Un registre du lobbyisme pour les juges

L’auteur est juriste

Un registre répertoriant les engagements extrajudiciaires des juges devient nécessaire après les révélations de Frédéric Bastien, candidat à la direction du Parti québécois, entourant les juges Rosalie Abella, Russel Brown et Nicholas Kasirer de la Cour suprême et sa plainte contre Nicole Duval-Hesler de la Cour d’appel.

Dès qu’elle invite un juge, toute organisation inscrirait au registre les lieu, heure, durée et nature de l’activité. La liste des membres du conseil d’administration et des dirigeants s’y ajouterait. Aussi, le juge déclarerait tout engagement hors du tribunal, annexerait une copie du discours qu’il prononce et les noms des personnes qu’il rencontre en aparté à cet événement. Le contenu du registre serait accessible en ligne.

La présomption d’impartialité de la magistrature exige que le registre n’admette aucune exception. Qu’il s’agisse d’une organisation philanthropique, d’une collecte de fonds ou d’une activité gratuite, le public devrait les trouver au registre. « Les juges évitent toute participation à des causes ou à des organisations susceptibles d’être impliquées dans un litige », indiquent les principes de déontologie du Conseil canadien de la magistrature.

Alors que la requête en sursis d’application de la Loi sur la laïcité de l’État a été soumise à la Cour suprême du Canada le 17 décembre, ses juges Abella et Brown allaient s’adresser aux membres de Lord Reading Law Society qui conteste la loi comme intervenante dans une autre cause. La rencontre prévue le 6 février a été reportée après la menace de M. Bastien de se plaindre au Conseil.

Nicholas Kasirer doit maintenant clarifier sa situation quant à Lord Reading : est-il encore membre ? Le site du Commissariat à la magistrature fédérale diffuse le questionnaire qu’il a rempli durant le processus de nomination au plus haut tribunal du pays1. Celui-ci mentionne qu’il est membre de Lord Reading, y a suivi de la formation et a présenté une conférence.

Le questionnaire contient des informations exhaustives sur le candidat comme en inclurait un registre du lobbyisme pour les juges. Pour préserver l’indépendance judiciaire par rapport aux pouvoirs législatif et exécutif, le registre serait administré par la magistrature.

Politisation du juge

Plusieurs juristes défendent la magistrature en prétextant que les juges sont contemporains de la société et contribuent à sa vie intellectuelle. Tout de même, un juge qui rencontre un groupe qui est partie ou intervenant à une cause devant le tribunal où il siège se compromet. Le public doit savoir qui invite les juges et connaître la teneur de leur contribution sociale hors du tribunal.

Or, lorsqu’un juge rencontre un groupe, il s’extrait du décorum judiciaire pour effleurer la politique. D’ailleurs, les groupes qui invitent les juges sont créés pour défendre un intérêt ou promouvoir une cause. La magistrature n’est plus maître des critères d’après lesquels la société évaluera les engagements des juges hors du tribunal. Désormais acteurs parmi d’autres, ils n’ont plus le dernier mot et risquent leur neutralité par leurs gestes et paroles lors d’apparitions publiques. Si certains s’étonnent que la prestance du juge soit remise en question, le véritable problème est que l’autorité de son jugement pourrait vaciller.

En effet, les groupes qui invitent les juges à leurs rencontres sont susceptibles d’être activistes et de s’appuyer sur des motifs de discrimination énoncés à la charte pour faire valoir leur droit à la reconnaissance et à l’égalité devant la loi. Cela est noble, mais laisse à penser qu’un climat clientéliste s’instaure entre ces représentants de victimes ou de minorités et des juges sensibilisés à leur cause, qui les protégeront éventuellement quand elle aboutira au tribunal.

En exerçant une influence extrajudiciaire discrète sur les juges, ces groupes forment des parties prenantes de la magistrature et les juges rencontrent des auditoires acquis à leur vision de la société. Un jeu de reconnaissance sélective entre eux se profile qu’éclairerait un registre du lobbyisme visant les juges.

