Résumé
Ce n’est que par hasard que le poids des francophones s’est maintenu depuis la Révolution tranquille. En réalité, une phase d’anglicisation sans précédent depuis le rapport Durham et l’Acte d’Union de 1840 s’est enclenchée dès les années soixante (section 1). En quelques décennies, le noyau d’origine ethnique britannique a fondu, mais l’État provincial a soutenu l’expansion du réseau institutionnel anglais tout en lui adjoignant plus de 800 000 « néo-anglophones » (section 2). Dans ses champs de compétences, l’État québécois a choisi d’ignorer le déclin de la « communauté anglo-québécoise » et de ne pas adapter ses institutions et ses services en conséquence (section 3). En 2011, les « néo-anglophones » représentaient 10 % de la population québécoise actuelle. Chaque nouveau jour, l’État provincial continue d’appuyer l’expansion de la communauté anglophone et des institutions de langue anglaise. En rupture avec le mouvement de démocratisation à l’origine de la Révolution tranquille, l’État provincial menace plus que jamais la pérennité du français au Québec.
1. L’État québécois et le remplacement de la communauté d’origine britannique
L’État du Québec est le seul État d’Amérique contrôlé par les francophones, le seul lieu où ceux-ci peuvent assurer leur avenir en contrôlant leur développement économique, culturel et social. Il est vital pour les francophones que l’État québécois les protège adéquatement.
C’est toutefois l’expansion des activités des gouvernements successifs depuis la Révolution tranquille qui représente le facteur le plus significatif pour étayer l’éventualité d’une menace contre la pérennité du français au Québec. L’élargissement de l’intervention de l’État a généré des pressions assimilationnistes sans équivalent depuis la minorisation politique des Canadiens français de l’Acte d’Union de 1840. Dans ses propres sphères de compétences, le gouvernement du Québec a choisi de ne pas adapter les institutions québécoises au déclin démographique de la communauté anglo-québécoise.
Historiquement, la « communauté anglo-québécoise », à laquelle on réfère parfois sous les noms de « noyau d’origine britannique » ou de « minorité historique nationale », s’est vu conférer un statut privilégié par les constitutions canadiennes de 1867 et de 1982 : des services en anglais à partir d’un réseau complet d’institutions de langue anglaise financé par l’État québécois. En dépit de la disparition de la communauté anglo-québécoise du territoire québécois, ni les effectifs anglophones ni le réseau institutionnel anglais n’ont fléchi en termes d’importance depuis 1960, bien au contraire. L’écart entre la communauté anglo-québécoise et les effectifs anglophones continue de se construire jour après jour via le recours à une main-d’œuvre et à une clientèle extérieures au noyau d’origine. En 2011, la comparaison des effectifs de la communauté anglo-québécoise avec ceux de la communauté anglophone montre un écart colossal que des centaines de milliers de « néo-anglophones » ont comblé.
Loin d’être passifs ou inactifs, les gouvernements québécois ont dépensé des fortunes depuis la Révolution tranquille pour franciser, mais aussi, et peut-être davantage compte tenu des nombres et de leur dynamique, pour… angliciser. Les résultats sont nets : les gouvernements québécois ont créé une nouvelle communauté anglophone à partir d’une multiplicité de sources.
2. Les anglophones : déclin et remplacement des effectifs
La communauté d’origine ethnique britannique a profité de son statut politique favorable au Canada pour faciliter son implantation et transformer le pays – les provinces de l’Ouest en particulier – en pays anglais. Également installée au Québec, elle fut désignée par certains « minorité historique nationale ». Celle-ci, grâce à des dispositions politiques, constitutionnelles et économiques hautement favorables, crée une « communauté politique provinciale québécoise » anglo-franco dominée par l’anglais. Après un essor démographique considérable, le noyau britannique originel connaît un déclin dans les trois dernières décennies du XXe siècle. Ainsi, malgré l’absence de consensus quant à l’existence d’un déclin de la communauté anglophone, le remplacement du noyau d’origine, lui, est net (section 2.1). En 2011, la communauté anglo-québécoise compte dorénavant environ 250 000 membres, dont la moitié seulement est issue de parents anglophones (section 2.2). Il est vrai que ce déclin rapide s’explique en partie par 40 ans d’importantes émigrations interprovinciales (section 2.3), mais l’ajout de 800 000 « néo-anglophones » a fait gonfler les effectifs anglophones à un niveau record (section 2.4), transformant la communauté anglophone de fond en comble.
