Eric R. Wolf. L’Europe et l’histoire des sans-histoire

Eric R. Wolf
L’Europe et l’histoire des sans-histoire
Montréal, Écosociété, 2023, 616 pages, cartes, notes bibliographiques, bibliographie

Lors de la réédition de son ouvrage en 1997, l’anthropologue Éric Wolf (1923-1999) rédige une nouvelle préface pour le livre paru en 1982. Il pose les éléments de sa problématique5. Son intention est de bousculer l’histoire et l’anthropologie pour étudier les sociétés aux prises avec les systèmes de pouvoir qui émergent en Europe et se déploient en changeant. Wolf cherche les structures qui modifient la vie de ces sociétés dont on disait qu’elles sont sans histoire. Son objectif n’est pas de faire une histoire du monde ou du capitalisme, mais de montrer les interrelations et interdépendances entre les sociétés, sans perdre de vue que ces connexions sont tissées de tensions, de contradictions et de fractures.

Pour élaborer cette perspective, Wolf fait appel à des concepts utilisés par Karl Marx6. Cela dit, son livre ne propose pas un étalage de la pensée marxienne. Il cherche à illustrer comment le mode de production capitaliste transforme les sociétés et les cultures en les réalignant autrement, en les enrégimentant dans le travail. Pour offrir une représentation structurée du monde dans lequel nous vivons, Wolf expose les relations de pouvoir dont la médiation enclenche la mobilisation de travailleurs et met en œuvre un schéma mental pour qu’ils consentent à la division du travail issue de ce mode de production. Il pense et décrit autrement l’expansion coloniale et la sujétion des sociétés dites sans histoire.

Dans Lire Wolf (p. 13-24), les traducteurs André C. Drainville, sociologue, et Martin Hébert, anthropologue7, proposent une double lecture, de l’auteur dans son œuvre et de ce livre dans l’histoire du Québec. Ils font, ni plus ni moins, de ce livre le fondement d’une lisibilité du monde en y incluant le sujet québécois, sujet d’une société qui pourrait bénéficier d’un « nouveau récit de la colonisation du monde » (sous-titre de la traduction). Ces quelques pages engagent le lectorat pour la lecture du livre et au-delà. En prolongeant l’économie politique de Wolf, on pourrait lancer de nouvelles recherches à propos du Québec et du monde.

Le livre est divisé en trois parties, chacune de quatre chapitres, le tout suivi d’une postface et de notes bibliographiques. Les préfaces (1982, 1997) de l’auteur n’ont pas été retenues. En incluant les titres de sections (ce que ne faisait pas l’édition originale), la table des matières offre un portrait complet de l’ouvrage. Dans certaines notes de bas de page, les traducteurs proposent des éclairages. Les notes bibliographiques à la fin donnent un aperçu de l’autobiographie intellectuelle de l’auteur. On aurait aussi pu proposer en annexe l’article « Inventing Society » où Wolf revisite le concept de société et les processus qui consistent à faire société chez les humains8.

Le premier chapitre introduit l’ouvrage en faisant le tour de l’aptitude des sciences sociales à représenter un monde, non pas statique mais dynamique, enchevêtré, interrelié (p. 27-56). Le deuxième chapitre (p. 57-116) propose un tour du monde en 1400 ; sont visitées des sociétés agricoles, pastorales et autres qui interagissent entre elles, certaines ayant fondé un empire et installé leur domination. L’anthropologue passe en revue la situation de chaque continent du point de vue de l’économie politique des systèmes sociaux qui s’y transforment et que les Européens vont « rencontrer au cours de (leur) expansion ». Wolf n’évoque pas les sociétés qui s’installent à l’écart des transformations et les refusent9.

L’auteur poursuit avec la figure du « voyageur imaginaire » qui se déplace d’une société à l’autre. Le troisième chapitre (p. 117-156) porte sur le concept « mode de production ». Il expose ce concept-moteur avec lequel il départage les sociétés. Il fait passer le concept de Marx en anthropologie en illustrant trois variantes : les modes capitaliste, tributaire et lignager, chacun offrant plusieurs modèles correspondant aux différentes sociétés dans le monde. Le tout est fouillé, explicite. Sans être un exercice théorique, il offre un panorama utile pour la suite du livre et pour la compréhension de l’histoire. Il prépare le terrain pour ensuite montrer comment ces modes interagissent en déployant le mode capitaliste.

