L’assimilation, Durham et le séparatisme anglais

Sociologie. Cégep de Saint-Jérôme
Prix André-Laurendeau 2015

Lord Durham est sans contredit une figure importante de la période de l’Union. Dans nos universités, peu d’étudiants, de chercheurs ou de professeurs s’attardent à revenir sur le personnage et sur l’intrigue dans laquelle il joua. Pourtant, quand on parle de Durham, dans les milieux cultivés, une nouvelle doxa s’est imposée. Le Québec l’aurait jugé trop sévèrement. C’est par exemple l’opinion de l’historien Brian Young, exprimée dans la série Épopée en Amérique :

Lord Durham était probablement l’un des hommes les plus importants et les plus fascinants que l’Angleterre eut jamais envoyés au Canada. Il avait joué un rôle important dans le mouvement de réforme en Angleterre. Après, il est allé à Saint Petersburg en Russie, comme ambassadeur. L’envoyer au Canada, c’était une marque par l’Angleterre, par le Colonial Office, de son importance, de l’importance de la crise au Canada. Durham voulait une société progressiste, une société industrielle ; il voulait une société où les gens seraient unis par une langue, évidemment, c’était la langue anglaise. Il avait toutes sortes d’idées progressistes1[…]

Le cinéaste et historien Denys Arcand reprenait la même opinion récemment reprochant aux lettrés québécois d’ignorer ou de détester Durham. Il avouait ne pas comprendre cette haine :

Il fut un des principaux architectes du Great Reform Act de 1832. Ambassadeur en Russie, il demeura toute sa vie un libéral et un progressiste. Son célèbre rapport, avec lequel on peut bien sûr n’être pas d’accord, était pourtant motivé par un désir sincère d’améliorer la condition des Canadiens français2.

Ce type d’opinion fait abstraction d’un fait pourtant élémentaire dans l’histoire de l’Empire britannique. Les hommes d’État libéraux ou progressistes n’étaient pas plus compréhensifs que les conservateurs à l’égard des peuples conquis. Avant d’être libéraux, progressistes ou conservateurs, les membres de l’élite impériale étaient pénétrés d’une vision impérialiste. Unifier la planète sous le bienveillant patronage de la Reine Victoria ne suffisait même pas. Le désir d’expansion de l’empire était illimité. Cecil Rhodes, qui se rendit célèbre en Afrique, à l’occasion de la guerre des Boers, a bien exprimé leur rêve : « Si je le pouvais j’annexerais la planète3 ».

Durham prétendait savoir ce que les habitants des colonies ignoraient : dans quel sens le vent de l’histoire soufflait. Cette conviction traverse le rapport Durham, tel un long trait rouge. Le fonctionnaire de l’empire avait une foi candide dans le progrès. Et il pensait que le plus fort détenait la raison. Les peuplades arriérées, qu’elle soit française, africaine, asiatique, devaient accepter l’anglicisation du monde.

Si on veut faire preuve de charité chrétienne, et je veux bien jouer le jeu, on peut pardonner à Durham d’avoir adhéré aux préjugés de son époque, et surtout, de sa caste, qui dirigeait l’Empire britannique à l’époque. Mon propos ici ne vise pas à le blâmer. Je veux plutôt jeter le doute sur la façon dont on a interprété la stratégie coloniale adoptée après les rébellions.

Je compte d’abord revenir sur la thèse développée dans mon livre, La petite loterie4. Cet essai cherchait à comprendre l’évolution idéologique de l’élite du Canada français sous la période de l’Union. Vingt ans plus tard, je vois la naissance de l’union fédérale sensiblement à partir du même schéma d’interprétation. Cependant, j’analyse différemment le débat sur l’assimilation et l’indirect rule.

Dans La petite loterie, j’ai montré comment l’élite coloniale anglaise avait obtenu la collaboration d’anciens rebelles patriotes : Étienne Parent, Louis-Hippolyte La Fontaine, George-Étienne Cartier. S’inspirant d’une stratégie élaborée par Adam Smith, lord Durham suggérait au Colonial Office de satisfaire l’ambition et la vanité des politiciens coloniaux, en créant une petite loterie coloniale, loterie offrant emplois, sinécures, argent, certes, mais surtout prestige.

