Benoit Jodoin
Pourquoi je n’écris pas. Réflexions sur la culture de la pauvreté
Montréal, Triptyque, 2024, 132 pages, bibliographie
La question du sujet est cruciale et non transférable entre sociétés1. Délicate et complexe, cette question doit nécessairement ouvrir sur la société, sur des potentialités dont l’assise première est la langue. Si une société de marchés et d’identités se referme sur le sujet québécois, celui-ci va étouffer, imploser. Explorer des formes de vie et des espaces publics en sortant des identités qui gèlent la pensée et l’action et des marchés qui excluent ceux qui n’ont pas les moyens, ouvre une voie de sortie possible.
Rares au Québec sont les écrits à la recherche du sujet. Le livre de Benoit Jodoin parait dans une collection qui publie des essais hybrides et des expérimentations réflexives. J’ai cherché le livre dans quelques librairies et je l’ai lu d’un trait après l’avoir trouvé. L’auteur est historien de l’art, formé au Québec et en France. Il explore une voie de recherche sur la culture de la pauvreté pour se constituer en sujet (terme qu’il n’utilise pas dans son livre). La littérature l’accompagne, son écriture trace sa démarche.
La critique du quotidien Le Devoir2 a relevé un point qui vaut le détour : la relation entre la pauvreté et la littérature doit être problématisée. Or, est-ce qu’une position privilégiée est nécessaire pour ce faire ? Selon l’auteur, il ne s’agit pas d’imposer la littérature, mais de la rendre « plus hospitalière » et ainsi favoriser l’égalité des chances d’accéder à l’écriture et d’exister au Québec. L’invention d’une écriture pour revendiquer sa subjectivité serait une voie pour dépasser « les écritures qui ne peuvent advenir ».
Si une culture du pauvre marque la société québécoise, la distribution des héritages et des connaissances est à reconsidérer. Quand on est issu d’une classe sociale qui a peu accès à un patrimoine, public ou privé, changer de classe pour s’installer dans une autre position est une option, à condition que la mobilité sociale par l’université réussisse. Pour éclairer cet itinéraire, Jodoin se penche sur la figure du transfuge de classe, dont les exemples sont les sociologues Didier Éribon et Caroline Dawson.
L’auteur montre que l’Université ne porte pas les derniers ou les meilleurs savoirs pour soutenir les étudiants. Il ne mentionne pas que la visée du véritable doctorat est de problématiser une situation, ouvrir une voie épistémologique, innover à l’aide d’une méthode et produire de nouvelles connaissances. Il déconstruit ce qui lui a été transmis alors que son analyse des « études culturelles » comme ouverture leur fait une place québécoise à distance des cadres britannique, états-unien et français.
À la fin du livre, rien n’est résolu. Serait-ce parce que l’auteur la joue trop personnelle ? À divers moments le collectif apparaît. Quand il enseigne au collégial notamment et qu’il mesure les blocages, les difficultés d’accès pour certains : il ne cherche pas une lutte des classes, mais l’avancée d’une classe. Caroline Dawson dans son livre Là où je me terre se range avec les « humiliées3 » et Didier Éribon se tourne vers les femmes âgées dans Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple. Que fait Jodoin ?
Il y a un fil politique dans ce livre, l’idée de réaligner les humanités québécoises à partir de la pauvreté culturelle de cette société, pour en extraire le sujet. Pas directement question de décoloniser les humanités chez Jodoin, mais plutôt d’en créer qui soient propres au Québec. Toutefois, il manque une perspective historique au récit de soi et de sa société que l’auteur veut faire émerger. Il ne fouille pas vraiment le passé pour trouver des appuis, des sources, des archives.
Il y aurait quelques antécédents à la recherche de Jodoin. Le Canadien français et son double de Jean Bouthillette4 et Le désarroi de Julien Bigras5 et Jacques Ferron6, deux livres parus à la fin des années 1980, soulèvent la question du sujet québécois. Yvan Lamonde7 a tenté le coup dans des articles à la recherche du « degré zéro d’existence politique ». L’un explore les littératures de l’Amérique du Nord8, l’autre se penche sur l’œuvre de Gaston Miron pour étayer le sujet québécois9.
Comme l’écrit Jodoin, il faut du « temps pour tout rattraper » (p. 51), ce qui allonge le parcours du transfuge. La question à poser est : comment retrouver les dilemmes du sujet et ses cristallisations dans le temps10 ? Pour ma part, je pense qu’il faut fouiller le passé québécois jusqu’au XXe siècle (une sorte d’archéologie du régime et de généalogie du sujet) pour trouver l’histoire de la langue du sujet, la date de naissance de ce sujet et les situations qui l’ont figé dans certains champs et rapports sociaux, coloniaux.