Le quatrième chapitre clôt la première partie (p. 157-188) en posant les grandes lignes de la transformation de l’Europe sur le seuil de son expansion dans le monde. Il traite du commerce dans le monde et de la consolidation des États en Europe, notamment la France et l’Angleterre où le capitalisme émerge selon des logiques différentes. L’accumulation de richesses est visée et sous-tend les actions de ces pays par la suite.

Dans le cinquième chapitre (p. 195-230), il est question de la conquête ibérique et des régimes coloniaux installés en Amérique centrale et du sud, régimes qui transforment les sociétés dont les modes sont tributaires ou lignagers, certaines de leurs institutions étant reprises au service des Empires. Ceux-ci exploitent les Indiens et les Africains en profitant du travail forcé, agricole et minier. La plantation s’impose comme modèle d’exploitation.

Le sixième chapitre (p. 231-276) traite du commerce des fourrures en Amérique du nord, où l’Angleterre et la France se font concurrence, recherchant des terrains de chasse et de trappe. En approvisionnant les Européens, dans les régions étudiées par Wolf, les sociétés amérindiennes changent. Elles sont touchées à divers degrés, de diverses façons. Depuis l’écriture du livre, la recherche anthropologique auprès des Innus a été marquante10.

Le commerce des esclaves, plus particulièrement depuis l’Afrique vers l’Amérique du Nord, est examiné dans le septième chapitre (p. 277-320). L’intervention d’Européens et d’élites de certaines sociétés africaines instaure l’approvisionnement de personnes capturées, endettées ou séparées qui deviennent esclaves. Des millions de personnes sont transférés d’un continent à l’autre pour travailler dans les plantations.

Depuis la publication du livre de Wolf, qui traite peu des marchés aux esclaves, du mode de reproduction des esclaves ou de leurs conditions de vie, l’anthropologie a progressé11. Les sociétés esclavagistes et les sociétés à esclavage (distinction faite par Alain Testart) recouvrent nombre de situations, institutions et aménagements de rapports sociaux. Ajoutons que, depuis lors, le cas de la Nouvelle-France a été revu à neuf12.

Le dernier chapitre de la deuxième partie (p. 321-360) porte sur l’Asie (l’Inde, l’Indonésie et la Chine). Il y est surtout question de la prise de souveraineté de l’Inde par l’Angleterre, un processus politique et économique qui transforme la structure de pouvoir interne par diverses réformes et répressions pour installer un régime de domination coloniale. Sous cette domination, « l’Inde devint une fondation essentielle du capitalisme » émergeant.

Après la première partie qui a exposé les « connexions » entre sociétés et la deuxième qui a traité de l’« accumulation des richesses », la troisième aborde le « capitalisme » en décrivant d’abord la révolution industrielle dans le neuvième chapitre (p. 367-408). Wolf y présente les transformations de la structure industrielle en Angleterre, tout autant que dans les régions d’approvisionnement de matières premières, aux États-Unis notamment.

Le dixième chapitre (p. 409-426) porte surtout sur la différenciation entre les modes de production capitaliste, soit dans ses opérations elles-mêmes, soit par son développement à travers les régions, soit par le biais des activités mercantiles. L’intervention de certains États au sein du mode est aussi une des principales causes de différenciation. Étonnant que Wolf n’ait pas retenu les acteurs politiques locaux, leurs actions sur le mode13.

Dans le onzième chapitre (p. 427-480), il est question du mouvement des marchandises dans le monde et certaines contraintes incitatives à participer au marché. Les maisonnées, groupes de parenté, communautés, classes sociales sont touchés tant par la production que par la consommation, et par des séries d’avancées et de reculs, par l’articulation de rapports de production capitalistes et non capitalistes en vue de l’accumulation.

Le douzième et dernier chapitre (p. 481-520) décrit les nouveaux travailleurs, engendrés et segmentés dans des régimes de travail mis en œuvre pour déployer les modes de production capitaliste14. L’installation du rapport capital/travail à travers le monde crée une classe ouvrière intégrée dans « des structures politiques et des hiérarchies variables » et « accentue les fractures sociales et les résistances ».

En terminant (postface, p. 521-528), Wolf appelle à revisiter certains acquis avec lesquels l’anthropologie travaille : les concepts de société et de culture. Il souligne que « chaque mode de production génère ses propres contradictions qui se manifestent tant dans les manières de faire que dans les modes de penser ». Et il ajoute que si l’idéologie abrite ces contradictions (voire les dissimule), « elle ne peut les résoudre ».