La théorie de Pareto

Au tournant des années 2000, j’ai ajouté une pierre à cette interprétation, en exploitant la théorie des élites de Vilfredo Pareto5. Cette théorie permet d’apporter un éclairage au processus de conversion politique des anciens rebelles durant la période de l’Union. Le sociologue a élaboré son point de vue à partir d’une critique du concept de la lutte des classes de Karl Marx. Comme le penseur allemand, Pareto était d’avis que le moteur de l’histoire humaine était la lutte des classes. Il était cependant plus pessimiste que l’auteur du Manifeste du parti communiste. Pareto prédisait que cette lutte n’aurait jamais de fin. Dans toute société, il existe en permanence un conflit entre la masse et l’élite. Au sommet de la hiérarchie sociale, cette dernière gouverne la masse au moyen de deux méthodes : la force (armée, police, pouvoir économique) ; la ruse (culture, science, information). En empruntant la métaphore animalière de Machiavel, il soulignait que l’élite est composée de deux types de leaders. Certains sont des lions. Ils sont reconnus pour leur courage, leur force, voire leur brutalité. D’autres sont des renards. Ils sont réputés pour leur intelligence, leur subtilité et leur ruse. On pourrait dire, par exemple, que Robert Bourassa était un renard, et que Duplessis, lui, était un lion.

Selon Pareto, une élite reste en place généralement pendant deux ou trois générations. Mais elle finit, un jour, par être remplacée. Comment cela se passe-t-il ? Au début de son règne, on l’a dit, l’élite se compose d’un mélange équilibré de lions et de renards. Mais au bout d’un certain, elle s’essouffle, s’amollit, perd de sa vitalité ; les renards surclassant les lions, elle hésite de plus en plus à utiliser la force pour garder son hégémonie sur la masse. Pourquoi ? Les enfants de l’élite ont tendance à être rusés, subtils, cérébraux ; moins courageux, ils sont moins portés à l’action. Plus l’élite se tempère et s’adoucit, plus elle s’affaiblit ; elle est bientôt détrônée par un mouvement révolutionnaire, issu de la masse. Nous voilà avec une nouvelle élite. « L’histoire, disait Pareto, est un cimetière d’aristocraties6 ».

Pareto avançait l’idée que l’élite n’est jamais stable : des individus circulent au sein de l’élite ; certains y accèdent ; d’autres perdent leur place. Pourquoi ? C’est qu’il n’y a pas d’harmonie entre les dons des individus et les positions sociales occupées. Certains membres de l’élite sont lâches et idiots, pendant que des individus de la masse sont courageux et intelligents. En somme, à chaque époque, il y a des enfants de l’élite qui ne méritent pas de faire partie de l’élite et… il y a des enfants de la masse qui ont les talents pour appartenir à l’élite. Inévitablement, cela crée une instabilité, des frustrations, des frictions entre l’élite et la masse.

Pour contrer cette instabilité, et ainsi neutraliser les éléments révoltés de la masse, l’élite a deux possibilités. Primo, elle peut éliminer les candidats à l’élite : par l’exil, par la mise à mort, ou par l’emprisonnement. Deuzio, l’élite peut absorber les mécontents par la cooptation, la promotion et la corruption. Après avoir décrit ces deux procédés, dans Les étapes de la pensée sociologique, Raymond Aron enchaîne en parlant de l’Empire britannique :

Toute élite qui trouve en face d’elle, dans la masse, une minorité qui serait digne d’appartenir au petit nombre des dirigeants, a le choix entre deux procédés, qu’elle peut employer simultanément, en des proportions variables : éliminer les candidats à l’élite, qui sont normalement des révolutionnaires, ou les absorber […] L’élite qui a déployé le plus de virtuosité dans la méthode d’absorption des révolutionnaires potentiels est l’élite anglaise qui depuis plusieurs siècles a ouvert ses portes à quelques-uns des plus doués de ceux qui n’étaient pas nés dans la classe privilégiée7.

À l’évidence, le schéma de Pareto permet de comprendre la politique coloniale britannique au Bas-Canada dans les années 1830 et 1840. En gros, le premier procédé a été exécuté en 1837, 1838, 1839. Le second procédé a été déployé dans les années 1840. Il s’est en effet trouvé quelques rebelles qui brûlaient d’envie de se faire coopter par l’élite britannique.

Il reste cependant des choses à élucider au sujet de la stratégie de l’élite coloniale. Commençons par cerner les différences entre les philosophies coloniales britanniques et françaises.

Une structure coloniale différentialiste

Dans son livre Le destin des immigrés, Emmanuel Todd éclaire les fondements de la structure coloniale britannique8. Dans l’histoire des empires, il est possible d’opposer deux philosophies coloniales différentes : l’une est universaliste ; l’autre est différentialiste. La philosophie universaliste a pris forme, à l’origine, dans le colonialisme de la Rome antique. Sous ce colonialisme, l’équivalence des hommes est affirmée ; cette vision du monde considère qu’il existe une essence humaine universelle ; il y a la croyance en l’unité du genre humain.

