Une « révolution citoyenne » en plein désert politique

À l’hiver 2017, les membres du collectif « Faut qu’on se parle » s’élançaient, dans un esprit tout à fait deuxmilledouzard : « Québec, fallait qu’on se parle. Maintenant, va falloir qu’on bouge1 ». L’équipe qui entourait alors Gabriel Nadeau-Dubois (GND) venait tout juste de faire le tour du Québec, cumulant les assemblées citoyennes, desquelles émergeaient des enjeux cruciaux pour bon nombre de concitoyens qui avaient participé aux événements. Cette initiative citoyenne, sociale-démocrate, indépendantiste et non partisane visait à reconnecter les citoyens à une sphère politique dont plusieurs se sentaient aliénés.

Nous avions là les balbutiements d’un rêve, celui d’un front citoyen permettant au peuple québécois de reprendre le contrôle de son destin. Le chemin de ce rêve semblait tout tracé : un mouvement de fond avait surgi des associations étudiantes durant le Printemps érable de 2012, il s’était disséminé dans la société civile en marge de l’État, et, lentement mais sûrement, semait ses germes, jusqu’à la conquête du pouvoir. Les milléniaux et les Z auraient enfin leur Révolution tranquille bien à eux, une « révolution citoyenne » ancrée dans le Québec de ce début de XXIe siècle. Ce serait là l’actualisation québécoise d’une « révolution citoyenne » promue par de nombreux néoprogressistes occidentaux.

Mais voilà que la concrétisation politique de ce rêve, sous la forme qu’elle a prise chez Québec solidaire (QS), a brisé cet élan. Elle a fini par en absorber les forces vives, jusqu’à les assécher, à un point où cette « révolution citoyenne » prend désormais racine dans un véritable désert politique. Une décennie après un mouvement social historique, tel que le Québec moderne a rarement expérimenté, c’est un examen de conscience douloureux qui s’impose.

Un rêve brisé par ses militants

GND fit le pari de QS, comme concrétisation partisane de ce rêve qui devait porter le Québec de demain. Mais, en aucun cas, n’était-il question pour lui d’enfermer le projet citoyen qu’il portait dans les œillères d’une chapelle partisane. Ce parti n’avait pas le monopole du qualificatif « solidaire ». Il allait certes constituer un véhicule important pour le grand chantier social et citoyen qui se dressait à l’horizon, mais il en serait un parmi tant d’autres dans ce grand mouvement de fond. C’est ce mouvement qui allait tirer les partis vers le haut, et non pas le contraire.

L’arrivée de GND en politique active tombait à point. Jean-François Lisée, qui venait de se faire élire chef du Parti québécois (PQ), avait lui aussi l’idée d’un grand projet transpartisan. Son projet n’avait pas la radicalité du grand rêve citoyen promu par le néoprogressisme québécois, mais il perpétuait la volonté de rupture historiquement incarnée par le PQ. Lisée ne voulait pas précipiter les Québécois dans un troisième référendum perdant. Il visait à édifier les fameuses « conditions gagnantes » pour le basculement de la libération nationale. Un gouvernement péquiste, en 2018, n’aurait pas été celui d’un référendum. Il devait avant tout bâtir le camp du « oui » à travers nombre d’organisations de la société civile, et conjointement avec tous les partis qui épouseraient la cause.

Au printemps où GND lançait sa carrière politique, les astres semblaient s’aligner vers une convergence des forces souverainistes. L’alliance stratégique du PQ et de QS pour l’élection de 2018 était sur toutes les lèvres. Lisée lui-même en faisait l’un des piliers de son projet. La majorité de l’électorat attaché aux deux partis était favorable à ce type d’alliance2. Un nombre important de citoyens investirent les instances de QS. À l’arrivée de GND, la vente de cartes de membres explosa3, suivant ce qu’on appelait à l’époque l’effet « GND ». À l’ombre des médias, le collectif Oui-Québec avait réussi à établir une feuille de route pour tous les indépendantistes, tel que le souhaitait Lisée, regroupant l’ensemble des partis et des organisations de la société civile prônant l’indépendance. L’édification d’un grand front citoyen et national se concrétisait enfin, une première depuis les années 1990.