En revanche, les juges Abella et Brown ont été pris sur le coup comme Nicole Duval-Hesler en décembre : le risque de contestation de leur sortie publique augmentait devant l’intérêt médiatique. Tout à coup, la rencontre leur semblait moins appropriée. Les juges ne rencontreraient pas des groupes qu’ils considéreraient comme hostiles à leur discours non plus.

Le tribunal est aussi politisé quand il tranche un litige en matière constitutionnelle, comme celui de la loi 21. Des juges nommés par Ottawa peuvent invalider une loi québécoise en se référant à une charte des droits à laquelle Québec n’a jamais consenti. L’histoire politique révèle comment la constitution du Canada a été rapatriée et les pouvoirs de l’Assemblée nationale ont été diminués par cette charte sans son accord. Un tel litige remet en question sa légitimité, en tension entre la souveraineté parlementaire et la primauté du droit.

À la défense de la juge en chef ?

La conduite des quatre magistrats soulève un doute sur leur probité. D’une part, plusieurs motifs de reproche pèsent contre la juge en chef du Québec pour sa conduite au tribunal. D’autre part, les quatre suscitent la désapprobation à cause de leur proximité auprès de Lord Reading. Les arguments de certains juristes qui ont pris leur défense dans les journaux convainquent peu.

Nicole Duval-Hesler a entendu avec deux collègues l’appel de la demande en sursis d’application de la loi. Le 21 août eut lieu la conférence de gestion de l’instance et l’audition fut tenue le 26 novembre. En séance, la juge s’est déclarée féministe et multiculturaliste avant d’admettre sa difficulté à saisir le raisonnement du procureur du Québec. Ce propos sous-entend que l’argumentaire de Me Éric Cantin a heurté les croyances personnelles de la juge qui, sans renoncer à ses convictions, devait s’abstenir de les étaler. Elle l’a harangué : « Qui souffre davantage, les allergies visuelles de certains, ou les femmes qui portent le voile ? » et « C’est quoi votre signe religieux2 ? »

Selon Martine Valois et Guy Pratte, l’audition ne modifie habituellement pas la conclusion du différend et le banc doit « questionner [sic] vigoureusement les prétentions contraires à la preuve ou au droit3 ».

À ce propos, Robert Leckey, doyen de la faculté de droit de McGill, ajoute que « les discussions de la retenue judiciaire lors d’une audience ne doivent pas cacher le fait que les demandeurs soulèvent des arguments crédibles contre la loi4 ». Cela laisse croire que la retenue d’un juge devient moins importante quand une partie ancre solidement ses prétentions dans la loi. Il ajoute que « les contestations promettent de formuler des arguments contre la loi qui trouveront leur assise non pas dans les prédilections politiques des juges, mais bien dans la constitution », sans mentionner qu’il en a lui-même formulé publiquement deux fois, dont une en présence de la juge en chef (voir ci-dessous). La Presse a intitulé le texte « L’indépendance de la magistrature », mais son auteur était mal placé pour donner la leçon.

Ces juristes se trompent, car les allergies visuelles et la question personnelle au procureur détournent le débat de la rationalité judiciaire. La juge a cessé de discuter la justesse des normes et leur compatibilité avec le droit quand elle a manifesté son irritation à travers la métaphore réduisant la laïcité à une maladie. Aucun argument rationnel ne pouvait plus convaincre.

« Bon nombre de Québécois ont, depuis la Révolution tranquille, une allergie galopante à tout ce qui est religieux. Ce n’est pas une maladie, c’est un fait », enchérit Patrice Garant5. Il se garde d’expliquer que cette période historique correspond à la sécularisation du Québec, que la laïcité confirme juridiquement.

En outre, la juge a démontré son ignorance du texte de la Loi sur la laïcité de l’État, qui compte une trentaine d’articles, quand elle a affirmé que l’un d’eux désigne nommément les femmes voilées6. La loi vise plutôt des catégories d’employés de l’État et des signes religieux.

Enfin, la juge en chef a profité de l’audition pour mentionner aux avocates du cabinet IMK, engagées par les demanderesses, qu’elle envisage une nouvelle carrière d’arbitre auprès d’elles puisqu’elle tirera sa révérence de la magistrature en avril7. Déjà, des avocats de ce cabinet avaient été nommés amicus curiæs par la Cour d’appel dans deux affaires, mais sans rapport avec la loi contestée. Cela démontre une recherche de proximité inadmissible qui déséquilibre l’égalité de la juge envers les parties.

