Une seconde présence

L’auteur est professeur et écrivain

Quand je m’étonnais qu’il puisse écrire tous les matins, beau temps mauvais temps, ce qu’il aura fait jusqu’à la fin, il me répondait, à son tour étonné par ma question : « Un écrivain, ça écrit ». Quand je lui demandais ce qu’il était en train d’écrire, sa réponse était toujours une variante de « je ne sais pas vraiment où je vais, mais j’y vais ». Toute la vie, toute l’œuvre de Vadeboncoeur tient dans ces deux réponses qui nous rappellent que tout être humain, écrivain ou non, doit créer le monde dans lequel il va vivre, dans lequel il veut vivre, et créer, cela veut dire aller de l’avant, vers l’inconnu, car notre monde et nous-mêmes ne pouvons exister qu’en mouvement, que tendu vers ce qui vient, pour le meilleur ou pour le pire. Vadeboncoeur mise sur le meilleur, il postule « l’inimaginable étendue du réel », il établit « l’hypothèse du tout plutôt que celle du rien ». En d’autres termes, l’être humain, s’il veut passer à travers le jour, les années, les épreuves et la mort, doit imaginer, vouloir et désirer ce qu’il ne connaît pas, « toujours chercher l’autre monde à travers l’apparence du nôtre ». L’être humain, s’il ne veut pas subir son destin, s’il veut vivre librement, n’a pas d’autres choix que de travailler à l’élaboration constante des formes de la vie, et même de croire « à la variété sans limite des formes du vivant ». Autrement dit, ce monde n’existe que si nous le créons sans cesse, et nous ne pouvons le créer que si nous le rattachons à un autre monde. Vadeboncoeur a passé sa vie à se promener entre « le réel d’ici et le réel de là-bas ». Pour chasser notre peine aujourd’hui, nous pouvons ouvrir n’importe lequel de ses livres et nous dire, comme il le disait de Beethoven, « qu’il ne faisait que progresser au cœur de l’être », que maintenant « le voilà faisant corps avec la cathédrale du monde ».

Quand Vadeboncoeur disait qu’il ne savait rien, qu’il avançait à tâtons vers la vérité et la lumière qu’il percevait même dans la forme d’une simple coupe (c’est là-dessus qu’il écrivait encore deux semaines avant de partir), ce n’était pas par coquetterie. À preuve, il ne voyait pas très bien, ou ne voulait pas voir, le lien entre tous ses livres, par exemple entre ses essais politiques et ceux sur l’art et l’amour. Il tenait encore, je crois, à cette distinction des deux royaumes, sans doute pour mieux se concentrer sur « l’autre monde qui accroît par lui-même notre humanité », sur cette vision plus vaste du réel dont notre époque sceptique et repue s’est détournée pour engendrer une « humanité improvisée ». Je m’explique cette « ignorance » de Vadeboncoeur par le fait que, essayiste ou syndicaliste, il a toujours été un homme d’action, quelqu’un qui répond à un besoin, et un homme juste, quelqu’un qui toujours se range du côté de la partie la plus faible ou la plus ignorée. Ainsi, quand le Québec se soumet à « notre maître le passé », il se range du côté de Borduas qui affirme que « nous sommes toujours quittes avec le passé ». Mais, cinquante ans plus tard, il n’hésite pas à dénoncer ce néo-obscurantisme qui guette toute culture radicale de la rupture et de la consommation. Avant, notre pensée manquait de verticalité, disait-il, maintenant elle manque de racines. Ces racines, Vadeboncoeur va les chercher non seulement dans notre histoire, mais surtout dans toute civilisation qui s’appuie sur l’infini, car il croyait, comme son grand ami Miron, que « l’éternité aussi a des racines ».

Il n’y a pas deux Vadeboncoeur, celui qui écrit sur l’avenir du Québec et celui qui écrit sur le silence de Rimbaud, celui qui dissèque « les grands imbéciles » qui nous gouvernent et celui qui écoute Beethoven ou s’incline devant le mystère d’une simple coupe. Vadeboncoeur passe d’un royaume à l’autre, non pas tant pour les opposer que pour montrer qu’ils sont indissociables, que le réel d’ici et le réel de là-bas s’appauvrissent quand ils s’ignorent, que la conscience s’appauvrit, s’étiole et radote quand elle dissocie le politique de l’éthique, l’esthétique du spirituel. Que Vadeboncoeur raconte l’aventure d’un simple dessin d’enfant ou d’un peuple à la croisée des chemins, il ne nous dit qu’une seule chose qu’il répète de mille et une façons, à savoir qu’être humain, c’est sans cesse passer de la dernière heure à la première, que nous ne sommes jamais libres si on s’enferme dans une forme de pensée ou de société, car la liberté est le « oui » que la pensée dit constamment au mystère qui l’enveloppe, l’élargit.