Avant de faire l’annonce publique de la feuille de route, les militants de Oui-Québec n’attendaient plus que l’accord officiel de QS, qui, à ce stade, ne semblait plus qu’une simple formalité, la formation politique ayant déjà apposé sa signature. C’était là mal comprendre le fonctionnement interne d’un parti comme QS. Nous parlons là d’une organisation politique horizontale qui favorise davantage sa démocratie directe interne que le lien du député avec ses électeurs. Les représentants du parti ayant officiellement le plus de poids, en tant que « porte-paroles », ont beau incarner des idées, un programme et une stratégie que les électeurs favorisent, c’est finalement le choix des militants en congrès qui dicte le programme. Comme l’histoire l’aura retenu, le congrès national du 21 mai 2017 aura brisé l’élan national qui se déployait sous nos yeux. GND et ceux qui l’appuyaient n’auront pas explicitement défendu leur option, sous prétexte de s’en remettre à la souveraineté de l’assemblée. Le PQ étant désormais réduit par plusieurs militants solidaires à une organisation actualisant ces « deux bêtes » péquistes que seraient le « néolibéralisme » et le « racisme », l’alliance tactique devenait impossible, la stratégie pour l’indépendance nationale encore moins.

La suite des choses allait accélérer l’état de ruines du mouvement souverainiste. La coalition entourant Oui-Québec s’effondra. De grandes figures du mouvement « Faut qu’on se parle » refusèrent de se joindre à l’aventure de GND. C’est connu : l’élection de 2018 mit finalement en scène la lutte entre QS et le PQ. Il en résulta l’augmentation historique, mais modeste, de la députation solidaire, au prix de la décomposition objective du camp souverainiste. La CAQ occupe désormais tout le terrain de la question nationale.

Plutôt que d’opter pour la coalition et la convergence, QS choisit de se creuser son propre sillage. C’est un pari au long terme, celui d’une révolution citoyenne ancrée dans un populisme de gauche. Passons un moment par-dessus la critique normale que tout amoureux du peuple ferait de ce projet : qu’il est en soi condamnable de soumettre la volonté populaire à la consécration d’un projet partisan précis. Nous y reviendrons plus bas. Adoptons un instant le point de vue de nombreux néoprogressistes qui conditionnent le projet de pays à la réalisation de l’utopie qu’ils prônent. Concentrons-nous un moment sur l’enjeu d’un front de gauche, en dépit de la question nationale.

La stratégie de QS fonctionne-t-elle ? Pour évaluer le choix de QS, il faut qu’il soit conséquent avec l’objectif initial de fonder un grand front citoyen. Il faut alors pouvoir répondre par l’affirmative à ces deux questions : 1) le projet permet-il de coaliser ? 2) est-il en phase avec l’univers mental de la majorité du peuple ? Si la réponse est négative, ce projet de révolution citoyenne constitue un prêche dans le désert. De par l’enfermement de ce projet dans une gauche très restreinte et de par la radicalisation culturelle dans laquelle le néoprogressisme s’enferme, il semble impossible de répondre positivement à ces deux enjeux stratégiques.

Une gauche étroite

Qu’un certain néogauchisme ait rejeté les structures traditionnelles de l’action politique occidentale n’est pas qu’un phénomène québécois. Cette attitude constitue une réaction au constat d’une « gauche de gouvernement » accusée d’avoir intégré certains paramètres du néolibéralisme et de s’être trahie elle-même concernant la question sociale. C’est la critique qui fut faite à l’endroit du Parti socialiste français depuis Mitterand et sous la gouverne de François Hollande, des travaillistes anglais sous Tony Blair, des démocrates sous Bill Clinton et Barack Obama. C’est l’analyse que de nombreux néoprogressistes font du Parti québécois. Ils pensent alors à l’austérité imposée par Lucien Bouchard à la fin des années 1990 et par l’éphémère gouvernement Marois de 2012-2014 ou bien à la brève prise en charge du parti par l’antisyndicaliste et milliardaire Pierre-Karl Péladeau. Il devient alors logique de détruire les structures partisanes de cette ancienne gauche afin d’en fonder de nouvelles. C’est à partir de cette prémisse que QS vise à détruire le PQ.

