Du bon usage de la rhétorique

Alex Gagnon
Les Déchirures. Essais sur le Québec contemporain
Del Busso Éditeur, 2023, 351 pages

L’essai d’Alex Gagnon (AG, par la suite) se présente comme une analyse des discours dits conservateurs et identitaires contre une certaine gauche que l’on identifie désormais au wokisme1. L’auteur, qui se désigne comme « historien de la culture » (p. 48), pratique l’analyse du discours et une sociocritique inspirée largement de Pierre Bourdieu. En quatre chapitres, il entend dévoiler la rhétorique présumée fallacieuse des discours de droite, sinon d’extrême droite.

Dans son premier chapitre, AG entend expliciter la rhétorique du chroniqueur Richard Martineau (RM, pour la suite) du Journal de Montréal. Qu’apprenons-nous ? Que le propos de RM ne s’avère à aucun moment de l’ordre de la démonstration, mais se cantonne dans l’opinion subjective (D, 22), l’humeur (D, 23), le coup de gueule (D, 31), le défoulement (D, 32), le bruit (D, 33), la gesticulation (D, 34), le grognement (D, 35), la boutade (D, 35), la caricature (D, 36), les associations impressionnistes (D, 38), l’infantilisation de l’adversaire (D, 44), l’insulte (D, 60) pour décrire la gauche gnangnan (D, 25) propre à une certaine culture de la victimisation. Le chroniqueur est également décrit, en son métier, comme un être soumis à l’ordre médiatique où il faut produire au plus vite, sans qu’il soit nécessaire d’adhérer à ce que l’on écrit, puisque tout est ici spectacle, cirque, et que le « polémiste de profession » (D, 64) est pareil, tout compte fait, à un « acrobate » (D, 62-64). Il n’aurait de là qu’une « pensée objectivement adaptée aux intérêts du journal » (D, 65), sorte de perroquet ou de ventriloque qui ne pense pas en son nom. Emporté dans une « spirale de la caricature, de l’exécration » (D, 72), le chroniqueur transformerait ainsi « les oppositions en polarisations » (D, 73). Et, pour finir, le discours du chroniqueur ne serait pas sans résonance avec la montée du populisme (D, 80), ultime abomination.

Pour appuyer son propos, AG propose d’analyser notamment ce discours tiré d’une chronique de RM à propos des « zones sécuritaires » (safe space) à l’université : « Dans ces zones, vous ne rencontrez que des adeptes de la gauche gnangnan multiculturelle. /Comme à la cafétéria de Radio-Canada » (D, 36). Pour AG, il s’agit d’une étiquette fourre-tout (le gnangnan) qui unit fallacieusement, comme par magie, deux univers, l’université et Radio-Canada (D, 37-39). Constatons, pourtant, que le discours multiculturaliste, doctrine de l’État canadien en vertu d’une loi, s’est imposé de facto à la Société Radio-Canada dont le mandat est, en particulier, de « refléter le caractère multiculturel et multiracial du Canada » (site web de la SRC). D’ailleurs, le discours multiculturaliste – associé à l’idéologie décoloniale – a percolé depuis un bon moment dans l’ensemble des institutions fédérales. Du côté de l’université, l’application du programme « Équité, Diversité, Inclusion » est manifestement en symbiose avec le discours multiculturaliste canadien. Sans oublier le programme de discrimination « positive » dans l’attribution de certains postes de professeurs, de chaires de recherche. Il n’est donc pas aberrant d’évoquer que, d’un espace institutionnel à un autre, un même esprit règne chez ceux qui s’identifient à un tel discours. Par ailleurs, AG dévoie le propos de RM en le généralisant lorsqu’il écrit que « […] la gauche universitaire, le personnel de Radio-Canada et les “chantres du multiculturalisme” logent à la même adresse gnangnan » (D, 37). RM dit bien « des adeptes » (D, 36), alors que AG écrit, « le personnel », désignant ainsi par l’article défini l’ensemble des employés, et non une partie. AG disqualifie ainsi le propos du chroniqueur sous le motif de la généralisation, alors que c’est justement lui qui procède à cette généralisation abusive.

AG propose un second exemple pour justifier son propos : l’enfant-roi (les petits lapins…), selon RM, serait aussi cet enfant surprotégé qui, rendu à l’université, voit de l’oppression partout (D, 40). Là encore, AG voit en cela une généralisation abusive, une déduction sans fondement qui a pour elle la force (séductrice) du vraisemblable, mais non celle du vrai (D, 41), c’est-à-dire d’une « rigoureuse administration de la preuve » (D, 41). Faut-il rappeler d’abord que la démonstration ne repose pas que sur l’empirique et la statistique ? D’ailleurs, un protocole de recherche, par ses questionnaires, ses méthodes, peut orienter le résultat, construire la réponse. De là, la multiplication des études, convergentes, plus nuancées ou contradictoires sur un même sujet2. Cela dit, tout n’est pas de l’ordre de la preuve telle que la cherche un secteur des sciences humaines. La démonstration repose aussi sur des savoirs dont la pertinence repose, quant à elle, sur une communauté intellectuelle qui s’en réclame et l’enrichit. Ainsi, en ce qui concerne l’affirmation de RM sur l’enfant-roi et l’université, elle n’est pas sans résonance avec ce que bien des auteurs – Chantal Delsol, Le crépuscule de l’universel ; M. Schneider, Big Mother. Psychopathologie de la vie politique ; D.-R. Dufour, Le divin marché. La révolution culturelle libérale ; Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire – inspirés d’une anthropologie qui relève de la philosophie ou de la psychanalyse, peuvent décrire du désarroi qui frappe le sujet contemporain (enfant et adulte) : crise de l’autorité, règne du relativisme, perte du sens des limites, État providence-thérapeutique. Aux États-Unis, certains, face à la culture woke de la victimisation, ont parlé de « génération snowflake », évoquant ainsi comment un certain idéal de pureté et de bienveillance a pu engendrer une grande fragilité psychique chez des enfants surprotégés3. Ce qui n’est pas sans résonance avec la génération « gnangnan » dont parle RM. À chacun sans doute ses références, AG préférant citer Francis-Dupuis Déri et Éric Fassin, porte-parole pur sucre du wokisme.

On aura compris que la « démonstration » de AG repose sur une opposition où la Raison (la démonstration, l’analyse, l’esprit critique) domine et condamne une parole jugée subjective et passionnée (D, 70-71). Dans cette mise en procès, AG incarne la Raison, le Bien, le Vrai. Ce qui soulève bien des questions, à commencer par celle du statut de chroniqueur. Que le propos du chroniqueur n’ait pas la forme de l’article universitaire, cela va de soi. Son discours n’est pas pour autant sans démonstration ou argumentation. Le plus souvent, le chroniqueur commente un événement de la vie sociale, politique, pour en révéler, à ses yeux, l’incongruité, l’aberration, la violence, l’immoralité par rapport à son cadre de valeurs, à l’histoire de la collectivité. Or, c’est le principe de non-contradiction qui structure, de manière générale, la pertinence de son propos. Ainsi, dans sa chronique du 13 mars 2023, « Le racisme est-il plus grave que le sexisme ? », RM met en lumière l’indignation sélective, le «deux poids deux mesures» de la gauche woke devant la discrimination raciale et la discrimination sexuelle. Dans sa chronique du 18 mars 2023, « Au tour d’Oxfam d’être contaminé par les Wokes », RM relate un (autre) cas de réécriture en novlangue où, notamment, la différence biologique des sexes (homme/femme) se trouve niée. RM donne aussi cet exemple : « Oxfam dit aussi qu’il ne faut plus dire “LGBT”, mais “Lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres”, car n’utiliser que les quatre lettres de l’acronyme a pour résultat “d’effacer” les individus qui composent la diversité sexuelle. C’est drôle, non ? Il ne faut pas “effacer” les mots “lesbienne” ou “transgenre”, mais le mot “femme”, ça, on peut le jeter aux poubelles et le remplacer par “personne”. Preuve que les voies du wokisme sont impénétrables. »