2.1 Le déclin de la « minorité historique nationale »
Il serait exact de parler de diminution des effectifs si l’on ne s’en tenait qu’exclusivement aux critères de la langue maternelle et de la langue d’usage à la maison (ou langue parlée le plus souvent à la maison), deux définitions de la « communauté anglophone ». De 1971 à 20 111, les effectifs de langue maternelle anglaise sont passés de 789 000 à 648 000, une baisse de 141 000 personnes. Le critère de la langue parlée à la maison élargit la définition de la communauté anglophone en ajoutant l’anglicisation nette de 205 000 personnes en 20 112. Selon cet indicateur, il y a cependant eu diminution des effectifs de 1971 à 2011, mais une diminution nettement moins marquée : seulement 53 000 personnes de moins.
L’utilisation de la « première langue officielle parlée » (PLOP) fait augmenter la taille de la communauté anglophone de 1971 à 2011. La « PLOP » est une variable calculée par Statistique Canada3. Elle correspond à la langue dans laquelle chaque individu s’exprime dans ses échanges avec le reste de la société. Elle est l’indicateur de la « Loi fédérale sur les langues officielles » avec lequel le gouvernement fédéral calcule les effectifs minoritaires qui ont droit à des services publics en langue anglaise au Québec, en langue française dans le reste du Canada. Elle est un miroir plus juste de ce qu’est réellement la taille de la communauté anglophone, ce que reconnaissent de nombreux anglophones4. En 2011, la PLOP permettait à la communauté anglophone d’ajouter 207 000 personnes5 aux effectifs de langue parlée anglaise : c’est le « rayonnement net » de la langue anglaise. Par rapport à 1971, les effectifs anglophones selon la PLOP sont passés de 992 000 à 1 058 250 personnes en 2011, soit 66 000 personnes de plus.
L’idée de stabilité chez les anglophones vient de la comparaison 1971-2011 de ces trois indicateurs. Or, la situation d’aujourd’hui diffère radicalement de celle prévalant avant les grandes vagues d’immigration. Contrairement aux recensements d’il y a plusieurs décennies où « être Britannique équivalait à être anglophone » et « être anglophone équivalait à être Britannique6 », les effectifs anglophones de 2011 présentaient des origines hautement diversifiées. La communauté anglo-québécoise, jadis titulaire du réseau d’institutions de langue anglaise, est maintenant largement minoritaire dans la communauté anglophone. La baisse de ses effectifs a toutefois été compensée par l’ajout de centaines de milliers de nouveaux anglophones issus des migrations, de l’assimilation linguistique et du rayonnement de l’anglais. Ce qui mène à la question suivante : à qui reconnaît-on aujourd’hui des institutions de langue anglaise ?
2.2 Pour qui le réseau de langue anglaise ? Les Anglo-Québécois et leur définition
Ne disposant pas d’une définition ni d’une mesure précises de la communauté anglo-québécoise et soucieux de ne pas adopter une définition stricte qui exclurait les métissages pourtant nombreux entre populations d’origine ethnique française et britannique7, il restait nécessaire à trouver une définition des ayants droit aux institutions de langue anglaise qui puisse satisfaire le respect des droits individuels des anglophones et les impératifs de survie de la communauté francophone8. Cette définition devait aussi accepter un certain degré de mobilité interprovinciale tout en protégeant le territoire québécois – particulièrement l’Outaouais –, reconnaître les métissages linguistiques tout en évitant de récompenser l’anglicisation individuelle et celle que certains parents ont pu choisir pour leur(s) enfant(s)9.
De même, la définition devait être « opérationnalisable » afin de déterminer en tous lieux le nombre des ayants droit et la part des deniers publics à verser au réseau institutionnel anglais, sans aller à l’encontre du français, langue publique commune. Ces ayants droit rassemblent les « citoyens canadiens de langue maternelle anglaise nés au Québec de parents nés au Canada ». Au recensement de 2006, cette « communauté anglo-québécoise » comptait un peu plus de 250 000 personnes pour 3,5 % de la population québécoise – 168 000 personnes dans la région métropolitaine de Montréal, ou 5,0 % de la population montréalaise. Sous cette définition, près de la moitié des Anglo-Québécois avaient des parents francophones ou allophones.