S’il s’agit là d’une approche politique qui a sa propre logique dans le monde des idées, il en est tout autre sur le plan pratique et face au véritable portrait de cette ancienne gauche tant honnie. Il est de ces contextes où, non seulement n’est-il pas tout à fait juste d’affirmer que les structures traditionnelles de la gauche gouvernementale ont entièrement évacué le soucis sérieux pour la question sociale, mais dans lesquels le cadre institutionnel et social rend contre-productif, voir même suicidaire, de tout miser sur une nouvelle organisation politique parallèle. C’est face à ce genre de scénario que des populistes de gauche comme Jeremy Corbyn ou Bernie Sanders ont lucidement opté pour une reprise en main du principal parti de gauche de leur pays. C’était là l’aventure politique de Sanders au sein du parti démocrate américain et de celle de Corbyn chez les travaillistes anglais, tentant de raviver la fibre sociale de ces deux organisations politiques. C’est en ayant la question nationale en tête que Paul Saint-Pierre-Plamondon, autrefois « orphelin politique », intégra le PQ en vue de sa « refondation », pour finalement en devenir le chef.

Dans d’autres contextes, la gauche gouvernementale a trahi à ce point sa propre cause qu’elle devient irrécupérable. Il devient alors rationnel d’opter pour un nouveau navire politique, surtout quand l’aménagement institutionnel le permet (par exemple, avec un système proportionnel du vote). C’est la trajectoire que le tribun français Jean-Luc Mélenchon a empruntée face à un Parti socialiste (PS) converti au néolibéralisme. En fondant le mouvement La France insoumise (LFI), Mélenchon s’affirmait comme le nouveau pôle d’attraction pour une gauche populiste conquérante, déclassant le PS. Mais même dans un contexte aussi favorable à ce type de rupture, l’incorporation du mouvement citoyen au sein d’une seule chapelle politique ne permet pas de servir adéquatement la cause. Ayant échoué pour la troisième fois à gagner la présidentielle française, Mélenchon n’eut pas le choix de fonder une grande coalition des gauches : la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (NUPES). Et encore là, ce n’est pas suffisant pour s’assurer d’une conquête du pouvoir.

Pour que ce pari de tout miser sur une gauche alternative soit viable, il faut regarder le contexte institutionnel. Dans un système électoral uninominal et majoritaire comme le nôtre, il faut avoir de bonnes raisons pour se permettre de ne pas coaliser les forces de notre camp. Et lorsque l’on décide de faire cavalier seul, il faut avant tout s’assurer que les forces partisanes traditionnelles de gauche ont bel et bien abandonné leurs idéaux sociaux. Concernant le PQ, il est tout à fait déraisonnable d’affirmer une telle chose. Malgré ses virages à « droite », le PQ n’a jamais cessé d’afficher globalement une identité fermement sociale-démocrate. Même sous Lucien Bouchard, le PQ a mis en œuvre l’un des chantiers sociaux les plus ambitieux de l’histoire du Québec, dont les sociaux-démocrates du monde entier s’inspirent : le réseau des CPE.

Et de toute façon, la question, avec le PQ, n’est pas de savoir si la formation politique est en phase avec sa mission initiale de gauche. C’est se leurrer sur sa raison d’être. Le PQ n’est pas à proprement parler un « parti de gauche ». Il s’agit plutôt d’une coalition de tendances diverses dont la réalisation de la souveraineté politique du Québec et la sauvegarde de son identité nationale servent de liant. La façon dont doit être posé le problème est de cerner si son aile gauche a l’initiative ou non au sein de la formation politique. En phase avec la volonté générale de l’édification d’un État-providence vigoureux, elle a presque toujours eu cette initiative au sein du PQ. Aujourd’hui, c’est encore plus vrai que jamais. Et pour les progressistes pour qui c’est la préséance même de la cause nationale sur la gauche qui est scandaleuse, qu’ils ne fassent pas les étonnés si, ensuite, plusieurs doutent de leurs convictions « indépendantistes ».