La professeure Valois objecte que la présomption d’impartialité ne cède que devant une crainte de partialité qu’aurait un « observateur raisonnable et bien renseigné8 », mais que celui-ci ne peut avoir un intérêt dans la décision que rendra le tribunal. Pourtant, qui n’a pas d’intérêt dans cette cause politique plaidée en référence aux chartes et à la constitution ?

La conduite des juges hors cour

Le principe de l’ouverture des juges sur le monde a été transgressé dans trois conférences organisées par Lord Reading impliquant quatre juges qui statueront sur la laïcité. Comment pouvaient-ils ignorer la déontologie, la prise de position de Lord Reading contre la loi9 et son statut d’intervenant ? Y seraient-ils allés si le public n’avait pas su ? Certes, leur présence à Lord Reading était prévue depuis longtemps, mais ils auraient dû annuler dès l’inscription de la cause au greffe de leur cour.

Première conférence, le 24 septembre. – Nicole Duval-Hesler s’assoit à la table d’honneur pour écouter le doyen Leckey sur la défense des droits malgré la disposition de dérogation. Le 29 octobre, il publie l’article de son allocution dans un périodique10. Le 26 novembre, la juge en chef entend les plaidoiries sur la nouvelle question11 qu’elle avait soulevée le 21 août. C’est la même question que celle avancée par M. Leckey, selon laquelle le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas soumis à la clause dérogatoire. Or, la cause qu’elle entendait a été déposée au greffe le 21 juillet. C’est peut-être une coïncidence si Leckey et elle ont traité de la même question, mais la présence de la juge à cet événement et au suivant est injustifiable.

Deuxième conférence, le 10 décembre. – Deux jours avant son jugement, la juge en chef allait s’adresser aux membres de Lord Reading : la rencontre est « reportée ». Yves Boisvert croit qu’elle ne pouvait deviner que l’association interviendrait dans un autre recours contre la loi quand elle a accepté de s’y présenter12. Il l’excuse presque vu le sujet de son discours, qu’il considère comme ennuyeux («Comment éviter les conflits d’intérêts devant la Cour d’appel»).

Mais tandis que le chroniqueur critique la juge en chef pour son imprudence à manipuler ainsi de la « nitro-politique », Patrice Garant enfonce le bouchon : « On ne peut présumer qu’elle est en accord avec cette association13 ». Le journal Métro rapporte aussi un communiqué de Lord Reading, pour qui la présentation de la juge n’avait « rien à voir avec la loi 21 ni avec la position juridique que l’Association a adoptée à l’égard de cette mesure législative particulière14 ». Que la juge fût d’accord ou que sa présentation portât sur un autre thème importe peu.

Troisième conférence, le 6 février. – L’association milite parmi les juges de la Cour suprême, où fut portée la décision de la Cour d’appel, le 17 décembre. Le 23 janvier, le public a appris que les juges Brown et Abella parleraient devant les membres de ce groupe, lors d’un événement au bénéfice du cabinet IMK. Des juges de la Cour suprême allaient rencontrer le gotha pour des avocats qui défendent une partie contestant la loi à une soirée organisée par une association intervenant dans le litige qu’ils trancheront ?

Les attentes du public envers la magistrature sont extrêmement élevées dans une cause constitutionnelle concernant le Québec. Un magistrat ne peut invoquer l’ignorance de l’inscription du recours au greffe de son tribunal. Pas plus qu’il ne devrait se camoufler derrière la forte présomption d’impartialité et le fardeau élevé, au-delà de la simple apparence de partialité, exigé pour la renverser. Un registre du lobbyisme s’impose pour les juges autant que les groupes et organisations qui les sollicitent. La légitimité de la justice l’exige.