Quant à l’écart autrefois si faible entre Britanniques (Anglo-Québécois) et anglophones (selon la PLOP), il bondit à partir des années 1950-1960 avec l’anglicisation des grandes vagues d’immigrés. En 2006, cet écart atteignait 743 785 personnes. De 2006 à 2011, la communauté anglo-québécoise a poursuivi son déclin tandis que la communauté anglophone augmentait encore. L’écart entre Anglo-Québécois de 2006 et locuteurs anglais de 2011 a alors grimpé à plus de 807 000 personnes – une estimation conservatrice10. La communauté anglo-québécoise n’a aujourd’hui plus rien d’historique et plus rien de national. Quant à la « minorité historique nationale », elle est disparue.
Ces données génèrent de nouvelles questions : où sont passés les Anglo-Québécois ? Comment expliquer ce bond phénoménal des 800 000 « néo-anglophones », malgré l’adoption de la Charte de la langue française (la Loi 101) et d’une multitude de mesures de francisation, dont la valorisation de la connaissance du français dans la sélection des immigrants ?
2.3 Où sont passés les Anglo-Québécois ? 500 000 départs de 1966 à 2011
Les soldes migratoires interprovinciaux expliquent en bonne partie le recul de la communauté anglo-québécoise. Au moins depuis 1966, et certainement bien avant, la communauté anglo-québécoise a fait l’objet d’une émigration interprovinciale considérable. De 1966 à 2011, le total des soldes migratoires interprovinciaux était négatif de 480 000 personnes, dont 333 000 de langue maternelle anglaise11. En projetant sur l’ensemble de la période le profil linguistique de la période 1986-1991, selon la langue d’usage à la maison – 85 % d’anglophones, 11 % d’allophones et 4 % de francophones –, on estime que les soldes migratoires interprovinciaux totaux auraient été composés de 408 000 anglophones. Enfin, le demi-million constituant les soldes totaux serait essentiellement anglophone selon la PLOP. Il aurait été constitué d’effectifs de l’élite québécoise tournés en totalité vers l’anglais, attiré par les possibilités de travail et de revenus offertes dans le reste du continent.
Ce demi-million de départs est la première raison qui explique le maintien des francophones au Québec depuis la Révolution tranquille. Si tous avaient choisi de rester au Québec, la proportion de francophones aurait été inférieure – 5 % à 6 % en 2011 ! Davantage à Montréal ? Le nombre d’anglophones aurait sans doute été supérieur aux 1 058 000 locuteurs actuels de langue anglaise, première langue officielle parlée. On le voit, rien ne montre plus clairement les faiblesses des politiques d’immigration, de francisation et d’intégration qui se sont succédé depuis 1960… De la même façon que le silence des politiques révèle combien les gouvernements québécois ont tous préféré vivre avec cette soupape plutôt que de remettre en question les politiques d’immigration et de francisation.
Ces départs représentent de lourdes pertes qui ont grevé l’économie de l’ensemble des citoyens québécois qui les ont formés et les ont vus partir. Une catastrophe économique, sociale et culturelle toujours en cours. À la base, dès qu’un individu anglophone ou anglicisé se sent impuissant devant le français, dès qu’il ne peut se concevoir capable de gagner sa vie en français au Québec, sa propension à mettre les voiles grimpe en flèche. Les coûts ont été très élevés, à la fois en termes financiers (la formation de chacun), en termes humains (une partie de la population active), en termes de dynamisme économique (une ponction supérieure de l’élite)… Sous l’hypothèse que ce solde négatif de 480 000 personnes ait été composé de personnes formées pendant 14 ans en moyenne12, coûtant entre 10 000 $ et 15 000 $ par année de formation depuis le préscolaire, les départs auraient représenté des déboursés de fonds publics de 70 à 100 milliards de dollars : de gigantesques et récurrentes subventions à la formation de la main-d’œuvre au profit de l’Ontario (66 %), de la Colombie-Britannique (18 %) et de l’Alberta (15 %).
La société québécoise a fait preuve d’une vitalité plutôt extraordinaire pour avoir assumé, année après année, ce lourd handicap au profit de ses voisins. Si les temps sont à la gestion compétente de la chose publique à Québec, si les décideurs ont pour objectif de réaliser un rattrapage économique sur nos voisins, d’augmenter la croissance et la productivité nationales, ce handicap de l’économie du Québec constitue une réalité qu’il faudra bien, un jour, considérer.