Ces discours relèvent de la description, de la démonstration, non pas sur le mode de l’article savant, mais tel que chacun peut le faire dans le cadre ordinaire de sa vie. On peut ne pas être d’accord avec le regard que pose le chroniqueur sur notre monde. On peut ne pas apprécier son style. On peut considérer que, sur des centaines de chroniques, son discours est parfois plus ou moins pertinent. Or, constatons qu’un pas de plus est ici franchi par AG : il disqualifie complètement le chroniqueur comme être de raison. Il ne lui reconnaît pas cette qualité, sinon cette dignité, le repoussant ainsi dans les marges de la démagogie, de l’ignoble. On se demande alors – effet boomerang – qui tombe ici dans la « spirale de la caricature et de l’exécration » ? ! Sous le masque de la raison, d’un discours analytique et mesuré, son propos est bien plutôt querelleur, sinon brutal. On se demande comment AG, lui qui plaide le dialogue, pourrait dialoguer avec RM ?

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Au second chapitre, AG s’emploie cette fois à disqualifier le discours de Mathieu Bock-Côté (MBC) en abordant la dimension rhétorique de son étude, L’empire du politiquement correct parue en 2019. Par son recours à l’enthymème, qui en rhétorique désigne un syllogisme incomplet ou écourté (D, 88), le propos de MBC ne relèverait pas de la rigoureuse démonstration, mais bien d’un discours approximatif, sinon fautif, mais utile pour persuader son interlocuteur. Selon AG, la dimension enthymématique du discours de MBC se manifeste de trois manières : 1. l’anecdote ou l’exemple isolé ; 2. le raisonnement par analogie ; 3. l’affirmation péremptoire. Pour chacun de ces aspects, AG propose des exemples, qu’il considère éloquents, d’un manque de rigueur.

Rappelons que dans L’empire du politiquement correct (EPC), MBC analyse les divers aspects de la domination de ce qu’il appelle le « régime diversitaire », et tel qu’il s’incarne, en particulier, dans les médias. Dans ce cas, le récit médiatique dominant, hégémonique, se protège, notamment, en cherchant à exclure ceux qui contestent la pertinence de son discours. Pour justifier son propos, MBC aurait recours, selon AG, à un enthymème anecdotique qu’il résume comme suit : « […] toute idéologie souhaite maîtriser le récit médiatique ; le régime diversitaire est celui qui parvient le mieux à chasser ses contradicteurs hors de l’espace public ; les cas d’Éric Zemmour et d’Alain Finkielkraut sont représentatifs d’une procédure d’éviction qui se manifeste un peu partout en Occident ; “ainsi” ce régime parvient-il à exercer son monopole » (D, 91). Pour AG, ce syllogisme est « lacunaire », car il y manque la 3e prémisse, en l’occurrence : « […] la représentativité des anecdotes entourant Zemmour et Finkielkraut, élément qui fonde pourtant toute la conclusion [et sans lequel elle s’affaisse], n’est pas établie ni même formulée » (D, 91). Il aurait fallu, selon AG, établir que cet exemple-anecdote s’inscrit dans une « régularité », laquelle « suppose un échantillonnage méthodique », sans quoi on tombe dans la « généralisation indue » (D, 91-92).

Si l’on comprend bien, il aurait fallu une longue liste d’exclus pour valider l’affirmation de MBC. Dans ce cas, rappelons qu’il suffit d’écouter les propos de plusieurs commentateurs associés à la chaîne CNews ou à la revue Valeurs actuelles ou Causeur (et bien d’autres que certains associent à la fachosphère…) pour se rendre compte qu’ils sont loin d’être seuls ; bref, il suffit de se brancher ailleurs que sur France Inter et les journaux Libération et Le Monde (parmi tant d’autres). Cette observation est d’ailleurs le fait de chacun puisque chacun se branche, selon ses convictions, aux médias de son choix, reconnaissant ainsi l’affrontement idéologique entre opposants et défenseurs du régime diversitaire. On remarque, du reste, que cet affrontement a lieu un peu partout dans les démocraties libérales. Il n’y a donc pas de « généralisation indue » ou une faille logique dans le discours de MBC. Le poids de la censure – sur le mode de l’exclusion disqualifiante – pèse en effet sur l’exercice de la parole publique. Faut-il rappeler que le 9 février 2023 sur les ondes de RTL, la ministre de la Culture, Mme Rima Abdul Malak, a incité l’Arcom, le régulateur de l’audiovisuel en France, à prendre en considération la possibilité de ne pas renouveler l’autorisation de diffuser pour Cnews et C8, médias du groupe Bolloré4.

Or, cela dit, quand bien même il n’y aurait eu que Zemmour et Finkielkraut à subir ce traitement, cela ne changerait en rien l’illégitimité de cette mise en procès : à savoir, que cette exclusion est d’abord et avant tout une disqualification de leurs discours sous le motif qu’il ne s’agit que de « polémistes habitués à la provocation publique » (EPC, 54), leurs propos n’étant que faits divers, anecdotes, faits isolés et insignifiants politiquement (EPC, 52, 55, 58). Leurs discours, tout compte fait, ne sont jugés inacceptables, odieux, que parce qu’ils incarnent le Mal, selon les tenants du Bien, défenseurs du régime diversitaire (EPC, 68). Il s’agit en cela d’une exclusion-disqualification morale de l’espace public. Or, constatons, non sans ironie, que AG institue le même procès envers MBC — par le rabaissement au titre de polémiste — que celui que dénonce MBC dans son étude.

Pour étayer son propos sur l’emploi de l’enthymème anecdotique, AG propose un deuxième exemple. Dans un article du Devoir paru le 12 janvier 2010, Gérard Bouchard soutenait que la conversation publique, dans un contexte de crise identitaire, devait satisfaire trois conditions (comme le rappelle MBC dans EPC, p. 57) : 1. être conforme aux exigences de la démocratie et du droit ; 2. être adaptée aux défis et contraintes de notre temps ; 3. être capable d’articuler efficacement la double obligation d’assurer l’avenir de la francophonie québécoise et de respecter la diversité. Pourtant, mis à part la loi qui interdit les discours haineux et la discrimination (à supposer que l’on s’entend sur leurs définitions), le lien social démocratique a d’abord pour cadre la liberté d’expression. Pourquoi faudrait-il dès lors ajouter des balises – un vocabulaire – qui correspondent à un parti pris politique, à une prédominance idéologique ? MBC commente longuement cette prise de position en explicitant les partis pris qui se trouvent associés au discours sur la diversité5. Les exemples qu’il donne – la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne en 2016, le scandale de Telford en Grande-Bretagne, la photo du petit Aylan Kurdi en 2015, l’attentat de Barcelone en 2017 (EPC, 59-60) – sont autant d’événements où a pu se révéler un travail de réécriture médiatique ayant pour but de favoriser l’hégémonie du discours diversitaire. Ces événements, par leur accumulation, ne sont donc pas de simples anecdotes ponctuelles, mais le symptôme d’un malaise qui touche la vie sociale et politique, lequel est cependant refoulé par sa retraduction médiatique dans le discours diversitaire6.

