exploser la carte politique. Il ne s’impose pas dans le vide ni à partir de rien, mais il se déprend d’un cadre institutionnel périmé et permet à ceux que bien des choses unissaient, mais que les habitudes divisaient de se rassembler. Et j’admire tout autant l’homme de la traversée du désert, replié à Colombey, espérant toujours servir, guettant les événements, mais comprenant que ce n’est pas toujours en restant au cœur de l’actualité politicienne que l’on conserve sa stature, qu’on demeure l’homme d’exception qui pourra sauver son pays. Car il arrive qu’un homme sauve un pays, ce qu’ont compris depuis toujours ceux qui réfléchissent au politique, mais ce que refusent obstinément de comprendre les modernes, qui ne croient qu’aux mouvements de masse. Je le redis alors : n’est-ce pas le plus grand privilège que de le servir, ce grand homme ?

J’admire l’homme du 13 mai 1958. Évidemment. Dans un pays qui risquait la guerre civile, de Gaulle a su s’imposer contre une classe politique démissionnaire et déjouer des institutions, tout en respectant le cadre officiel de la légalité, pour éviter que son arrivée au pouvoir ne soit présentée comme un coup d’État. En démocratie, les choses se passent souvent ainsi : les révolutions les plus saines s’accompagnent d’un respect nécessaire des formes, pour éviter que l’anarchie ne gagne la cité. Mais encore une fois, la légitimité, née d’un capital historique accumulé depuis le 18 juin, permettait de transcender une légalité défaillante, un ordre institutionnel corrompu par sa faiblesse. J’en tire une leçon importante : les grands moments de création en politique sont ceux où l’histoire transcende le droit, où la volonté se déprend des cadres qui l’étouffent et la fonctionnarisent pour créer un nouvel ordre. On ne fait rien de grand en se pliant systématiquement aux règles de l’ordre établi, surtout lorsqu’on entend le renverser. Les indépendantistes québécois pourraient méditer longtemps la leçon gaullienne, de ce point de vue. Il ne s’agit pas de dire qu’il faille jouer au séditieux contre le droit reconnu, mais plus simplement qu’il est nécessaire, souvent, de penser le changement profond, dans une société, sans se plier aux termes convenus de la réflexion politique, en faisant surgir le renouveau politique d’où on ne l’attendait pas.

J’admire aussi, parce que je suis Québécois, l’homme du 24 juillet 1967. De Gaulle n’oubliait pas l’histoire, il savait que le passé était une source inépuisable de sens, il savait la dette de la France à l’endroit du Québec, et il décida rapidement, dès le début des années 1960, de renouer un lien vital et personnel entre la France et son ancienne colonie, même si la rationalité économique immédiate ne l’y obligeait pas. C’est que pour De Gaulle, la politique n’était pas qu’une sous-section de l’économie : elle commandait le destin des peuples, et la nation québécoise, dans les années 1960, avait besoin d’alliances pour renaître, ce qu’avait compris le général. Tout au long du chemin du Roi, il a senti un peuple qui se réveillait, et il a su dire à l’hôtel de ville ce à quoi il aspirait profondément, même si les élites politiques ont échoué à faire aboutir cette aspiration à la pleine existence nationale. De Gaulle, le 24 juillet 1967, après avoir senti le désir de libération d’un peuple, a su d’une formule le canaliser et l’inscrire dans le monde. Il nous a rappelé que les grands mots ne sont pas de vaines paroles, et que celui qui sait nommer l’aspiration d’un peuple, lorsque les circonstances sont les bonnes, peut propulser l’histoire et lui permettre de marcher plus ardemment vers son destin.

Chose certaine, j’étais heureux à Colombey, et en revenant à Paris, avec Romain au volant, et Maya à l’arrière, nous avons bien parlé trois heures de cette magnifique expérience. J’ai vu d’où la France a résisté à la décomposition, j’ai vu d’où elle est parvenue à renaître, entre 1946 et 1958. J’en tire des leçons pour la philosophie politique telle que je la pratique. Car j’ai commencé ma vie intellectuelle en m’engageant en philosophie, mais je ne l’ai pas vraiment aimé : je souhaitais que la philosophie politique médite sur l’histoire, je la découvrais désincarnée, desséchée, étouffée par le corset de la philosophie anglo-américaine, qui a cru nécessaire de dégager le politique de l’histoire pour le livrer aux spéculations les plus insignifiantes sur la construction d’une société idéale dématérialisée et étrangement dépolitisée. À mon avis, pourtant, la philosophie politique peut et doit être une méditation sur l’histoire : en quelque sorte, toute philosophie politique est en même temps une philosophie de l’histoire, ce en quoi je crois me montrer fidèle aussi à Raymond Aron. Et quiconque s’intéresse à la philosophie politique, mais se ferme à l’expérience des grands hommes condamne son objet de recherche à la fadeur avant même de s’y pencher. Le gaullisme est peut-être la dernière mystique politique qui soit disponible, la seule, du moins, qui a révélé la charge sacrée de la cité, et le rôle de l’homme d’exception dans le cours de l’histoire.