2.4 D’où sont venus les 800 000 néo-anglophones ?
En vertu d’un demi-million de départs d’anglophones de PLOP à partir de 1966, la communauté anglo-québécoise aurait dû connaître un recul équivalent des effectifs anglophones. Cette diminution n’a pas eu lieu. La communauté anglo-québécoise a plutôt été remplacée par des centaines de milliers de « néo-anglophones » (tableau 1), soit par des anglophones nés dans le reste du Canada (16 %), soit nés à l’étranger (10 %) ou nés de parents nés à l’étranger (19 %) ou non-citoyens (3 %), soit par des anglicisés (24 %) de langue maternelle française ou autres (i.e. des allophones), ou encore par des adeptes de l’anglais, première langue officielle (28 %). Ce remplacement s’est appuyé sur le maintien – quand ce n’est pas l’expansion – des institutions et des entreprises fonctionnant en langue anglaise, via le recrutement d’une main-d’œuvre et d’une clientèle provenant de l’extérieur de la communauté anglo-québécoise.
Tableau 1 : La communauté anglo-québécoise et ses composantes, Québec, recensements de 2006 et 2011
Ligne |
Effectifs (nb) |
% du total (ligne 10) |
Définitions |
Recensement de 2006 |
|||
1 |
250 940 |
25 % |
1- Communauté anglo-québécoise (citoyens canadiens de langue maternelle anglaise nés au Québec, de parents nés au Canada) |
Ajouts de langue maternelle anglaise* |
|||
2 |
74 010 |
10 % |
2- Immigrés de langue maternelle anglaise (citoyens canadiens) |
3 |
140 070 |
19 % |
3- Enfants d’immigrés de langue maternelle anglaise, nés au Canada |
4 |
117 735 |
16 % |
4- Anglo-canadiens (langue maternelle anglaise) nés hors Québec de parents nés au Canada |
5 |
24 410 |
3 % |
5- Anglophones non canadiens (ressortissants sans statut, résidents temporaires) |
6 |
607 165 |
61% |
6- Total communauté anglophone – langue maternelle anglaise (lignes 1 à 5) |
7 |
180 725 |
18 % |
7- Ajouts – substitutions linguistiques nettes vers l’anglais |
8 |
787 890 |
79% |
8- Total communauté anglophone – langue d’usage anglaise* (lignes 6 et 7) |
9 |
206 835 |
21 % |
9- Ajout – rayonnement net de l’anglais |
10 |
994 725 |
– |
10- Total communauté anglophone – locuteurs première langue officielle parlée anglaise* |
11 |
743 785 |
75% |
11- Néo-anglophones : écart entre effectifs de première langue officielle parlée anglaise et effectifs de la communauté anglo-québécoise (ligne 10 moins ligne 1) |
Recensement de 2011 |
|||
12 |
1 058 250 |
– |
12- Total communauté anglophone 2011 – locuteurs première langue officielle parlée anglaise* |
13 |
807 310 |
109 %** |
13- Néo-anglophones 2006-2011 : écart entre effectifs de première langue officielle parlée anglaise 2006 et effectifs de la communauté anglo-québécoise 2011 (ligne 12 moins ligne 1) |
Note : Répartition des réponses multiples : * langue maternelle et langue d’usage : redistribuées au prorata des réponses mentionnées ; première langue officielle parlée : réponses multiples anglais/français réparties moitié/moitié entre réponses anglaises et réponses françaises. ** En % des 743 785 « néo-anglophones » de 2006.
Sources : Recensement de 2006 : Commande spéciale de l’Institut de recherche sur le français en Amérique, données adaptées de Statistique Canada, Population de citoyenneté canadienne dans les logements privés occupés selon la langue maternelle (4), le lieu de naissance (4) et le statut des générations (4), total Québec, recensement de 2006. « Cela ne constitue pas une approbation de ce produit par Statistique Canada. » 2011 : données du Recensement de 2011.