Voici, néanmoins, l’interprétation que propose AG de ce discours de MBC :

« La construction du récit médiatique n’a donc rien d’aléatoire » [EPC, 57]. Le télescopage est saisissant. D’un sociologue qui propose sa vision de la « conversation démocratique », on passe sans transition à un régime qui veut imposer (et qui parvient à le faire effectivement) les conditions mêmes de cette conversation. Voilà un « donc » qui conclut un peu vite, et qui repose en somme sur la même logique enthymématique. […] On pourrait citer d’autres exemples, mais la logique enthymématique est toujours la même : le particulier est confondu avec le général ; il suffit d’un « ainsi » et d’un « donc » pour passer d’un cas à une loi et sauter cavalièrement d’une prémisse isolée à une conclusion disproportionnée. […] Ce qui dans chacun des cas lui permet de passer d’une anecdote à une conclusion, c’est l’omission d’une prémisse pourtant indispensable à son argumentaire : la représentativité (nulle, partielle ou totale) des anecdotes présentées comme preuves d’une « hégémonie » du « régime diversitaire » (D, 92-93).

Pour justifier son propos, AG escamote complètement – ne cite pas – la série d’exemples que MBC convoque pour valider son argumentation (EPC, 58-60). Qui, dans ce cas, pratique le télescopage, le « donc » abusif ? Or, la multiplication des exemples tirés de l’actualité par MBC est importante, car elle permet d’expliciter une tendance lourde du récit médiatique sur la diversité. Il n’y a donc pas de confusion du particulier et du général. Il n’y a pas davantage omission d’une prémisse – la représentativité des anecdotes – qui invaliderait la démonstration puisque les exemples proposés sont de contenus convergeant. On notera enfin que, à nouveau, AG pratique exactement ce que MBC dénonce par son analyse : présenter un fait politique comme un fait divers, une simple anecdote. Ne donne-t-il pas en cela, bien malgré lui, raison à MBC !

Selon AG, MBC s’égarerait aussi dans la pratique l’enthymème analogique. Dans ce cas, l’analogie entre le régime diversitaire et le régime soviétique (ou un quelconque régime totalitaire) serait fallacieuse, comme le soutient AG lorsqu’il reconstruit, sous forme de syllogisme, le propos de MBC : « […] le totalitarisme induit un déni du réel susceptible de susciter une “déstructuration psychologique” chez ceux qui vivent sous son empire ; le régime diversitaire engendre un déni du réel analogue ; donc ce régime s’apparente au totalitarisme et règne en tyran sur l’esprit de ses pauvres sujets. La conclusion n’est cependant pas formulée, l’enthymème reposant sur son omission : elle est suggérée plutôt qu’affirmée, bref elle est sous-entendue » (D, 95). Un peu plus loin, AG ajoute : « Le silence enthymématique est chaque fois ce qui fonde la rhétorique du discours : s’il affirmait trop fortement le caractère soviétique du “progressisme contemporain”, l’essayiste fragiliserait sa pensée en courant le risque de passer, aux yeux de certains, pour un illuminé proférant des exagérations » (D, 97). Pour AG, cette analogie étant non valide, sinon aberrante ou mensongère, MBC camoufle sa conclusion dans le sous-entendu.

Pourtant, à relire les chapitres 1 et 2 de L’empire du politiquement correct, il est tout à fait manifeste, explicite, que le « régime diversitaire » est dit analogue, par son déni du réel, au totalitarisme. Il n’y a rien là de sous-entendu, sous prétexte que cela serait exagéré. La conclusion du syllogisme – pour reprendre le cadre de l’argumentation de AG – est bien plutôt assumée pleinement. Par ce recours au syllogisme, AG prétend cependant disqualifier le propos de MBC sous prétexte qu’il manque de logique et que cela se dissimule derrière les effets de persuasion de la rhétorique. Ce qui suggère que cette dissimulation est, au fond, non seulement retorse ou malhonnête, mais que cela est aussi indiciel d’un manque de rigueur sur le plan de la recherche. Or, MBC évoque, par analogie, et en citant des témoins et des penseurs reconnus du totalitarisme (Koestler, Soljenitsyne, Milosz, Furet), un phénomène qui traverse les sociétés et les époques. La pertinence heuristique de son analogie prend notamment appui sur ces témoignages éminents et crédibles. On peut présumer d’ailleurs que MBC ne passerait certes pas pour un « illuminé » devant Koestler, Soljenitsyne, Milosz et Kundera. Ce serait plutôt celui qui le dénonce sous ce nom. Rappelons que c’est aussi sous les lumières du roman de George Orwell, et sa description en particulier de la novlangue, que la tentation totalitaire de ce régime diversitaire – exclusion, censure, négation du principe de contradiction, du réel, monopole du Bien, de la Vérité – est analysée. Or, le célèbre roman de Orwell – qui, bien entendu, ne repose pas sur une quelconque méthodologie propre aux sciences humaines – n’est pas moins pertinent pour décrire, par extrapolation, ce qui menace la démocratie, la liberté du citoyen. Tout n’est pas en effet de l’ordre du sondage, de l’échantillonnage, de la statistique. Pour appuyer sa démonstration, MBC cite également d’autres chercheurs reconnus, philosophes, sociologues et essayistes (Aron, Taguieff, Muray, Hermet)7. Le syllogisme « lacunaire » au nom duquel AG prétend discréditer le discours de MBC ne prend donc pas en compte le cadre entier de sa démonstration dans l’EPC : ce qui est, à l’évidence, un manque de rigueur. Le portrait que brosse AG de MBC en rhéteur a donc pour but de le refouler dans les marges de l’opinion, de la basse polémique, de la démagogie.

AG attribue enfin à MBC l’usage de l’enthymème assertif qui, comme son nom l’indique, désigne ici l’usage de la pure « affirmation péremptoire » (D, 97) dès lors que celle-ci ne repose sur aucune argumentation ou démonstration fondée sur des études empiriques ou des sources scientifiques valables (D, 98-99). Il en résulterait alors une approche abstraite, une sociologie sans société, une nation sans pays réel, une épistémologie idéaliste (p. 100). Le discours de MBC se limiterait ainsi à évoquer des entités abstraites : les élites occidentales, les peuples, le système médiatique. Encore une fois, AG discrédite le discours de MBC parce qu’il ne serait pas conforme à la méthodologie des sciences humaines. D’abord, redisons-le, l’essai de MBC repose amplement sur des études de philosophes et de sociologues dont la crédibilité est reconnue. Par ailleurs, il faut ne jamais avoir lu un ouvrage de philosophie politique ou de sociologie pour exiger que, sur le plan de la rigueur, il soit construit nécessairement sur une méthodologie de l’échantillonnage (empirique, statistique). Aurait-on idée de reprocher une telle chose à Raymond Aron, Julien Freund, Claude Lefort, Marcel Gauchet, Régis Debray, Pierre Rosanvallon, Pierre Manent, François Furet ou Pierre-André Taguieff ? La rigueur de ces penseurs est ici d’un autre ordre en ce qu’elle porte sur l’analyse du pouvoir et de son évolution dans le régime de la démocratie libérale. Lorsque Alexis de Tocqueville (1805-1859), au XIXe siècle, propose dans son célèbre ouvrage, De la démocratie en Amérique, une analyse des conséquences, notamment, du régime de l’égalité citoyenne, celle-ci ne repose que sur la qualité de son observation et sa perspicacité pour déduire des effets de certaines causes, et non sur quelque méthodologie qui, de toute façon, n’existe pas à l’époque8.