À l’inverse, la philosophie différentialiste considère que tel ou tel peuple revendique une essence unique, inimitable ; cette philosophie manifeste aussi une hostilité aux idées mêmes d’équivalence des hommes et de fusion des peuples. Dans l’histoire des empires, c’est le colonialisme grec (Athènes), qui a le premier établi ce mode de gouvernement. Précisons que les peuples différentialistes n’affirment pas nécessairement leur différence d’une façon violente comme l’ont fait les Japonais ou les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale. Le différentialisme des Anglais, ou celui des Américains se contentent généralement de limiter le mélange ethnique et racial dans la vie quotidienne. Il n’en demeure pas moins que les croyances différentialistes affirment que tous les peuples sont différents par essence.

Les lecteurs de Hannah Arendt ont sans doute reconnu cette distinction cruciale entre ces deux catégories de colonialisme9. Elle l’avait proposé dès 1951 dans son livre L’impérialisme. Elle expliquait que lorsque l’Empire britannique s’emparait d’un territoire, après une victoire militaire, il gouvernait à distance le peuple conquis. En d’autres termes, les Britanniques intégraient au moyen de la ségrégation. Adeptes d’une philosophie différentialiste, ils livraient à eux-mêmes les peuples conquis tant qu’il s’agissait de la culture, de la religion et du droit. Ils demeuraient à distance des conquis ; ils s’interdisaient de répandre la loi et la culture britannique. La nation anglaise se révéla experte, non à pratiquer l’art des bâtisseurs d’empires romains, mais bien à suivre le modèle de la colonisation grecque.

Ce mode de gouvernement des conquis, on l’appelle l’indirect rule. Au Québec, l’Acte de Québec de 1774 inaugure cette philosophie de cohabitation interethnique. Afin d’atténuer les frictions, de prévenir les conflits violents entre Anglais et Français, une ségrégation institutionnelle a été introduite en matière de santé, d’éducation, de vie de quartiers, de loisir, ou de charité10. L’Empire britannique, en somme, achetait la paix sociale au moyen de la ségrégation. Gouverner à distance possède cependant un envers ; l’Anglais est peu porté au mélange et au métissage. Séparatiste, il multiplie les stratégies d’évitement, pour minimiser les interactions avec les conquis.

L’empire français, lui, déployait une philosophie inverse : en échange de certains droits, il exigeait l’assimilation11. « À Rome, fais comme les Romains… » Cette façon de faire, écrit Arendt, plus rude, plus carrée, ne manquait pas de faire naître des mouvements sécessionnistes. Les Anglais, eux, établissaient plus facilement la paix sociale.

La méthode britannique

En Amérique du Nord, les Canadiens français ne sont pas les seuls à avoir été soumis à l’indirect rule. Les spécialistes des questions amérindiennes Denys Delage et Jean Sawaya ont montré que l’Empire britannique a privilégié l’indirect rule pour construire des alliances avec les nations amérindiennes. Dans son livre Alliance et dépendance, Jean-Pierre Sawaya explique comment le pouvoir colonial britannique a raffiné son système d’alliance après la Conquête anglaise :

Comment la Couronne a-t-elle obtenu la collaboration des Amérindiens entre 1760 et 1774 ? Les Iroquois de Kahnawake furent des privilégiés du régime britannique. Ce sont eux que les Anglais choisirent d’élever au-dessus des autres Indiens de la province de Québec afin de gouverner les Sept-Nations du Canada. C’est chez eux qu’on instaura l’autorité du « grand conseil ». Cela s’inscrivait dans la logique de l’indirect rule, le gouvernement indirect, caractéristique de la stratégie britannique d’association des conquis au pouvoir12.

Deux facteurs clés ont incité les colons français à vivre à proximité des nations amérindiennes. Le premier facteur est démographique. On le sait, l’immigration anglaise était le fait de dissidents religieux. Des villages entiers ont quitté l’Angleterre pour fonder en Amérique des communautés nouvelles. Ces dernières étaient largement autarciques et endogames. La plupart de ses membres n’avaient pas besoin de trouver des partenaires maritaux chez les Amérindiens. Chez les colons français, on constate le phénomène inverse. L’immigration est individuelle, et non communautaire ; aussi, elle est masculine. Un jeune immigré français, pour se trouver une épouse, se tournait souvent vers une Amérindienne.