Par conséquent, les centaines de milliers d’emplois disponibles dans le réseau économique anglais13 (incluant les emplois du réseau institutionnel anglais) ont renforcé l’usage de l’anglais hors de la communauté anglo-québécoise, au travail ou à l’école, dans les loisirs et la consommation, comme langue d’assimilation. Passée la sélection des immigrants, les percées du français se limitent en gros aux enfants obligés de fréquenter les écoles primaires et secondaires françaises en vertu de la loi 101, à l’exception des enfants élevés directement en anglais par leurs parents. Ces enfants n’adoptent presque jamais le français comme langue d’usage, ce qu’ont confirmé les recensements de 1996, 2001 et 2006.
L’enjeu primordial renvoie donc à l’utilité des langues au travail. En quelques décennies, le Québec s’est créé une nouvelle communauté anglophone à partir d’éléments épars plus ou moins exogènes, en gros travaillant pour la communauté anglo-québécoise. L’écart de plus de 800 000 néo-anglophones en 2011 est le reflet d’une anglicisation phénoménale !
3. Adaptation conséquente des institutions anglo-québécoises ?
Alors qu’elle comptait près de 650 000 recensés d’origine ethnique britannique et 800 000 de langue maternelle anglaise en 1971, la communauté anglo-québécoise n’en avait plus que 251 000 personnes en 201 114. Une telle diminution du noyau britannique – à qui la Constitution canadienne avait accordé un statut particulier – aurait commandé l’adaptation conséquente des services publics. Similairement, une municipalité passant de 800 habitants à 250 habitants en 40 ans aurait perdu son école primaire, son CLSC, son bureau de poste, sa desserte de bus ou son quai, la plupart de ses services publics. Pour la communauté anglo-québécoise, dont les membres connaissent normalement le français, il ne s’agit pas de couper les services de langue anglaise, mais de revoir le financement de ceux-ci de manière conséquente avec l’évolution et la taille de la communauté ainsi qu’en accord avec les impératifs de survie de la communauté francophone.
Une évolution concordante avec la démographie anglo-québécoise aurait accordé, en 2011, 7000 étudiants aux deux universités McGill et Concordia en lieu et place des 85 000 actuels15 – la balance des 78 000 étudiants aurait fréquenté les universités de langue française. De même, des dizaines de départements de McGill et Concordia sont maintenus en vie grâce aux milliers d’enseignants, de chercheurs, de travailleurs administratifs et d’étudiants repêchés à l’extérieur de la communauté. Ces départements sont, de surcroît, l’objet d’un riche surfinancement du fédéral et du secteur privé. La même chose vaut pour toutes les institutions où l’anglais est la principale langue de travail. Dans le cas des hôpitaux, seuls un ou deux devraient être administrés en anglais. Partout la surfréquentation du réseau anglais se fait au détriment du réseau français.
En ce qui a trait aux municipalités et aux quartiers disposant du « statut bilingue » prévu par la loi 101 (mais originellement temporaire), aucun ne devrait aujourd’hui en disposer puisqu’aucun ne compte plus de 30 % d’Anglo-Québécois – la plupart en comptent moins de 10 %. Quand on sait que ce sont précisément ces lieux qui traitent le plus mal leur communauté francophone, il est incompréhensible que ce statut ne leur ait pas été déjà retiré, et encore moins que la situation des francophones n’y ait pas fait l’objet d’études et de suivis constants, et la situation du français, d’une protection maximale.
Quant aux 35 % à 40 % des circonscriptions fédérales et provinciales invariablement libérales, non sollicitées par les partis du fait du vote bloc « quasi immuable » des non-francophones, leur nombre aurait chuté sans ces 800 000 néo-anglophones. La dynamique électorale aurait été plus compétitive et la dynamique politique, plus favorable au nationalisme. En outre, les victoires libérales de 1989, 2003, 2007, 2008 et 2014 auraient été plus fragiles16 ; certaines n’auraient jamais eu lieu.
Le remplacement du noyau d’origine britannique par les néo-anglophones a évidemment renforcé l’anglais, langue de travail au gouvernement et dans les entreprises privées, langue de consommation et des loisirs. En outre, les entreprises et les travailleurs nés à l’étranger sont généralement pro-choix en matière de langue. Leurs attitudes témoignent souvent d’une connaissance toute relative de la langue française, d’une connaissance du Québec souvent embryonnaire ou inexistante, de faibles référents au pacte entre les deux nations fondatrices du Canada, et d’une expérience du nationalisme minoritaire souvent négative et calquée sur le cadre non démocratique du pays d’origine, c’est-à-dire d’un cadre où les différends avec les minorités sont réglés par la force. Naturellement, les ressortissants des « pays mosaïques » (ou multinationaux, la Chine, l’Inde, la Russie, etc.) apprécient autant le discours fédéral sur la primauté des droits individuels et la beauté du multiculturalisme au sein d’États unitaires qu’ils réagissent négativement aux perturbations appréhendées accompagnant les nationalismes minoritaires, les partisans du biculturalisme et du fédéralisme.