Comme Vadeboncoeur aimait bien la France, faisons-le entrer un instant dans la petite histoire littéraire française. À la mort de Mallarmé, Valéry se serait demandé combien de temps il faudrait à la France pour « produire » à nouveau un tel homme. Quand je me demande, comme beaucoup d’autres, si le Québec existe encore et s’il a encore un avenir, je me dis que la réponse est dans Vadeboncoeur. D’abord, il est clair qu’un pays qui a donné une telle œuvre mérite d’exister, c’est-à-dire que ce pays a dans sa culture et son histoire tout ce qu’il faut pour produire ces synthèses successives du passé et du présent qui appellent et font l’avenir, tout ce qu’il faut pour créer des formes, des façons de vivre et de mourir ensemble qui sont, sinon nécessaires, du moins valables. Vadeboncoeur a vécu, a écrit, c’est donc que le Québec existe. La question est maintenant de savoir si son œuvre peut ébranler « l’âge de l’indifférence » dont il parlait dans L’Humanité improvisée, si nous sommes capables non seulement de le lire, mais de vivre et d’agir selon les valeurs qui étaient les siennes et qui sont inscrites dans les titres même de ses livres : La ligne du risque, Le pas de l’aventurier, L’autorité du peuple, Un amour libre, Indépendances, Le bonheur excessif, La justice en tant que projectile, etc. Ces valeurs, on le voit, nous obligent à ne rien tenir pour acquis, à vivre d’espoir et de conquêtes de l’esprit, à recommencer le monde comme nos ancêtres, comme tous les habitants du Nouveau monde, comme tous ceux qui aiment assez le monde pour l’empêcher de vieillir, de mourir : « Ainsi faisait Miron le découvreur, dit Vadeboncoeur, qui commençait à écrire chaque fois qu’il écrivait ».

Tous les combats de Vadeboncoeur, y compris ses méditations, autre forme de combats, n’auront pas été vains si nous pouvons, comme lui, chercher à être libres, tout en sachant que la liberté est adhésion à ce qui nous échappe, si nous tendons vers « la plénitude de l’être », tout en sachant qu’ « on ne passe pas décisivement la frontière entre le réel d’ici et le réel de là-bas », ce qui veut dire que tout est toujours à recommencer, telle est la loi de la création, mais aussi que la vérité est dans le passage entre ici et là-bas, qu’il n’y a, en fait, qu’un seul royaume et que la relation entre les morts et les vivants n’est peut-être pas à sens unique.

Depuis qu’il a cessé d’exister, j’essaie de trouver la meilleure façon de penser à lui, une nouvelle façon d’être avec lui. Depuis quelques jours, la question qui m’occupe est comment faire apparaître l’absent ? La première voie, toute naturelle qui s’est présentée à moi, c’est bien sûr celle qu’emprunte sur plus de 30 ans le cortège de souvenirs : la dernière conversation téléphonique, la première rencontre, les repas au restaurant à parler de tout et de rien, puis de la femme qu’il aime, et encore de tout et de rien et ainsi pendant des heures pour le simple plaisir d’être ensemble, pour le simple plaisir d’être, que la présence de l’autre accroît, ma première et dernière visite au chalet en septembre dernier, une de ces journées dont on sait déjà au moment où on la vit qu’on s’en souviendra un jour comme d’une journée parfaite : le ciel était d’un bleu pur, le lac un miroir, ce n’était plus l’été, ce n’était pas encore l’automne, on se tenait comme sur un seuil, et j’ai pensé, comme Alexandre Chenevert, que j’étais de retour au paradis terrestre, mais un paradis dont rien ne pourrait plus me chasser, car l’amour de la femme et de l’homme qui en étaient les gardiens était plus grand que toute faute que je pourrais commettre. Mais ces images, qui faisaient apparaître l’absent tel qu’il avait été, à tel ou tel moment, étaient une sorte de piège puisqu’elles me le redonnaient pour me l’enlever aussitôt, dès que je revenais dans le présent, dès que je prenais conscience que c’était des souvenirs.