Le deuxième facteur est politique. Le roi français, en position de monarchie absolue, avait tendance à régner sur ses sujets sans intermédiaires autorisés à parler au nom des autres. La politique française en Nouvelle-France consistait à placer des représentants du roi directement parmi les nations amérindiennes. Cette façon de nouer des interactions avec ces dernières impliquait la proximité, la rencontre et, souvent, le métissage. Au contraire, le modèle anglais est celui de l’indirect rule. Selon la tradition constitutionnelle britannique, le roi ne commande pas directement à ses sujets ; par conséquent, le roi ne disposait pas de fonctionnaires le représentant personnellement partout dans le royaume. Les nations amérindiennes, écrit Delâge, n’étaient pas autorisées à entrer directement en contact avec les Anglais13. Elles devaient emprunter une autre voie : passer par l’intermédiaire de la nation amérindienne au-dessus d’elles, soit la nation des Iroquois. C’était elle qui avait le statut de porte-parole auprès du représentant du roi.

En d’autres termes, l’empire français intègre, assimile. L’empire anglais, au contraire, interagit avec les autres peuples en cultivant une certaine distance ; il noue des alliances au moyen de la ségrégation. Je cite ici le sociologue Denys Delâge : « En somme, tout en reconnaissant que tous les projets coloniaux visent la domination, le modèle colonial français se caractérise par l’intégration et le métissage, tandis que les modèles néerlandais et anglais conduisent davantage à la ségrégation14. »

Certains lecteurs se demandent peut-être à quoi sert ce long développement sur les structures coloniales françaises et britanniques. Voici la question qui m’obsède : en proposant l’assimilation des Canadiens, en 1839, lord Durham ne proposait-il pas une solution contraire à la philosophie coloniale britannique ? J’avoue n’avoir pas une réponse ferme à cette question. Je vais néanmoins revenir sur quelques jalons du débat sur l’assimilation. Je vais ensuite conclure avec deux hypothèses.

Assimilation et métissage

Dans les années 1830, le projet d’anglicisation est souvent préconisé dans la presse anglophone du Bas-Canada et du Haut-Canada. La lutte armée de 1837 donne de l’importance à cette avenue politique. Le ton adopté dans la presse anglophone devient encore plus virulent. En réaction à ces opinions, le journaliste du journal Le Canadien, Étienne Parent, décide d’en discuter les vertus et les limites.

Le 18 octobre 1838, Parent précise que le projet d’assimilation serait envisageable s’il respectait certaines conditions. Il devrait être implanté graduellement, et sans coercition :

Cette opération politique, toute délicate qu’elle soit, ne demande qu’à être faite par des mains habiles et prudentes pour réussir […] Ne rien brusquer, suivre, aider, activer, si l’on veut, le cours des choses, et laisser le reste au temps, voilà tout le secret15.

La semaine suivante, le 24 octobre 1838, Parent s’arrête sur le cas de la Louisiane. Il s’agit d’une expérience réussie, à ses yeux :

Une amalgation [entre l’élément anglais et français] s’est produite aussitôt et se continue, mais sans secousse, mais sans animosité, mais sans déchirement, et sans plainte de part et d’autre […] Les deux origines [anglaise, française] s’y donnent la main pour travailler à l’avancement de leur commune patrie, au lieu de travailler à leur destruction réciproque16.

Il revient une nouvelle fois sur l’exemple de la Louisiane, un peu avant Noël. Il suggère que l’adoption du gouvernement responsable faciliterait l’anglicisation :

Le secret des États-Unis a été d’introduire le système électif à la Louisiane, et de laisser faire ; faites-en autant dans le Bas-Canada, et dans cinq ans, vous n’entendrez plus parler des distinctions et de querelles nationales ; nous oserions même prédire que l’anglicisation, que l’on ne réussira jamais à introduire par la coercition, marcherait grand train sous le nouveau système17.

Étienne Parent est emprisonné quelques jours plus tard, le 26 décembre 1838. Il y reste jusqu’au 12 avril 1839. À sa sortie de prison, dans plusieurs textes, il discute encore le projet d’anglicisation. Ces textes sont sombres, pessimistes et fatalistes.

Le 13 mai 1839, il concède que ses compatriotes doivent accepter l’assimilation. Ils doivent même la favoriser.

Que reste-t-il donc à faire aux Canadiens français, dans leur propre intérêt et dans celui de leurs enfants, si ce n’est de travailler eux-mêmes de toutes leurs forces à amener une assimilation qui brise la barrière qui sépare des populations qui les environnent de toutes parts18 .