Je souligne la valeur incontestable du livre de Jodoin que ma note critique ne cherche pas du tout à écorcher. Il interpelle la classe moyenne et le milieu intellectuel au Québec. Il est à la recherche « de nouveaux outils intellectuels pour écrire l’actualité de la pauvreté dans toute sa complexité québécoise » (p. 60). Il cherche à « comprendre nos expériences » de l’intérieur (p. 61), sans apports hétérogènes pour sensibiliser, sans voyeurisme, suffisance ou condescendance.
En lisant ce livre, je pense aux déserts intellectuels de certains espaces sociaux et aux micro-agressions symboliques portées contre la vie intellectuelle au Québec. S’il y a des évidences de pauvreté culturelle, alors comment susciter la prospérité culturelle ? S’il y a pénurie de travailleurs intellectuels, alors comment encourager ce travail qui suppose une forme de vie où la recherche a une place ? Jodoin illustre un parcours de subjectivation en vue de contrer les morosités culturelles : « j’écris pour exister culturellement » (p. 101).
Il propose le récit de l’émergence de son écriture. Ceci veut dire retourner dans ce qu’il a voulu fuir (« les histoires de misères ») et « aller à contre-courant » du déni de soi tout en portant « attention à soi » (id.). Se dégager de l’emprise d’une culture qui nie ses idées, les banalise parce qu’elles ne « ont pas dignes de trouver une forme » (p. 100) veut dire aller « contre son éducation » pour rendre compte de l’expérience du monde et du vécu « des groupes auxquels il revendique » son attachement social.
Rejetant le statut de sans voix, il se « fabrique une présence » dans l’espace public, celui des arts. Or, tout ceci ne relève pas de l’affirmation d’une « vérité immuable », mais d’une confiance et d’une existence qui « délie les langues » et « ouvre un imaginaire » aux arts (p. 102). Pas facile à faire quand tout dans l’éducation reçue a favorisé l’esquive et le refus de révéler les conditions économiques, sociales, culturelles dans lesquelles on a baigné au cours de l’enfance.
Quand le parcours suivi ressemble à une longue fuite hors de la pauvreté, c’est donc qu’on se projette hors de soi. Or, un tel parcours suppose la réécriture du soi et de sa société. Quelque part, il y a un « nous » à partir duquel ce sujet écrit. On se rend vite compte, en lisant son livre, qu’une écriture dite inclusive est engagée, refusant de trancher net entre le masculin et le féminin. Ce n’est pas la première fois qu’on expérimente avec la langue au Québec, en naviguant « entre différents nouages culturels et symboliques » (p. 121).
Sur fond de silence insistant, un problème de la « connexion », voire de la relation au sens anthropologique du terme, est aussi soulevé dans ce livre. La réflexion conduite ici touche plusieurs registres et un double langage dans la perspective d’une exploration de la portée de relations familiales, amicales, et de leur rapport avec ces « écritures qui n’ont pas lieu » dans un contexte de blessures de classe (sociale). En cherchant des avancées de l’écriture tout au long du livre, il ne lâche pas le sujet.
L’auteur critique la figure du transfuge de classe et cherche à « transfigurer l’imposture » (p. 124) qu’elle impose. Il persévère et persiste à écrire qu’il écrit depuis la culture de pauvreté, depuis « la culture de l’empêchement, de la honte et de l’excuse » (p. 9). Or, ce n’est pas depuis un vide, mais bien depuis une « culture » qu’il écrit. Il espère que « malgré les réminiscences de l’enfance », l’écriture « prolongera l’interruption du mutisme », du silence, « pour pouvoir exister en mots » (p. 125), même si rien n’est définitif.
Historiquement, depuis Edward Tylor (1832-1917) jusqu’à Claude Lévi-Strauss (1908-2009), la notion de culture a été repensée en profondeur par les anthropologues. La démarche de Jodoin cherche à écrire la culture, qu’elle soit migrante ou habitante, tout en sachant bien que la culture n’est ni économique ni politique, mais traverse tout11. En touchant le sujet, Jodoin marque son avancée. Le lieu depuis lequel il écrit se déplace au fil de son exploration.
Il n’est plus possible de reconduire l’humanisme classique, autrement dit les humanités des collèges classiques pré-1970 au Québec. L’autosuffisance d’un soi coupé au couteau par un régime sans négativité (dans le style je-entrepreneur antihumaniste, émergé au Québec dans les années 1980) n’est pas non plus une option. À leur encontre, Benoit Jodoin explore une subjectivité contemporaine, un mode de connaissance, une situation complexe, non pas un être ou un avoir, mais un devenir, le sujet québécois.
Ni Sujet avec une majuscule, ni sujet monolithique jouable à l’identique, ni sujet imaginé en apesanteur, ce qui est cherché se trouve en dessous, dans ce dont il faut prendre soin. Jodoin adopte une démarche à double langage oscillant entre formes et intensités, théorie et vécu, une démarche interrogative qui circule dans les marges et les périphéries. J’invite à lire son livre où une manière pour se constituer en sujet au Québec est activement recherchée.
André Campeau, anthopologue