En définitive, même si des ajustements sont requis en matière de connaissances pour le mettre à jour, le livre de Wolf demeure un socle sur lequel prendre appui pour développer une perspective historico-critique à propos d’un mode de production qui inscrit les sociétés dans des enchevêtrements et interconnexions qui les relient entre elles. Or, d’un point de vue épistémologique, l’anthropologie peut aborder une perspective inversée.

Depuis Wolf, qui a fait un travail magistral tout comme ses traducteurs, Marshall Sahlins (1930-2021) a signalé que cette économie (modes de production capitaliste, marchés, identités) est l’expression d’une culture15. Tout en faisant progresser le travail de Wolf, en l’ajustant et en le complétant, il ne faut pas perdre de vue cet envers du questionnement, cette autre problématisation de ce avec quoi nous sommes aux prises.

André Campeau, anthropologue


1 Des journalistes révélèrent justement que les prénoms d’origine arabe furent présents en bien plus grand nombre. Qu’on nous comprenne bien : cela ne veut évidemment pas dire que « tous les arabes sont une menace », mais ces faits doivent être montrés publiquement pour mener à bien la réflexion politique. Voir Corinne Lhaïk, « Emeutes : la répartition chiffrée des prénoms des 2300 interpellés en zone police », L’Opinion, 12 juillet 2023.

2 « Durant la consultation, le patient mentionne vouloir utiliser un gel de testostérone “pour favoriser une transformation lente et progressive de son corps”. Le Dr Brière explique que, pour une femme, les gels peuvent être appliqués à l’aide d’une pompe. Le patient indique qu’il refuse d’utiliser une pompe. Le médecin insiste. Le patient rappelle alors au Dr Brière qu’il est un homme trans. Le médecin réplique qu’il est “génétiquement une femme”. Le patient réitère qu’il se considère comme un homme trans. Le Dr Brière répond que “si une analyse chromosomique est réalisée, il sera démontré que ses chromosomes sont porteurs des gènes XX et non XY”. Le patient répète qu’il est un homme trans. Le médecin dit : “Oui, ça, c’est dans votre cerveau.” » dans Ariane Lacoursière, « Radié trois mois pour avoir mégenré un patient trans », La Presse, 15 janvier 2024.

3 Isabelle Hachey, « Tordre la vérité avec Bock-Côté », La Presse, 27 janvier 2024.

4 Mathieu Bock-Côté, « Ne rien comprendre au monde actuel avec Isabelle Hachey », Le Journal de Montréal, 28 janvier 2024.

5 Eric R. Wolf, 1997, Europe and the People Without History, University of California Press. Il est notable que ce livre puisse être considéré comme un jalon important dans l’histoire de la pensée anthropologique.

6 Philosophe (1818-1883).

7 Tous deux professeurs à l’Université Laval.

8 Eric R. Wolf, 1988, « Inventing Society » dans American Ethnologist 15/4 (752-761).

9 James C. Scott, 2013, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil.

10 Les travaux de Serge Bouchard (1947-2021), Paul Charest et Gerald M. Sider, entre autres, pourraient être amenés en renfort pour traiter des populations et territoires innus au Québec et au Labrador.

11 Claude Meillassoux (1925-2005), 1986, Anthropologie de l’esclavage Le ventre de fer et d’argent, PUF ; Alain Testart (1945-2013), 2018, L’institution de l’esclavage Une approche mondiale, Gallimard.

12 Brett Rushforth, 2003, « A Little Flesh We Offer You: The Origins of Slavery in New France », dans The William and Mary Quaterly 60/4 (777-804) et 2006, « Slavery, the Fox Wars and the Limits of Alliance », dans The William and Mary Quaterly 63/1 (53-80).

13 William Roseberry (1950-2000) a recensé l’ouvrage dans 1985, Dialectical Anthropology 10/1-2 (141-153).

14 Un cas intéressant de désignation et discrimination (ethnique, raciale) est celui des Canadiens-Français travaillant dans les forêts de la Nouvelle-Angleterre (dont Wolf ne traite pas) : Jason L. Newton, 2016, « These French Canadian of the Woods are Half-Wild Folk: Wilderness, Whiteness and Work in North America 1840-1955 », dans Labour/Le Travail 77 (121-150).

15 Marshall Sahlins, 1993, « Cosmologies of Capitalism: The Trans-Pacific Sector of the World System » dans Nicholas Dirks, Geoff Eley, Sherry Ortner (ed.), Culture/Power/History, A Reader in Contemporary Social Theory, Princeton University Press (412-456) et, 2010, « Infrastructuralism », dans Critical Inquiry 36/3 (371-385).