4. L’État québécois, la menace la plus grave contre le français
La disparition de la communauté anglo-québécoise – moins de la moitié de 3,5 % de la population du Québec – et son remplacement par plus de 800 000 « néo-anglophones » mettent en lumière la faiblesse du creuset culturel français qu’ont construit les gouvernements québécois successifs. Ces 800 000 Anglo-Québécois auraient dû se joindre à la majorité francophone. Au contraire, ils se sont anglicisés ou ne se sont pas francisés, vivant en anglais à même les institutions conçues pour la communauté britannique d’origine, disparue.
À partir de la Révolution tranquille, l’État provincial a acquis une importance nouvelle, et son expansion s’est réalisée dans les deux langues, en français et en anglais. Cette expansion du réseau anglais, dans le contexte du départ des 500 000 anglophones selon la PLOP, a amené le remplacement de la communauté d’origine. Cet extraordinaire appel de main-d’œuvre parlant anglais a lancé le début d’une phase d’assimilation phénoménale vers l’anglais, la plus imposante depuis le rapport Durham et l’Acte d’Union de 1840. Cette dynamique assimilationniste favorable à l’anglais était pourtant contraire à l’évolution démographique de la communauté britannique, et contraire aux efforts de francisation.
À force d’entendre parler de leurs seuls succès, les francophones ont fini par croire que la francisation avait été LE phénomène le plus important des 40 dernières années. Or, il faudrait plutôt admettre que la dynamique d’anglicisation lui a été bien supérieure. Le rôle de l’État provincial dans les services de proximité fait une énorme différence dans les choix linguistiques individuels, sans doute en raison de l’étendue des services offerts par le gouvernement provincial. L’offre de services dans les deux langues, à chaque citoyen et non-citoyen, aux municipalités aux gouvernements subordonnés ou extérieurs, aux entreprises et autres personnes morales, a massivement soutenu le libre choix de chacun pour tous les services publics (à l’image des services du fédéral) comme pour la vie économique en général.
Ce que l’État a refusé en matière d’accès aux écoles primaires et secondaires publiques pour les francophones et pour les immigrés, il l’a accordé, et même promu, pour toutes ses autres activités. L’État du Québec a ensuite favorisé le développement des institutions anglaises, plus performantes parce que dégagées des pertes de l’État et bénéficiaires d’un large soutien financier du fédéral et du privé. Ayant créé ces foyers d’anglicisation majeurs, les gouvernements québécois ont évacué eux-mêmes l’idée de faire du français un creuset pour toutes les populations natives et immigrées, sans égard aux origines ou aux langues. À défaut de quoi, le seul creuset existant était le creuset anglais.
L’État québécois a rompu avec le mouvement de démocratisation à la source de la Révolution tranquille et du mouvement indépendantiste. Il a rompu avec ses citoyens, ceux qui mènent le combat pour la langue française, la justice sociale, l’égalité des chances et la démocratie, sans égard à leur affiliation partisane, leurs origines ethniques, religieuses ou linguistiques. L’État du Québec est assimilationniste. Il s’est avéré la plus grave menace contre la pérennité du français. Si son œuvre des cinquante dernières années est garante de l’avenir, il y a péril en la demeure. Il n’en est que plus urgent de redonner sens à la démocratie québécoise.
1 Après redistribution des réponses multiples au prorata des réponses mentionnées. Les comparaisons d’un recensement à un autre restent boiteuses compte tenu des changements considérables de méthodologie introduits par Statistique Canada.