En refusant toute collaboration, QS mise sur l’idée que le PQ constitue un parti de « droite » contre lequel la vraie « gauche » – celle de QS, bien sûr – doit lutter. Pour que cette proposition soit politiquement rentable, elle doit être minimalement crédible pour les non-initiés, sans quoi l’on prend les apparences d’une secte. Le problème c’est que QS consolida la rupture au moment même où le PQ, sous Lisée, se désistait du bref éloignement de son champ gauche. Pour ceux qui ne gravitent pas dans l’écosystème de la gauche radicale, ce qui se dessine depuis l’élection de 2018 donne l’impression d’une lutte contre des moulins à vent. L’on finit par se demander s’il était juste de qualifier de « droite » et de « néolibéral » un parti dirigé par l’auteur de Comment mettre la droite K.O. en 15 arguments4. Était-il raisonnable de qualifier de la sorte une formation politique qui se donnait pour mission de lutter contre les « fédéralistes de droite » et pour qui c’était la mission même de l’État qui était en jeu sous les libéraux, la survie même de notre modèle d’État-providence ? Poser la question, c’est y répondre.

Durant l’élection de 2022, ce décalage d’avec le réel d’une gauche aussi restreinte semblait encore plus flagrant. Face au PQ de Paul St-Pierre Plamondon (PSPP), QS fit d’un parti faisant pourtant le pari d’une sociale-démocratie à la scandinave un ennemi du front citoyen dont il rêve. Le programme du PQ pour l’élection de 2022 était si à gauche et si ambitieux sur le plan environnemental5 qu’une part importante de l’électorat et de nombreux commentateurs commencent sérieusement à se poser la question de savoir ce qui justifie que deux formations politiques aussi fermement sociales-démocrates et écologistes, et qui de surcroît visent l’indépendance du Québec, mènent une telle lutte à mort électorale. Et ça, ce n’est que l’histoire d’une élection. Si le simple rituel électoral d’une province mène à une telle excommunication de gens pourtant à gauche, comment peut-on s’imaginer un instant pouvoir fonder un front citoyen de grande amplitude ?

Si QS ose réserver ce sort au PQ, qu’en est-il de tous ces autres Québécois qui, dans leur majorité, n’ont pas la gauche pour religion politique ? À ce titre, c’est l’idée même d’une révolution citoyenne contre le champ droit qui devient absurde. Nous ne sommes plus à l’ère des réformes et de l’austérité libérales. La CAQ forme un gouvernement qui a gouverné économiquement au centre gauche et qui redonne du souffle à notre modèle d’État-providence, en investissant massivement dans ses secteurs névralgiques. Où est-il ce monstre « néolibéral » que QS veut tant abattre ?

Un néoprogressisme déraciné

Avec les résultats de l’élection québécoise de 2022, qui confirment la stagnation de QS, il n’a jamais été aussi clair que la formation politique formait un parti des villes, une quinzaine d’années après sa fondation, et n’arrivait toujours pas à s’en extirper. Il progresse à Montréal, dans des terres historiquement libérales, dans le centre-ville de Québec et dans une ville universitaire comme Sherbrooke. C’est à peu près tout.

Il se trouve encore de nombreux surpris parmi les progressistes, comme si nous n’avions pas des décennies de sociologie électorale derrière la cravate faisant la démonstration d’un détachement de la gauche de sa base sociale historique. Ici, nous ne tombons pas des nues. Que l’on pense à la fameuse division entre somewhere et anywhere proposée par le journaliste David Goodhart6 ou à celle entre centres urbains et périphéries dont le géographe français Christophe Guilluy7 fait l’analyse, nous ne pouvons plus passer à côté d’un fait majeur que la mondialisation a structuré en Occident : les grands flux de la globalisation de l’économie planétaire ont créé des pôles urbains connectés à un village global parallèle, pôles dans lesquels nombre de nos élites se sont enfermées. Une ligne de fracture s’actualise alors entre les couches sociales cosmopolites que ces élites trainent avec elles et la majorité du peuple qui demeure enraciné à une culture nationale, à une histoire et à des habitus sociaux cumulés sur le long terme. L’Université et le monde des médias forment l’avant-garde de cette sécession mentale d’avec le peuple enraciné.