Ce qui nous amène à discuter de l’usage que fait AG de la rhétorique. On aura compris que cette grille d’analyse a d’abord pour effet d’opposer le vrai — qui relève de la raison et de l’enquête empirique et statistique — au vraisemblable, qui relève de la persuasion, de la rhétorique ou du syllogisme enthymématique considéré comme lacunaire ou incomplet. Une hiérarchie est ainsi posée entre une forme idéale et une forme plutôt imparfaite du discours. Pourtant, à relire la Rhétorique d’Aristote, cette opposition hiérarchique est loin d’être aussi nette, sinon pertinente. Selon le discours aristotélicien, le syllogisme scientifique vise à établir la vérité sur le plan de l’universel, du nécessaire, de l’essence, des principes9. Or, dans le monde sublunaire tel que le conçoit Aristote – c’est-à-dire un monde où règne le hasard, le contingent, l’imprévisible – il faut aussi avoir recours, pour délibérer sur toutes sortes de questions, au syllogisme dialectique, lequel prend plutôt appui sur le probable et le vraisemblable10. Dans ce cas, le syllogisme du dialecticien repose sur des prémisses probables, des opinions largement partagées et, selon la question débattue, sur des procédés de raisonnement ou lieux (topoï) qui l’orientent sur le plan de l’induction ou de la déduction11. Le syllogisme de la rhétorique, ou l’enthymème, s’inscrit aussi dans cette logique du probable et du vraisemblable, mais sur une autre scène de discours – qui peut être celle du tribunal (genre judiciaire), de l’assemblée politique (genre délibératif), de la cérémonie civile (genre épidictique) – où il s’agit de tenir compte des circonstances et de l’auditoire. Le rhétoricien construit également son enthymème à partir d’une logique de l’induction et de la déduction, puisant lui aussi dans les lieux communs de l’argumentation12.

L’enthymème – sinon, la rhétorique – n’est donc pas disqualifié en regard de la vérité, mais considéré utile en certains lieux de la vie sociale et politique. Comme le souligne Monique Canto-Sperber : « Le moyen logique essentiel dont se sert la rhétorique est une forme de syllogisme plus contingent et plus souple, à prémisses et à conclusions probables […]13 ». Bref : l’enthymème n’est pas tant « lacunaire » ou « incomplet » que plus « souple » dans la mesure où il n’est pas nécessaire d’expliciter, en cette circonstance, toutes les prémisses. Le discours qui relègue l’enthymème à une forme inférieure de syllogisme – forme « approximative » ou « dégradée » selon Roland Barthes –, ne prend pas en compte cette distinction et s’enferme ainsi dans une opposition trop rigide du vrai et du vraisemblable14. AG emprunte cette voie à sa façon en disqualifiant le vraisemblable au nom d’une vérité qui, dans ce cas, ne relève certes pas d’une logique apodictique ou d’une ontologie essentialiste, mais d’une présumée bonne sociologie et de ses méthodes (empiriques, statistiques)15.

Par cet infléchissement, ce recadrage insidieux, cette perspective biaisée, le discours de MBC se trouve ainsi disqualifié d’entrée de jeu sous le titre de rhétorique et de sa pratique de l’enthymème, c’est-à-dire de « simples “vraisemblances” non démontrées » (D, 99). Pour ajouter à cette disqualification, n’oublions pas d’ailleurs que « rhétorique » est un terme dont la connotation est bien souvent péjorative en tant qu’il est aussi synonyme d’une « éloquence creuse, purement formelle » (Le Petit Robert), et donc d’une parole plutôt superficielle, sinon trompeuse. En somme, par son discours, AG ne prétend pas seulement parler au nom du Bien, mais du Vrai.

Constatons que devant une telle entreprise disqualifiante, AG fait tout de même un pas de recul alors qu’il reconnaît que : « L’enthymème ne constitue pas nécessairement une erreur argumentative. On trouvera même presque fatalement dans tout discours d’idées – et particulièrement dans l’essai – une composante enthymématique. L’inconsistance dans l’argumentation bock-côtienne ne tient donc pas à la présence de l’enthymème, en elle-même inévitable ; elle vient plutôt de son caractère premier ou prépondérant » (p. 105). Deux remarques s’imposent ici : 1. il appert que le vrai est donc identifié abusivement à la seule sociologie empirico-statistique ; 2. que si l’enthymème n’est pas « nécessairement une erreur argumentative », c’est qu’il a aussi, selon les cas, sa validité, sa pertinence. Ce qui permet de constater non seulement que les prémisses non explicitées ne sont pas nécessairement associées à un manque de validité sur le plan argumentaire – comme le fait pourtant AG en discutant des anecdotes et analogies du discours de MBC –, mais que ces prémisses sont, soient évidentes, consensuelles ou inadmissibles, et qu’elles peuvent aussi être explicitées dans le cours de l’argumentation, du dialogue16. AG considère ainsi avoir réfuté MBC au nom de la rigueur, de la logique argumentative. Or, sa façon de cadrer le débat est non seulement mal comprise en elle-même quant au statut et à l’usage de la rhétorique, mais place d’entrée de jeu son adversaire dans une position perdante et, pour finir, infamante. Outre le fait que les exemples proposés par AG pour disqualifier le discours de MBC sont en eux-mêmes réfutables, la démarche elle-même – une analyse du discours qui emprunte à la rhétorique – s’avère une façon biaisée de construire son argumentation. Qui donc ici manque à nouveau de rigueur !

AG poursuit son propos en évoquant en particulier le capital symbolique que chercherait à se construire MBC en se donnant la place prestigieuse du résistant, du dissident (D, 124). Pourtant, considérant la polarisation des acteurs de ces discours, chacun peut en effet se percevoir comme un résistant-dissident par rapport à l’autre et, par conséquent, revendiquer cet éthos, comme cela a d’ailleurs lieu bien souvent. On ne voit donc pas en quoi cet éthos serait à dénoncer, sauf dans ce cas pour le ridiculiser dans sa présumée posture héroïque (D, 124-126). Constatons que AG construit lui aussi son éthos lorsqu’il discute, par contraste, les prises de position de Francis Dupuis-Déri sur le wokisme (D, 106) et celle de Mark Fortier sur MBC (D, 128). Tout en reconnaissant à chacun certains aspects pertinents de leur discours, AG n’en critique pas moins leur usage parfois défaillant de l’argumentation par leur recours à l’enthymème. Dans ce cas, AG apparaît comme celui qui est capable de critiquer les acteurs des deux camps. N’ayant donc pas sombré dans la polarisation, AG incarne l’éthos de l’homme rationnel, mesuré, neutre, pour ne pas dire l’arbitre idéal de ce conflit. N’est-ce pas ce qu’on appelle se donner le beau rôle ? Or, redisons-le, sa propre mise en scène discursive est biaisée, et le lecteur ne doute d’ailleurs à aucun moment de quel côté du débat il se situe.

Pour sortir d’une vision biaisée du social et du politique – ce dont serait incapable MBC en ce qu’il s’opposerait aux « manières du discours universitaire » (D, 123) –, AG plaide, s’appuyant sur Bourdieu, en faveur d’une sociologie qui échappe, par son autonomie, sa scientificité, au clivage gauche-droite (D, 146). Fort bien, peut-on dire d’emblée. Il existe sans doute des régions du savoir qui relève de cette forme de scientificité. Toutefois, le savoir ne saurait s’y limiter. Cela dit, constatons que le discours de AG – qu’il considère nécessairement valable – ne répond pas à cette exigence, c’est-à-dire à cette sociologie de l’enquête, de la statistique, etc. Il pratique, à bon droit, l’analyse du discours, des événements tels qu’ils sont racontés ou mis en discours, comme d’ailleurs MBC (et l’auteur de cette recension). Faut-il dès lors conclure que, sans prendre appui sur cette sociologie positiviste, seul AG serait capable d’échapper aux préjugés et autres biais plus ou moins inconscients…, sinon à la polarisation gauche-droite ?