2 L’anglicisation nette est la différence entre les effectifs de langue maternelle française ou tierce (c.-à-d. autre qu’anglaise), mais de langue parlée anglaise le plus souvent à la maison. Les 205 000 personnes anglicisées sont des substitutions nettes, soit la différence entre les effectifs de langue d’usage anglaise moins les effectifs de langue maternelle anglaise. Les personnes anglicisées sont pourtant plus nombreuses ; on trouve 290 295 substitutions brutes au lieu de 187 290 substitutions nettes vers l’anglais. La différence, 103 005 personnes anglicisées de plus, représente les pertes d’anglophones selon la langue maternelle au profit du français langue d’usage à la maison (et des langues tierces, plus rares).
3 Sur la base de la langue d’usage, de la langue maternelle et de la connaissance des langues.
4 Voir les contributions d’intellectuels anglophones de partout au Québec et au Canada dans la revue Canadian Diversity/Diversité canadienne, vol. 8, no 2, printemps 2010.
5 En ajoutant aux réponses uniques anglaises la moitié des réponses multiples anglais-français.
6 Jusqu’en 1941, les effectifs anglophones équivalaient aux effectifs britanniques. En 1961 et en 1971, 81 Britanniques équivalaient à 100 anglophones selon la langue maternelle. En 1981, une nouvelle baisse : 69 Britanniques pour 100 anglophones. Voir Statistique Canada, recensement de 1931 à 1991.
7 Par exemple, la moitié des effectifs d’origine britannique recensés en 1991 dans le Québec hors Montréal avaient le français pour langue maternelle. Du reste, la définition de l’« origine ethnique » a été complètement modifiée par Statistique au recensement de 1996. Désormais sans lien avec les recensements antérieurs, définie par les recensés en référant à leurs origines « culturelles », l’origine ethnique ne révèle plus l’assimilation intergénérationnelle et supprime l’idée de réparation des torts historiques faits aux minorités francophones. Ainsi, quand les effectifs d’origine française passent de sept millions en 1991 à moins de quatre millions en 1996, les ravages de l’assimilation en sont d’autant diminués.
8 Et l’assimilation linguistique normale de tous les nouveaux arrivants à la majorité francophone.
9 À défaut de quoi elle aurait ouvertement encouragé l’anglicisation délibérée des immigrés, et celle des enfants d’immigrés par leurs parents.
10 Ces effectifs anglo-québécois sont surestimés : 1) ils reposent sur l’hypothèse fausse qu’ils n’ont pas diminué de 2006 à 2011. 2) Ils postulent que tous les locuteurs de langue maternelle anglaise, incluant les Anglo-Québécois, conservent celle-ci comme langue d’usage. Or environ le tiers des recensés de langue maternelle anglaise a effectué une substitution linguistique vers le français. En nombres absolus, si 290 000 locuteurs (substitutions linguistiques brutes) se sont anglicisés, environ 103 000 se sont francisés. Les effectifs de la langue maternelle anglaise ne sont donc pas tous de langue d’usage anglaise (idem francophones), ce qui rehausse l’apport des autres groupes : des 607 165 anglophones selon la langue maternelle anglaise, il ne reste que 504 160 anglophones selon la langue d’usage (103 005 de moins) ; les 787 890 anglophones selon la langue d’usage comprennent non pas 190 000 anglophones de moins selon la langue maternelle, mais 290 000. 3) La moitié des effectifs anglo-québécois avaient des parents francophones ou allophones ; les intégrer dans la communauté anglo-québécoise permet de reconnaître comme anglophones des parents francophones ou allophones. 4) Les données du tableau ne comprennent que les résidents du Québec. Chacun des ajouts de langue anglaise ne comprend donc pas les effectifs ayant migré vers les autres provinces canadiennes.
11 276 000 entrées au Québec contre 608 000 départs.
12 Alors qu’un baccalauréat de trois ans couronne plutôt 17 ans de formation.
13 Le maintien au Québec des Anglo-Québécois aurait peut-être pu éviter d’entraîner l’intégration d’autant de néo-anglophones dans le réseau anglais.
14 En 1991, seulement 286 075 personnes d’origine ethnique britannique – réponses uniques, et 485 046 après redistribution des réponses multiples. Remerciements à Charles Castonguay pour la répartition des réponses multiples du recensement de 1991.
15 Ces étudiants de McGill et de Concordia, qui n’étaient qu’environ 17 000 au début des années soixante-dix, correspondaient à partir des années 2000 à plus de la moitié de la taille de la communauté anglo-québécoise de Montréal (168 000 personnes).
16 Toutes des élections générales où la majorité des francophones n’a pas voté pour le Parti libéral.