Chronologie

24 avril 2019 : consultations sur le projet de loi 21, Lord Reading Law Association dépose un mémoire ;

16 juin 2019 : adoption, sanction et entrée en vigueur de la Loi sur la laïcité de l’État ;

17 juin 2019 : demande en Cour supérieure de déclaration d’invalidité de la loi et de suspension durant l’instance ;

18 juillet 2019 : la Cour supérieure rejette la demande de suspension ;

21 juillet 2019 : la demande de suspension est portée en Cour d’appel ;

21 août 2019 : conférence de gestion de l’instance en Cour d’appel ;

24 septembre 2019 : conférence de Robert Leckey à Lord Reading, Nicole Duval-Hesler y assiste ;

26 novembre 2019 : audition de la demande en Cour d’appel ;

1er décembre 2019 : plainte contre Nicole Duval-Hesler par Frédéric Bastien ;

4 décembre : Nicole Duval-Hesler reporte son allocution prévue le 10 décembre à Lord Reading ;

8 décembre 2019 : Frédéric Bastien révèle que Nicholas Kasirer est peut-être encore membre de Lord Reading ;

12 décembre 2019 : la Cour d’appel rejette la demande de suspension ;

17 décembre 2019 : avis d’appel à la Cour suprême par la partie déboutée en Cour d’appel ;

20 janvier 2020 : La Cour suprême ouvre le dossier de la suspension de la loi ;

23 janvier 2020 : Frédéric Bastien révèle que les juges Brown et Abella prendront la parole à Lord Reading le 6 février, ils reportent.

Quatre dossiers

Quatre dossiers contestant la Loi sur la laïcité de l’État sont en instance. Le premier est celui d’où ressort l’appel sur la suspension de la loi :

  • Ichrak Nourel Hak, le Conseil national des musulmans canadiens et l’Association canadienne des libertés civiles ;
  • La Commission scolaire English Montreal ;
  • Andréa Lauzon, Hakima Dadouche, Bouchera Chelbi et la Coalition inclusion Québec ;
  • La Fédération autonome de l’enseignement.

 

 

 

 

 


1 Consulté le 17 février 2020 : https://www.fja.gc.ca/scc-csc/2019/nominee-candidat-fra.html

2 « Examen d’une demande de suspension de la loi 21 : une plainte contre la juge en chef de la Cour d’appel du Québec », Le Journal de Montréal, 1er décembre 2019.

3 Martine Valois, « Garder le droit à distance de la politique », La Presse, 7 décembre 2019.

4 Robert Leckey, « L’indépendance de la magistrature », La Presse, 6 décembre 2019.

5 Patrice Garant, « Haro sur la juge en chef », Le Devoir, 7 décembre 2019.

6 Lela Savic, « Loi 21 : plainte à la magistrature contre la juge en chef de la Cour d’appel », Journal Métro, 1er décembre 2019.

7 « La juge en chef de la Cour du Québec se serait placée en conflits d’intérêts », Radio-Canada, 4 décembre 2019.

8 Martine Valois, précitée.

9 Mémoire de l’Association de droit Lord Reading en ce qui concerne le projet de loi n˚ 21, Assemblée nationale du Québec, 24 avril 2019.

10 Robert Leckey, « Advocacy Notwithstanding the Notwithstanding Clause », Constitutional Forum, volume 28 (4) 2019.

11 L’appel d’une décision interlocutoire est une procédure exceptionnelle, qui astreint normalement le juge à s’en tenir aux questions invoquées par l’appelant. Encore, le tribunal retient une exception à un principe quand il soulève une question nouvelle parce que le tribunal doit rester neutre ; il ne peut le faire notamment que si l’omission à la soulever risquerait d’entraîner une injustice. En interlocutoire, la preuve manquait à la Cour d’appel pour statuer sur cette question, mentionne le jugement (Hak c. Procureure générale du Québec 2019 QCCA 2145). Pouvons-nous penser que l’article 28 a été soulevé pour affiner les arguments pour l’audition sur le fond ?

12 Yves Boisvert, « Le piège de la politisation », La Presse, 5 décembre 2019.

13 Patrice Garant, précité.

14 Henri Ouellette Vézina, « Au cœur de la controverse, la juge Duval Hesler se retire d’une conférence », Journal Métro, 4 décembre 2019.

* Juriste