Pour conclure. On peut anticiper que sur certaines tribunes, le livre de AG sera considéré comme une réfutation savante de MBC. Or, sous le vernis de l’analyse savante du discours, de la rhétorique, se révèle non seulement un manque de rigueur, de pertinence de la part de AG, mais une attaque passablement brutale par la disqualification, le mépris qu’il manifeste envers son opposant qui « donne les airs de la prose savante à un discours qui n’en possède pas l’esprit et qui relève souvent davantage de l’indignation chroniqueuse » (D, 122-123). Pourtant, constatons-le une fois de plus, AG pratique allègrement ce manque de rigueur qu’il prétend dénoncer.

Ces considérations sur la mécanique du discours n’ont-elles pas d’ailleurs pour effet de noyer le débat ? L’analyse rhétorique du discours à certes ses avantages et ses mérites ; mais, repérer des enthymèmes ou des figures, n’est qu’un aspect de l’analyse qui, faute d’une perspective plus globale, peut donner la fausse impression d’être au cœur du problème et de le résoudre.

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Je me limiterai pour le chapitre 3 du livre à quelques brèves remarques puisque s’y répète le même cadre argumentatif. Dans ce chapitre, AG s’emploie à analyser la rhétorique du « Manifeste contre le dogmatisme universitaire » rédigé par des étudiants et publié dans Le Devoir le 20 janvier 2020. Là encore, AG fait la mise en procès de ce Manifeste en le disqualifiant au motif qu’il s’agit d’une rhétorique de la polémique et du pamphlet où dominent notamment « l’assertion catastrophiste » (D, 150), « le recours massif à l’amplification » (D, 150), le « manichéisme » (D, 182), contraire en cela à une saine sociologie dont l’argumentation serait construite à partir des faits. Faut-il rappeler qu’un article de journal n’est pas nécessairement le lieu de ce genre de démonstration, mais que, dans bien des cas, sa pertinence tient au fait qu’il fait notamment écho à de nombreuses études portant sur le même sujet. Ainsi, AG aurait pu – pour ne pas se donner une fois de plus la partie facile – dialoguer avec des auteurs, des universitaires, qui dénoncent aussi ce discours fort répandu à l’université17. Faut-il lui rappeler les troublants événements de l’Université Evergreen aux États-Unis. Le témoignage courageux de ces étudiants est plutôt convergeant avec ceux, y compris des professeurs, qui s’interrogent sur la vitalité du pluralisme des opinions à l’université. D’ailleurs, AG évoque au chapitre 4 l’Annexe B du rapport Bastarache sur la liberté académique à l’Université d’Ottawa où des professeurs en arrivent à un constat semblable à celui des étudiants du Manifeste : « […] des dizaines de témoignages (venant aussi bien d’étudiants que de professeurs) dénonçant un “climat de censure”, appelant à “sortir du ressenti” ou déplorant l’exacerbation de la “susceptibilité”, le “climat de peur”, le “lynchage public”, “l’intimidation”, le “harcèlement” et la “rectitude politique” » (D, 304). Constatons enfin que dans leur Manifeste, ces étudiants défendent non seulement l’université comme lieu où peut s’exprimer une diversité d’opinions, mais la pertinence d’une réflexion sur le statut de la nation québécoise dans le Canada, laquelle ne saurait être délégitimée d’emblée au nom d’un certain discours décolonial18.

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Je me limiterai aussi à quelques remarques en ce qui concerne le chapitre 4 consacré à l’affaire du mot-en-n prononcé par Verushka Lieutenant-Duval en septembre 2020 à l’Université d’Ottawa. AG analyse l’événement comme un « fait polémique » (D, 227). Il considère que cette polémique aurait pu être évitée si l’on avait entendu la leçon de Judith Butler – théoricienne du discours sur le genre associé au wokisme – selon laquelle même si un mot peut s’entendre comme une injure en situation pédagogique, le fait de le constituer en objet de savoir peut néanmoins le désarmer (D, 232). Or, n’était-ce pas justement cette leçon, à tout le moins son esprit, dont se réclamait Lieutenant-Duval ? Selon AG, la leçon butlerienne aurait pu éviter l’affrontement entre les deux clans : les uns évoquant notamment la distinction entre usage et mention pour justifier qu’on puisse le prononcer en classe, les autres considérant plutôt que le mot, étant une injure quel qu’en soit le contexte, il doit demeurer imprononçable. On se demande alors comment Butler aurait pu rallier les seconds ? AG ne s’embarrasse pas de cette difficulté, sinon de cette contradiction. Il considère plutôt que, dès lors, « […] les conditions étaient réunies pour qu’un non-événement soit constitué en incident majeur » (D, 234). Un non-événement !

En repliant l’affaire du mot-en-n sous l’angle du polémique, AG va d’ailleurs entreprendre une sorte de dédramatisation de l’événement. D’abord, il considère que cette polémique est le résultat d’un mauvais cadrage, alors que le plan rapproché – la discussion se limitant alors au factuel, aux données objectives – se trouve pour ainsi dire avalé par un plan panoramique : c’est-à-dire lorsque « […] la discussion s’élargit pour se transposer sur le terrain des principes et des grandes causes, qui engagent l’identité sociale des interlocuteurs » (D, 255). Bref, l’on passerait malheureusement du factuel à l’idéologique. Pourtant, il n’aura probablement pas échappé à la vaste majorité des citoyens que l’événement dont il est question touche aux questions fondamentales de la liberté académique et de la liberté d’expression, comme en témoignent d’ailleurs les rapports Bastarache et Cloutier chargés de faire des recommandations aux universités pour donner suite à cette affaire19. C’est dire que la question était fondamentale, et non pas supposément « panoramique ». Selon AG, les deux clans opposés auraient surtout profité de l’occasion pour instrumentaliser l’affaire (D, 270). En cela, cette polémique serait simplement révélatrice, selon AG, de la « rigidité » de « programmes discursifs rivaux » (D, 272), sorte de langue de bois à laquelle le sujet-militant serait aliéné et qui ne pourrait qu’aboutir à un dialogue de sourds avec le sujet-militant du clan adverse. Et pourquoi en serait-il ainsi se demande AG ? En raison d’une certaine « économie de l’attention », dit-il, puisque faute de temps, le « programme discursif » est, par sa simplicité, un « filtre optimisateur » pour le militant (D, 286-287). Il n’y a donc plus ici de sujet avec ses convictions, mais un simple militant-ventriloque du « programme discursif20 ».

Qu’il puisse y avoir usage de la langue de bois sur la scène du politique est un truisme. Constatons surtout que, sous prétexte de décrire l’événement sous l’angle du polémique, AG refoule la question des principes en mettant l’emphase – la causalité – sur la mécanique du discours où se seraient trouvés emportés les membres des deux clans. De cette façon, il se donne encore la place avantageuse de celui qui, supposément à bonne distance des enjeux politiques et philosophiques de l’Affaire, prétend la comprendre et l’arbitrer. En demeurant en retrait, sous le masque de l’analyste du discours polémique, AG apparaît neutre en considérant notamment que chacun des clans a pu s’égarer par son refus des faits et le recours au « programme discursif ». Cette réduction de l’Affaire à un certain discours polémique apparaît cependant, somme toute, comme une façon de ne pas s’engager, de ne pas prendre position sur le fond, considérant que les deux positions en présence sont d’ailleurs irréconciliables. En cette Affaire, le dialogue de sourds ne résulte pas en effet de quelque bris dans la mécanique du discours, de sa rhétorique, mais du fait que les principes s’avèrent attaqués de front.