Le néoprogressisme culturel auquel s’attache QS prend racine dans ces centres urbains cosmopolites. Fini l’enracinement dans les classes populaires et le prolétariat. Terminée cette époque de la Révolution tranquille où la gauche québécoise s’identifiait à un certain ouvriérisme et au nationalisme. La gauche néoprogressiste québécoise, comme ailleurs en Occident, a fini par majoritairement s’attacher à l’édification d’une « diversité » sociale et au combat de « minorités », plutôt qu’à la défense des intérêts et du monde culturel de la majorité historique des peuples occidentaux. Ce qu’on nomme le « wokisme » ou la pensée intersectionnelle ne constituent que les avatars les plus récents de ce processus. Si l’enfermement dans une gauche étroite empêche toute idée de coalition, c’est cette adhésion sans nuances au néoprogressisme culturel qui détache définitivement QS de l’univers mental d’une majorité de Québécois. Et c’est d’ailleurs l’enjeu principal qui rend difficilement envisageable l’idée d’une convergence PQ-QS.

Ça ne veut pas dire que la gauche radicale constituée en parti ait abandonné la volonté de transformation des conditions matérielles de nos sociétés. C’est simplement que son néoprogressisme culturel empêche la réalisation de son agenda social, tant les majorités populaires et nationales y sont hostiles. C’est ce qui se constate un peu partout en Occident. Au Royaume-Uni, c’est ce qui a mené à la perte de Jeremy Corbyn au sein du Parti travailliste. Son agenda social avait beau susciter un certain engouement, la propulsion d’un populisme de gauche à l’anglaise fut freinée par l’opposition des militants du parti au Brexit, pourtant un projet qui avait l’adhésion de la majorité des classes populaires. En France, le mouvement La France insoumise (LFI) mené par Jean-Luc Mélenchon n’a pas su percer le plafond l’empêchant de prendre le pouvoir. Le mouvement s’est éloigné de la gauche patriote qui la caractérisait pour s’enfermer dans un néoprogressisme intersectionnel qui le fait s’éloigner de la promotion ferme de la laïcité française et de son souverainisme critique de l’Union européenne, et qui l’aveugle face aux problèmes de sécurité publique que de nombreux Français vivent. Aux États-Unis, le néoprogressisme démocrate, couplé au racialisme et à des politiques publiques faméliques, empêche la gauche de connecter avec les classes populaires de l’Amérique profonde, emportées par le populisme trumpien.

Au Québec, QS agit de façon analogue. En radicalisant ses postures néoprogressistes, il s’est mentalement et politiquement séparé de la base sociale majoritaire qui pousse vers l’édification d’un modèle de laïcité distinct en Amérique. Le 30 mars 2019, les militants solidaires organisés en conseil national abandonnaient leur position historique attachée au feu consensus Bouchard-Taylor, refusant désormais toute contrainte liée au port de signes religieux au sein de la fonction publique. Ce mouvement qui se veut « citoyen » s’aliénait ainsi un potentiel de 75 % du corps électoral, réduit à une engeance intolérante.

Le néoprogressisme qu’elle fait sien plonge également la formation politique dans une posture immigrationniste incompatible avec le nationalisme civique qu’elle prétend défendre. Malgré notre déclin linguistique et les difficultés d’intégration de l’immigration auxquelles font face nos institutions, QS veut augmenter drastiquement nos seuils d’immigration, pourtant déjà parmi les plus élevés de l’OCDE en proportion de la population, les faisant passer de 50 000 à 80 000, seuil que les libéraux n’ont jamais eux-mêmes osé. QS ne souhaite pas non plus trop raffermir les contraintes institutionnelles servant la protection de la langue, de crainte d’alimenter un « racisme systémique ». QS refuse ainsi de prioriser la sélection d’immigrants francophones et s’oppose au mouvement syndical enseignant exigeant l’application de la loi 101 au cégep8. Par conséquent, une prise de pouvoir par QS aurait pour effet d’accélérer l’anglicisation. Pour le fond nationaliste du Québec, l’on en vient à se demander à quoi sert le projet de pays « solidaire » s’il s’avère constituer une consécration de notre assimilation.