Je me suis tourné alors vers ses livres que je me suis mis à relire, pêle-mêle, comme si je ne les avais jamais lus, bientôt gagné par un regret, celui de ne pas les avoir lus plus souvent, de ne pas les avoir mieux lus, de ne pas en avoir parlé davantage avec lui. Dans la pile de ses livres, je suis finalement tombé sur son essai L’absence, dans lequel il était aux prises au fond avec le même problème que moi. Dans cet essai, l’amoureux qui est loin de la femme qu’il aime écrit sur elle sans jamais la nommer : « Quand je me mettais à écrire sur vous, lui dit-il, ce n’était pas toujours dans le but de vous envoyer une lettre, mais parfois pour vous faire apparaître en dehors de vous-même dans une seconde présence que vous pourriez avoir », « votre absence que j’essayais ainsi de tromper me fournissait alors l’occasion de faire autre chose que seulement combler un vide ».

Tout cet essai, qui est l’un des plus beaux livres jamais écrits sur l’amour, est aussi un livre sur la création, car c’est l’amour qui le pousse à écrire, à écrire ou à dessiner, non pour atténuer sa peine ou pour combler un vide, comme il dit, mais pour donner « une seconde présence » à l’absente, une seconde présence qui ne l’abolit pas mais, au contraire, la fait apparaître, dit-il, « avec sa densité unique et particulière », comme une sorte « d’anti-matière qui m’attirait vers elle ». Pour décrire cette apparition, ce miracle de la plus grande présence qui surgit de l’absence, l’essayiste amoureux écrit alors ces mots incroyables qui, pour nous, aujourd’hui, prennent tout leur sens : « Vous aviez cessé d’exister pour être enfin ».

Voilà, j’avais trouvé la voie pour faire apparaître l’absent. Celui qui nous avait si souvent montré la voie (par exemple, comment sortir de la Grande Noirceur en prenant la parole et en la donnant à ceux qui ne l’ont pas, et comment ne pas retomber dans la noirceur en redonnant à la parole la force et la profondeur du silence), voilà qu’il me montrait maintenant comment le rejoindre, lui, l’absent, comment le faire apparaître dans une « seconde présence ». Que faire pour que celui qui a cessé d’exister soit enfin, pour que plus rien ne puisse jamais nous séparer de lui, ni les soucis, ni les tâches quotidiennes, ni l’oubli ? En faisant ce qu’il avait fait avec l’absente, et aussi avec tout ce qu’il aimait : tendre vers l’autre de toutes ses forces, porté par le désir de voir ce que l’autre a d’unique, l’être même de l’autre qui échappe au temps. Pour faire cela, nous dit l’essayiste, on n’est pas obligés d’écrire ou de dessiner, « il y a aussi le fond du sentiment, qui est souvent un besoin sans image ». La méthode la plus sûre, c’est peut-être même d’être capable de se passer d’images, autant des images qui nous sont données par le souvenir que celles qu’on fabrique, et de faire surgir l’autre qui est absent en essayant de rester en contact au fond de nous avec le sentiment qu’on a de la personne absente, avec l’émotion que cette personne éveille en nous, avec ce qui nous manque profondément et que cette personne continue de nous donner même lorsqu’elle est absente. C’est alors, écrit l’amoureux à l’absente, que « le manque de vous me remplissait positivement, non seulement d’un certain mal, mais aussi d’un bonheur ».

J’ai essayé de descendre au fond du sentiment qui me relie à lui, de me tenir à cette émotion pure de toute image, mais j’en étais incapable. C’était comme si je voulais trop le retrouver, que j’étais enfermé dans mon propre désir de le voir. Les souvenirs revenaient, nourris des souvenirs de ceux qui l’ont aimé, et tous ces souvenirs allaient dans la même direction, faisaient apparaître la figure de quelqu’un qui se souciait vraiment des autres. J’ai pensé tout à coup que si l’amoureux pouvait « faire apparaître l’absente hors d’elle-même dans une seconde existence », c’est que l’absente aussi était en train de faire le même travail, qu’elle était elle aussi en train de penser à lui, de l’aimer en pensant à lui . L’absente, la femme qu’il aimait faisait la moitié du chemin, la moitié du travail d’amour et de création qui consiste à donner à l’autre et peut-être au monde une seconde existence qui dure, qui traverse le temps. Puis j’ai pensé que l’absent que j’essayais de rejoindre, de faire apparaître en dehors de lui-même, était peut-être en train de faire la même chose, de la même manière qu’il lui était sans doute arrivé, quand il existait, de penser à moi quand je n’étais pas là. Et j’ai senti alors qu’il était là, en moi et en dehors de moi, qu’aussi longtemps que je serais capable d’aimer et de créer, capable de créer en aimant, il serait là, il y serait, comme on dit, pour quelque chose, et qu’en un sens je passerais le reste ma vie, comme nous tous qui l’avons lu, connu et aimé, à lui dire merci.