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Tout au long de son essai, AG ne cesse de plaider pour l’usage de la raison, de l’argumentation rationnelle et pour une sociologie fondée sur les faits, l’objectivité. Or, constatons que le wokiste est contre la science – même celle des sciences dures (biologie, mathématiques, etc.) – qu’il considère non pas comme une quête de la vérité valable universellement, mais comme l’expression de la culture occidentale (blanche), coupable d’être raciste et viriliste, ethnocentrique et androcentrique. Pour lui, il y a autant d’épistémologies que de groupes identitaires. Le savoir, de ce point de vue, n’est toujours que l’expression d’un pouvoir21. Cette gauche radicale est donc contre l’esprit universaliste et rationnel des Lumières22. Il est plutôt frappant que AG, gardien de la raison, n’instruise jamais ce procès envers le wokisme. On a vu qu’il tente bien plutôt de disqualifier des adversaires de ce discours. On peut se demander alors pourquoi il a pu ainsi se tromper de cible ? Si AG avait instruit le procès du wokisme ne serait-il pas tombé, ipso facto, comme le veut la polarisation actuelle du débat social et politique, du côté des infâmes idéologues de la droite identitaire, ceux qu’ils conspuent dans son essai ? On devine que cela peut lui être intolérable, exposé alors au bannissement social et professionnel. C’est là d’ailleurs le problème de notre époque : quiconque se montre critique envers une certaine gauche est illico maudit ou frappé d’anathème sous le nom de fasciste, de partisan de l’extrême droite. Il s’agit là d’une forme de terrorisme intellectuel puisque s’opposer à ceux qui prétendent incarner le Bien, c’est nécessairement sombrer dans le camp du Mal. Cela dit, on observe dans le discours de AG un phénomène de renversement, sinon de déni : l’irrationnel – du moins, celui qui manque de rationalité dans ses déductions – ce n’est pas le wokiste, mais le chroniqueur ou l’idéologue jugé de droite, si ce n’est d’extrême droite. En fait, AG ne prend pas la peine d’analyser le discours woke en lui-même. Il le refoule plutôt derrière son analyse rhétorique et polémique du débat, de manière aussi, tout compte fait, à s’octroyer la victoire.

Dans sa conclusion, AG cherche à comprendre pourquoi la scène du polémique est celle d’un dialogue de sourds. Il en vient à conclure, tout en rendant hommage à son maître Bourdieu, qu’il en va ainsi lorsque le discours identitaire – l’identification à son clan social – supplante la logique rationnelle : « Le fait que des identités s’attachent aux positions et que les positions deviennent des identités contribue à expliquer l’“irrationalité” dont les polémiques sont inlassablement, irréductiblement empreintes23 » (D, 345). Bref, en disqualifiant les deux clans sous le nom de « polémique », AG ne fait pas que se donner le rôle vertueux de l’arbitre : il neutralise le débat, le transforme en match nul, apparemment sans vainqueur ni vaincu. L’avantage d’une telle manœuvre – menée au nom de la raison et de l’objectivité – réside dans le fait qu’elle lui évite de se prononcer sur le fond du débat : en l’occurrence, analyser le bien-fondé philosophique du wokisme. Or, cela conduirait fort probablement AG à reconnaître l’incohérence de sa propre posture où il est à la fois en faveur de la science, de l’objectivité, mais ne peut reconnaître dans le wokisme ce refus de la science et de l’objectivité. AG apparaît ainsi comme ce joueur d’échecs qui, sentant la partie perdue – défendre le wokisme au nom de la raison –, cherche à jouer le match nul, lequel s’avère en fait une victoire dans la mesure où cela laisse intacte la domination, en certains milieux, du discours woke. En jouant le match nul, l’ordre établi est maintenu, et la contradiction dissoute, sous des airs savants, dans l’analyse du rhétorique et du polémique. De cette façon, l’essayiste demeure bien à l’abri dans son camp. Sa propre analyse ne permet-elle pas cependant d’expliquer sa démarche ? Comme on vient de le souligner un peu plus haut à propos du polémiste qui verse inévitablement, selon lui, dans l’irrationalité, l’identification à son clan social a en effet préséance sur le jugement, si ce n’est sur le courage et la lucidité.

S’il y a dialogue de sourds – notamment en ce qui concerne le débat autour du mot-en-n – c’est que plusieurs dénoncent le fait que le clan des wokistes s’est retranché dans l’irréfutabilité, rendant impossible le dialogue, le débat. Comme a pu l’analyser David Santarossa, le partisan du discours woke prétend plutôt enseigner la bonne parole, la Vérité, que de débattre avec son adversaire24. Le mécanisme de l’irréfutabilité est particulièrement manifeste lorsque, par exemple, se dire non-raciste de la part d’un blanc n’est que la confirmation qu’il l’est sans le savoir. Or, il est frappant d’entendre les membres des deux clans en appeler à la tolérance et au dialogue. Toutefois, les uns, wokistes, entendent dialoguer à condition que leur conception du Bien soit dominante, alors que les autres, refusent que le débat soit défini par les wokistes, question de protéger la liberté d’expression de chacun. Une certaine posture morale enraye ainsi la possibilité même du débat. Comme le souligne Monique Canto-Sperber : « Les raisons pour lesquelles il faut s’opposer aux tentatives d’hégémonie en matière de parole publique ne sont pas des raisons morales (par exemple : “Les valeurs qu’on voudrait nous imposer ne sont pas les bonnes” ou : “Nous avons quant à nous d’autres valeurs à proposer”), mais des raisons de justice. Il s’agit en effet avant tout de faire valoir les règles qui organisent la distribution de la parole, à savoir s’assurer que nul n’est réduit au silence et que l’espace d’échange et de débat est aussi ouvert que possible25 ». Se dire dépositaire exclusif du Bien – synonyme alors de pureté morale – peut ainsi conduire à l’intolérance, à la violence26. Est-ce que l’on peut s’entendre, de part et d’autre, sur ce que veut dire la dignité humaine ?

Dialoguer, convaincre, persuader. Vaste programme ! Cela est probablement sans fin, et caractérise notre condition en ce qu’il n’y a pas, pour parler comme Lacan, de métalangage, dès lors « que nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle, et qu’elle n’a pas d’autre moyen pour ce faire27 ». Bref, il n’existe pas une scène de discours garante, considérant notre finitude, de la véracité absolue de nos paroles. Ainsi donc va bien souvent le monde : de dialogue de sourds en dialogue de sourds, sinon de violence en violence, tout en cherchant malgré tout la paix. Il arrive néanmoins que la parole de l’un ou de l’autre soit entendue, reçue, partagée.


1 Je citerai ou évoquerai des passages de l’essai (Les Déchirures) sous cette forme : D, suivi du numéro de page.

2 AG cite abondamment Pierre Bourdieu, son maître en sociologie critique, dont la méthodologie serait un modèle à suivre. Or, Louis Gruel a voulu montrer que l’usage ou l’interprétation des statistiques, de l’échantillonnage par Bourdieu dans Les Héritiers et La Distinction, n’était pas sans distorsions ou faussetés (Pierre Bourdieu illusionniste, Presses universitaires de Rennes, coll. « Essais », 2005). M. Gruel a peut-être eu ensuite ses contradicteurs bourdieusiens. Je n’évoque cette référence que pour souligner que, sans tomber dans un relativisme facile, cette méthode est aussi de l’ordre de l’interprétation et que, par conséquent, elle n’est pas infaillible, ou gage absolu de vérité.