Que les différentes thématiques sociétales portées par ce progressisme nouveau genre ne rejoignent pas les masses enracinées est un secret de polichinelle pour toute personne pragmatique qui vise l’action politique. C’est de cette façon que, pour les élections de 2022, QS fit le choix stratégique de camoufler une part de son identité politique afin de se rendre présentable aux yeux de l’électorat. C’est ainsi que fut effacé de YouTube le contenu du podcast de GND, le « Comité des idées dangereuses », qui traitait de divers enjeux chers au néoprogressisme comme le définancement de la police, la décroissance, l’interdiction des voitures à essence, le revenu universel garanti, le salaire maximum, le véganisme, la désobéissance civile, etc. En pleine campagne électorale, l’on en vint même à nier les dérapages récents du camp néoprogressiste, comme ce fut le cas lors de la foire d’empoigne entre GND et Paul St-Pierre Plamondon entourant la liberté académique et la pérennité de l’œuvre Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières, présentement censurée. GND fit l’étonné, comme si son camp n’avait pas passé les dernières années à tenter d’imposer un puritanisme langagier et conceptuel.

Ce glissement peut donner l’impression d’un atténuement des postures intersectionnelles les plus radicales de QS. Mais ne nous méprenons pas. C’est là un masque plutôt qu’une transformation. Il ne suffit que de peu de digressions de la ligne du progressisme culturel pour être exclu du front citoyen. C’est ce qui arriva au candidat de QS Raphaël Fiévez, rare figure du parti issu d’un milieu ouvrier. En raison de deux brèves publications sur les médias sociaux, l’une faisait le partage d’un article de Richard Martineau et l’autre, datée de 2021, critiquant les dérives d’un certain transactivisme niant le caractère biologique de la sexualité, Fiévez fut exclu du parti.

Cette dynamique générale rend absurde le rêve d’un grand mouvement citoyen. Comment peut-on s’imaginer un moment qu’une telle chose soit possible si, comme prérequis de la participation à ce mouvement, chaque individu doit entièrement soumettre sa pensée aux interprétations les plus brutes d’un néoprogressisme culturel auquel peu de gens adhèrent ? Et comment faire confiance à une organisation qui cache son jeu de la sorte lorsqu’elle est en terrain défavorable et qui dissémine subrepticement ses thématiques ? Ce n’est pas sur de telles bases que l’on peut assurer un renouveau démocratique.

S’abreuver à l’oasis

La supposée « révolution citoyenne » incarnée par QS provoque ainsi des vents qui accélèrent la désertification du mouvement national québécois. Dans ce désert politique, l’on finit par se dessécher de toutes forces vives. C’est alors que l’esprit s’embrouille de mirages vers lesquels il fait ramper le corps. Le mirage, faute d’offrir un quelconque nectar vital, tue le corps. Le mirage auquel QS s’accroche est celui d’un peuple qui n’existe pas : celui dont la composition et les aspirations correspondent très exactement aux franges (minoritaires) les plus progressistes des milieux urbains cosmopolites. C’est un peuple fantasmé. Le mirage est d’autant plus grand que la tâche que ce mouvement se donne est gigantesque. Les contraintes qu’il se donne seraient déjà exagérées pour simplement réussir à former un gouvernement de gauche. Mais QS ne se contente pas d’un tel projet. La formation politique vise l’établissement d’une assemblée constituante pour l’ensemble des citoyens, permettant le réaménagement radical de notre jeu démocratique. Mais ce n’est pas tout : QS veut, en plus, fonder un pays reconnu par la communauté internationale. Comment peut-il un instant penser réaliser un tel chantier à partir d’une conception si aride d’un peuple en carton-pâte (bio) ?