3 Dans La religion woke (Grasset, 2022) Jean-François Braunstein évoque en ce sens, au chapitre II, à la section « La religion des fragiles » (p. 86-102), les travaux de : C. Fox, « I Find that offensive! » (2016) ; J. Haidt et G. Lukianoff, The Coddling of the American Mind. How Good Intentions and Bad Ideas Are Setting Up a Generation for Failure (2018); F. Furedi, Therapy Culture. Cultivating vulnerability in an uncertain age (2004).

4 Comme le rappelle MBC, cette menace d’exclusion s’est aussi manifestée au Québec en 2008, lors de la crise des accommodements raisonnables alors qu’il a été proposé « […] d’accorder au Conseil de Presse le droit de suspendre la publication des journaux ou des magazines proposant une représentation négative de la diversité ». On pouvait aussi lire dans le Rapport Bouchard-Taylor que « […] les médias devront apprendre à se discipliner », sans nous dire qui serait chargé du rôle de préfet de discipline s’ils ne parvenaient pas eux-mêmes à s’inhiber suffisamment » (L’empire du politiquement correct, Cerf, 2019, p. 75).

5 Citons ce passage : « En d’autres mots, toute proposition politique ne s’inscrivant pas d’abord et avant tout dans les paramètres de la philosophie diversitaire serait dorénavant irrecevable. Ils furent nombreux, à sa suite, à plaider pour que l’espace public ne soit plus ouvert à ceux qui ne faisaient pas de la reconnaissance positive de la diversité le principe de base de leur cadre d’analyse et à refuser de considérer comme des interlocuteurs légitimes ceux qui s’opposaient en soi à l’idéologie multiculturaliste. On ne saurait discuter sérieusement avec ceux qui ne commencent pas leurs interventions publiques avec une prière au pluralisme identitaire. /(Changement de paragraphe). La construction du récit médiatique n’a donc rien d’aléatoire. Pour qui cherche à comprendre le fonctionnement de la conversation démocratique, il importe alors de voir selon quels critères et quelle logique certains événements sont placés au cœur de l’espace public et pourquoi certains sont traités comme des faits anecdotiques. Comment s’assurer, par exemple, devant les tensions causées par l’immigration massive, que le récit médiatique mettra de l’avant la nécessaire lutte contre le racisme et la xénophobie des populations natives, et non pas la remise en question de ces mouvements migratoires et la nécessité de restaurer les frontières pour les contenir » (EPC, 57-58).

6 Constatons cependant que AG s’autorise l’usage de l’anecdote lorsqu’il évoque au chapitre 3 pourquoi il a fait le choix d’analyser le « Manifeste contre le dogmatisme universitaire » publié par des étudiants : « Cette querelle éphémère peut paraître insignifiante, mais elle offre à l’analyse un objet fécond. On peut y voir un “modèle réduit” : son déroulement concentré […] et la polarisation des discours qu’elle met en jeu permettent d’observer à une échelle restreinte, et dans un corpus aisément maîtrisable, le fonctionnement et les rouages de la polémique » (D, 148). Lui seul serait-il donc en droit d’extrapoler à partir d’un seul cas ?

7 Sur ce plan, Nathalie Heinich rejoint MBC en évoquant pour sa part le «totalitarisme d’atmosphère» du wokisme (Le wokisme serait-il un totalitarisme?, Albin Michel, 2023, p. 129-154).

8 Dans De la démocratie en Amérique (GF Flammarion, 2010, p. 256), Alexis de Tocqueville spécule ainsi sur l’évolution à venir du régime de l’égalité citoyenne : « Au-dessus de ceux-là [les citoyens] s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir ». Cela ne décrit-il pas avec pertinence un certain discours contemporain où le sujet, soumis au principe de plaisir, se trouve ainsi infantilisé, refusant le principe de réalité (le manque, l’interdit, la limite, la loi) pour parler comme Freud ?

9 Voir à ce sujet, le chapitre 2, « La science : syllogisme et démonstration » de Logique et méthode chez Aristote (4e édition, Vrin, 1996, p. 57-106) de J. M. Le Blond. Sur cette question complexe, on peut aussi consulter les travaux de Richard Bodéüs (Aristote, Vrin, 2002, p. 123-156) et d’Anne Cauquelin, Aristote et le langage (PUF, coll. « Philosophies », p. 70-91).

10 Comme a pu l’analyser Pierre Aubenque (La prudence chez Aristote, PUF, 1963), le monde sublunaire, caractérisé par le contingent, est le lieu où s’exerce un savoir particulier, la prudence (phronésis), où entre notamment en jeu le temps opportun (kairos), la délibération (bouleusis) et le choix (proairésis).

11 Dans son traité, Topiques (livres II à VII), Aristote décrit ces procédés du raisonnement ou lieux communs que sont l’accident, le genre, le propre, la définition, l’identité.

12 Aristote propose dans sa Rhétorique (2e partie : chapitre XXIII : « Lieux d’enthymèmes ») pas moins de 29 lieux pour soutenir l’argumentation du rhéteur.

13 Philosophie grecque, sous la direction de Monique Canto-Sperber, PUF, coll. « Premier cycle », p. 437.

14 Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », L’aventure sémiologique, Points/Essais, 1985, p. 96.

15 La sociologue Nathalie Heinich, étudiante, puis professeure, à la fois reconnaissante et émancipée de Bourdieu, a critiqué cet enfermement de la pensée dans cette sociologie positiviste : « Mais elle peut aboutir à l’exclusion intolérante de toute autre forme de pensée, au dédain, voire à la haine de l’essayisme. Bourdieu les pratiqua plus qu’abondamment, condamnant ses disciples à se couper de tout un pan de la production intellectuelle de leur époque, considérée a priori comme nulle et non avenue pour peu qu’elle apparût sans substrat empirique. La liberté de lire des penseurs sans caution scientifique, la liberté de penser sans le support immédiat d’une enquête, la liberté d’écrire sans autre guide que son intuition et la décantation de ses réflexions, sont des luxes dont les bourdieusiens même repentis, se sont privés – moi la première – par cette sorte d’ascèse positiviste » (Pourquoi Bourdieu, Gallimard, coll. « Le débat », 2007, p. 57).

16 AG cite également Ruth Amossy pour soutenir son propos ; pourtant, son analyse de l’enthymème correspond davantage au cadre aristotélicien, comme le suggère ce passage : « Il ressort de ces considérations 1) que la reconstruction du syllogisme à partir de l’enthymème semble souvent trop coûteuse pour être féconde, si bien qu’on se demande si elle constitue un stade obligé d’analyse ; 2) que cette reconstruction, même aboutie, laisse souvent échapper l’essentiel de l’échange argumentatif, qui ne réside pas dans l’opération logique sous-jacente, mais dans un discours par définition dialogique où c’est la relation entre le locuteur et ses allocutaires qui donne sa force au propos » (L’argumentation dans le discours, Armand Colin, 2013, p. 152).