Lors d’une traversée du désert, il faut chercher l’oasis, si l’on veut s’abreuver. Et nous sommes chanceux. Nous n’avons pas à le trouver, cette oasis. Il étend déjà ses eaux devant nous et prend lentement sa place dans l’histoire. L’oasis, c’est le peuple lui-même. Et lorsque l’on est profondément démocrate, l’on croit à une certaine décence élémentaire qui émane de la prise de décision collective d’un groupement humain qui se prend en main. L’acte même de décider pour soi-même a une valeur en soi. Et chaque peuple actualise ce processus à sa façon, par sa culture et son identité. À ce titre, la coloration que chaque peuple prend constitue elle aussi une valeur en soi. Et c’est là l’essence même du nationalisme québécois conséquent : l’amour de ce peuple du Québec pour ce qu’il est, pas ce qu’il pourrait être dans on-ne-sait-quel rêve d’un idéologue, mais dans la forme concrète qu’il prend, avec ses qualités et ses défauts. La nation québécoise constitue ici un horizon suffisamment grandiose pour que l’on veuille bien se battre pour lui. Il n’en faut pas nécessairement plus.

Le projet « solidaire » a ceci de discutable qu’il conditionne la souveraineté du peuple québécois à sa propre utopie, comme si notre collectivité n’était pas elle-même assez digne d’intérêt pour que l’on veuille bien la défendre sans préalablement la soumettre à un traitement de choc pour idéalistes. Le peuple, oui, mais à condition de le réformer. Pire, du moment que le peuple ne se plie pas, l’on n’exclut pas de recourir à des procédés qui minent sa souveraineté. C’est ainsi que QS se dit « indépendantiste », mais se bat contre toutes les autres formes du mouvement national québécois, sous prétexte qu’elles sont « identitaires ». QS lutte de toutes ses forces pour détruire le PQ. Au niveau fédéral, il refuse de collaborer avec le Bloc québécois, pourtant lui-même un parti de gauche qui est le seul à avoir pour mission fondamentale la défense des intérêts du Québec. Il suffit que des lois votées par notre assemblée nationale ne correspondent pas très exactement aux appréciations partisanes de ses membres pour que nombre de militants de QS se joignent à des partis canadiens centralisateurs comme le NPD, pour lutter contre l’État québécois. Les franges les plus extrémistes du parti envisagent même le soutien aux tribunaux fédéraux dans la contestation de la loi sur la laïcité québécoise9. Et du moment que le combat de l’État québécois pour son autonomie au sein du Canada ne correspond pas aux paramètres étroits du rêve qsiste, le parti refuse de faire front commun avec notre gouvernement dans notre lutte historique et existentielle pour l’accaparement et la préservation de nos pouvoirs institutionnels, comme c’est le cas, par exemple, en immigration. Pour reprendre GND, « jouer à “ne touche pas à ma compétence” avec Ottawa, honnêtement, ça ne m’intéresse pas tant que ça10 ».

QS croit pouvoir sortir de son impasse avec le peuple québécois par l’assemblée constituante, comme si un nouveau peuple allait en émerger. Excluons, pour les besoins de l’analyse, les problèmes pratiques et stratégiques que suppose une telle démarche, et en premier lieu le fait de se diviser autour d’un réaménagement institutionnel au moment même où nous aurons besoin de toute l’unité qu’il nous faut pour faire l’indépendance et lutter contre la fédération canadienne. Soyons généreux et imaginons un processus transparent et démocratique, souhaité par le peuple, qui ne mène pas à une guerre entre factions et qui permette la mise en place d’un nouveau jeu démocratique voulu par la majorité. Le pays qui en naîtra ne tombera pas du ciel progressiste, mais sera le fruit de valeurs nationales profondément ancrées et d’une mosaïque de tendances politiques. Pratiquement, le contrat social qui en émergerait pourrait très bien ressembler à ce que QS rejette actuellement du peuple québécois. C’est qu’un peuple ne constitue pas une page blanche que l’on peut réécrire à sa guise. Et que les solidaires se le tiennent pour dit : un pays de « gauche », ça n’existe pas, sauf dans les dictatures.