17 Parmi les nombreuses études publiées sur cette question, mentionnons : Identité, « race », liberté d’expression. Perspectives critiques sur certains débats qui fracturent la gauche (sous la direction de Rachad Antonius et Normand Baillargeon, PUL, 2021) ; Ce que le militantisme fait à la recherche (Nathalie Heinich, Gallimard, coll. « Tracts », 2021) ; Les deux universités. Postmodernisme, néo-féminisme, wokisme et autres doctrines contre la science » (Robert Leroux, Cerf, 2022) ; Liberté universitaire et justice sociale (Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet, Liber, 2022). Chacun de ces livres cite de nombreuses études, notamment en anglais. La revue Argument a également consacré un numéro à cette question : « L’université sous pression » (vol. 24, no 1, automne-hiver 2021-2022). Mentionnons enfin, de Jean-François Braunstein, son chapitre « La première religion née dans les universités » de son livre, La religion woke (Grasset, 2022, p. 33-102).

18 Dans une précédente recension sur le livre d’Alex Gagnon, Les métamorphoses de la grandeur (2020), j’avais noté que son analyse, excellente sur plusieurs aspects, ne prenaient pas en compte cependant la question nationale québécoise (cf. « Légendes du pays », Les Cahiers de lecture de L’Action nationale, vol. XV, no 3, été 2021, p. 17-18). Selon la théorie décoloniale, l’occidental apparaît comme un colonialiste (cf. Pierre-André Taguieff, L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Éditions de l’Observatoire, 2020).

19 À la demande de l’Université d’Ottawa, Me Michel Bastarache, président du comité, a remis un Rapport du comité sur la liberté académique en novembre 2021. Parmi les recommandations du rapport Bastarache, on trouve ceci : « Le Comité recommande que l’Université affirme la nécessité de protéger la liberté académique et la liberté d’expression aux fins de la réalisation de la mission de l’Université en matière d’enseignement et de recherche. Le Comité est de ce fait en désaccord avec l’exclusion de termes, d’ouvrages ou d’idées dans le contexte d’une présentation ou d’une discussion respectueuse de nature universitaire et dans un but pédagogique et de diffusion des savoirs » (point f, page 5). Dans le rapport de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire présidée par Alexandre Cloutier (décembre 2021), on peut lire ceci parmi les cinq avis : « Toutes les idées et tous les sujets sans exception peuvent être débattus de manière rationnelle et argumentée au sein des universités » (p. 62). Dans le mémoire qu’il a déposé lors de cette commission, le juriste de l’Université de Montréal Pierre Trudel constate : « Se mettre à censurer ou pénaliser des propos pour le seul motif qu’ils indisposent, “microagressent” ou “offensent” est incompatible avec les libertés expressives » (mémoire déposé en annexe, p. 2). À l’Université de Montréal, un « Énoncé de principes » a été adopté en juin 2021, dans lequel on peut lire, notamment : « L’Université de Montréal réaffirme et protège les libertés universitaires des membres de son corps enseignant, leurs choix pédagogiques et leurs orientations de recherche. Ainsi aucun mot, aucun concept, aucune image, aucune œuvre ne sauraient être exclus a priori du débat et de l’examen critique dans le cadre de l’enseignement et de la recherche universitaires. » L’avenir dira si ces déclarations sont suffisantes considérant le poids idéologique du wokisme.

20 Rappelons que le discours sociologique de Bourdieu repose sur une théorie du sujet et du savoir qu’il aurait été pertinent de problématiser, comme ont pu le faire notamment Luc Ferry et Alain Renaut au chapitre « Le marxisme français (Bourdieu) » de La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain (Folio/Essais, [1985], 1988, p. 239-279).

21 Voir à ce sujet le chapitre 4, « Une religion contre la science. Les épistémologies du point de vue » de La religion woke (Grasset, 2022, p. 211-254) de Jean-François Braunstein. Et, du même auteur, La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort (Grasset, 2018). Comme le remarque Pierre Valentin à propos de la stratégie du discours woke : « De son propre aveu, la pensée woke manie des concepts pour les effets qu’ils vont produire plus que pour leur pertinence en soi. En d’autres termes, elle défend rarement des principes, mais plutôt des méthodes. Ainsi, la cohérence interne d’une pensée devient secondaire par rapport à l’objectif qui est de promouvoir une cause globale. Il est considéré possible et tout à fait légitime de faire exister un concept sous une forme incohérente, contradictoire ou mal définie s’il permet la progression d’une finalité jugée bonne » (L’idéologie woke. Anatomie du wokisme 1, Fondation pour l’innovation politique : www.fondapol.org/etude/ideologie-woke-1-anatomie-du-wokisme, p. 17). Article consulté le 21-09-21.

22 Comme le démontre Stéphanie Roza dans son étude, La gauche contre les Lumières (Fayard, coll. « Raison de plus », 2020).

23 Comme le rappelle Nathalie Heinich, même Bourdieu dont se réclame pourtant ici AG à propos de cette sociologie positiviste, est plutôt ambigu sur cette question : « […] lorsque Bourdieu refuse la distinction des faits et des valeurs, c’est plutôt pour rabattre les premiers sur les secondes : le factuel se trouve réduit à l’axiologique [les valeurs], car il n’existe “que” des représentations, “socialement construites” pour servir des intérêts, donc artificielles et arbitraires. Toutefois, l’on chercherait en vain, dans sa pensée, une position claire concernant le statut des valeurs. Il balance en effet entre, d’une part, ce constructivisme critique qui pousse, nous l’avons vu, à considérer les valeurs comme une illusion des dominés ou une ruse des dominants et, d’autre part, un réalisme des “faits” opposés aux “illusions”, accordant au seul sociologue le privilège d’énoncer les premiers contre les secondes. Cette ambiguïté de la question des valeurs – comme, d’ailleurs, de beaucoup d’autres questions – dans la sociologie de Bourdieu participe du socle même de sa “sociologie critique”, qui ne considère pas les points de vue des acteurs comme une réalité à analyser, mais, plutôt, comme une illusion à dévoiler. /La prévalence du constructivisme critique dans l’héritage boudieusien et néo-bourdieusien tend à disqualifier l’approche factualiste – les “faits” existeraient bien – au profit d’une approche représentationnelle – ils ne seraient “que” des “constructions” arbitraires, sinon des “illusions” » (Des valeurs. Une approche sociologique, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2017, p. 367-368). Qu’à cela ne tienne, AG ne s’embarrasse pas de ces subtilités épistémologiques en plaidant plutôt pour une sociologie du factuel et du vrai pour mieux disqualifier ceux qui s’égarent dans le registre opposé, celui de l’opinion, de l’idéologie.

24 David Santarossa développe son analyse au Chapitre 5, « Le dialogue impossible », de son livre La pensée woke. Analyse critique d’une idéologie (Liber, 2022, p. 119-141). Dans ce même chapitre, D. Santarossa évoque la prédominance du ressenti (subjectif) sur l’intention et, donc, sur les faits, l’objectivité, niant de la sorte la possibilité d’un langage commun (op. cit., p. 134-135). Comme l’analyse Nathalie Heinich, le fait de revendiquer une «sensibilité blessée» permet de s’opposer à l’ordre du savoir, à l’objectivité (Le wokisme serait-il un totalitarisme ? Albin Michel, 2023, p. 72-74).

25 Monique Canto-Sperber, Sauver la liberté d’expression, Albin Michel, coll. « Espaces libres », 2022, p. 306-307.

26 Comme a pu l’analyser Jean-Claude Michéa dans son étude, L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Flammarion, coll. « Champs/essais », 2010.

27 Jacques Lacan, « La science et la vérité », Écrits, Seuil. Coll. « Le champ freudien », 1966, p. 867-868.