Si mouvement citoyen il doit y avoir, si pays il doit y avoir, il ne faut pas chercher les moyens de sa réalisation dans les tréfonds d’une idéologie radicale. Le peuple, dans son développement organique, offre déjà les réponses. Il suffit de savoir les cueillir, pour leur donner une forme future qu’elles n’ont pas encore. C’est simplement que le camp néoprogressiste n’apprécie pas les réponses qu’il entend et, plutôt que de se remettre en question, préfère changer d’interlocuteur. Depuis l’acte constitutionnel de 1867, la collectivité qui allait lentement former le peuple québécois se bâtit un État national et démocratique par étapes, au gré des circonstances. La Révolution tranquille a accéléré ce processus, sans que les Québécois n’osent assumer la rupture. Après l’accalmie suscitée par l’échec référendaire de 1995, cette lente édification du pays se poursuit. De façon contemporaine, il apparaît évident que le contrat social québécois se dessine autour de la défense du français, d’une immigration compatible avec nos capacités d’accueil, d’institutions parlementaires fortes, d’un modèle de laïcité distinct du reste de l’Amérique anglo-saxonne, d’un État social généreux, mais pragmatique, d’une classe moyenne forte et d’une économie de petits propriétaires. Les Québécois ont encore le sentiment qu’il est possible pour eux de continuer d’affirmer cette trajectoire au sein du Canada. Pour le moment, c’est la CAQ qui concrétise ces aspirations. Tout projet de pays formel ou de front citoyen devra prendre acte de cet état d’esprit. Une palmeraie croît sur l’aménagement concret d’une oasis, pas selon les murmures d’un djinn quelconque.

 

 


1 Mathieu Dion, « Faut qu’on se parle : “Va falloir qu’on bouge” », Radio-Canada, 15 février 2017.

2 Jusqu’à 80 % de cette tranche de l’électorat appuyait alors la démarche, pour un potentiel de 39 % des voix : Too Close to Call, « Une alliance PQ-QS ? », Too Close to Call, 21 mai 2017. Consulté sur https://www.tooclosetocall.ca/2017/05/une-alliance-pq-qs.html

3 Annie Mathieu, « L’effet GND se fait sentir à Québec », Le Soleil, 12 avril 2017.

4 Jean-François Lisée, Comment mettre la droite K.O en 15 arguments, Québec : Stanké, 2012, 160 p.

5 En fait, pour l’élection québécoise de 2022, le PQ faisait affaire avec la même firme que celle de QS pour son plan de transition écologique : Annabelle Blais, « Plans verts de QS et du PQ : des plans similaires, mais pas de collaboration », Le Journal de Québec, 4 septembre 2022.

6 David Goodhart, The Road to Somewhere: The Populist Revolt and the Future of Politics, Royaume-Unis: Oxford University Press, 2017.

7 Christophe Guilluy, No Society, France : Flammarion, 2018, 242 p.

8 À ce titre, il convient de ne jamais oublier avec quel mépris Gabriel Nadeau-Dubois a traité ce mouvement enseignant d’envergure, en le comparant à la minorité de syndicats qui, il y a quelques années, appuyaient le projet GNL Québec : Nadeau-Dubois, G. (2022, 7 septembre). Interviewé par Antoine Robitaille. GND compare la loi 101 au cégep à GNL Québec : douteux ? Dans Omny Studio. https://omny.fm/shows/l-haut-sur-la-colline-antoine-robitaille/gnd-compare-la-101-au-c-gep-gnl-qu-bec-douteux?fbclid=IwAR2Xc8_29Vjwh0Bo43cMztGoC07ZKTD3swLwDq6PnO5CqSTkZ7nTptUGG80

9 Il faut ici distinguer la position des franges les plus radicales du parti de celle que QS endosse. Officiellement, la position du parti est ambigüe concernant l’utilisation des institutions canadiennes dans la contestation de la loi 21 : Marco Bélair-Cirino, « QS déplore de voir le “Canada anglais débarque(r) avec ses gros sabots” dans la contestation de la loi 21 », Le Devoir, 17 décembre 2021.

10 Hugo Pilon-Larose, « Le “woke” et le “monarque” s’affrontent », La Presse, 15 septembre 2021.