L’assimilation, à ses yeux, va dans le sens de l’histoire. C’est un phénomène contre lequel il ne faut pas s’entêter à résister. Il est irréversible :

Nous inviterons nos compatriotes à faire de nécessité vertu, à ne point lutter follement contre le cours inflexible des événements, dans l’espérance que les peuples voisins ne rendront ni trop durs ni trop précipités les sacrifices que nous aurons à faire […] L’assimilation, sous le nouvel état de choses, se fera graduellement et sans secousse, et sera d’autant plus prompte qu’on la laissera à son cours naturel, et que les Canadiens français y seront conduits par leur propre intérêt, sans que leur amour-propre en soit trop blessé19.

Parent constate que la perte de la nationalité est assurée. Le 23 octobre 1839, il souligne que l’élément anglais est plus vivace que l’élément français. Le plus faible doit s’incliner devant le plus fort.

Le destin a parlé : il s’agit aujourd’hui de poser les fondements d’un grand édifice social sur les bords du Saint-Laurent, de composer avec tous les éléments sociaux, épars sur les rives de ce grand fleuve, une grande et puissante nation. De tous les éléments sociaux, il faut choisir le plus vivace et les autres devront s’incorporer à lui par l’assimilation20.

Il faut préciser que, dans les années qui suivent, Parent change plusieurs fois d’opinion au sujet de l’assimilation et de la pertinence de l’union du Bas et du Haut-Canada. Il déchante à l’occasion en constatant l’absence de fair-play de l’élément anglais dans les débats politiques. Lorsque l’Acte d’Union est adopté, il campe une position proche de celle de La Fontaine. Il accepte le principe de l’union, mais affirme lutter contre les pires aspects du nouveau régime. Il reste que la pensée de Parent reste vacillante durant toutes ses années. Par exemple, le 1er août 1842, il pardonne les Anglais de vouloir l’anglicisation :

Gardons-nous de blâmer le sentiment qui fait désirer à la population anglaise du Bas-Canada l’établissement d’une nationalité unie et homogène sur les bords du Saint-Laurent : ce sentiment, c’est Dieu même qui l’a déposé au cœur de l’homme ; c’est le moyen dont se sert la Providence pour propager les idées de progrès, les usages et les institutions les plus favorables à l’avancement et au bien-être de l’humanité […] C’est à ce sentiment, à ce besoin d’assimilation et d’expansion que l’on doit la civilisation du monde21.

Avec le recul, on s’étonne de voir Parent vouloir s’incliner devant « l’élément le plus vivace », l’anglais. La France n’est-elle pas une grande civilisation à cette époque ? N’est-elle pas la patrie des droits de l’homme ? Le foyer du républicanisme ? On s’étonne d’observer que Parent accepte l’accusation selon laquelle les Canadiens sont hostiles à l’élément anglais. Depuis quelques générations, après tout, l’élite politique et économique de la nation canadienne a incorporé une bonne partie des symboles anglais et des valeurs anglaises. Une bonne partie des luttes politiques des années 1830 vise à implanter les coutumes parlementaires qui prévalent à Londres.

Il y a un point plus intrigant encore dans le débat sur l’assimilation.

C’est le fait que le terme assimilation renvoie, nous l’avons vu, à une autre philosophie coloniale que celle prévalant au sein de l’Empire britannique. Ce dernier mène ses colonies, gouverne les « races conquises », au moyen de la ségrégation. L’assimilation, au contraire, exige un effort de part et d’autre ; elle demande, valorise le mélange, la rencontre et le métissage22. On cherche dans le rapport Durham une telle préoccupation. On n’en trouve guère. On lit le rapport et on le relit ; même résultat.

Durham semble résigné face au séparatisme qui divise francophones et anglophones : « La différence des usages dans les deux races rend presque impossibles les relations communes en société23 ». Le chauvinisme national, écrit-il, a produit un effet pernicieux ; il isole davantage les deux races dans les rares occasions où elles pouvaient se rencontrer :

On ne se réunit à peu près jamais dans les cafés des villes. Les hôtels n’ont que des hôtes anglais ou des voyageurs étrangers. Les Français, quant à eux, se voient d’ordinaire les uns chez les autres ou dans des auberges où il se rencontre peu d’Anglais. Leurs loisirs ne les mettent pas davantage en contact. Il n’a jamais existé de vie sociale entre les deux races, si ce n’est dans les hautes classes ; elle est maintenant presque disparue24.

Pourtant, parmi les mesures suggérées dans le rapport, on ne trouve aucune proposition concrète qui aurait incité les Canadiens et les Anglais à se rencontrer. Durham savait trop bien que l’Anglais, aux quatre coins de l’empire, évite le conquis. Il pratique le séparatisme culturel, multipliant avec ingéniosité les stratégies d’évitement. Allez à Westmount, ou dans le Mile-End, ça n’a guère changé. On ne se mêle pas aux parias francophones.

Dans Destins immigrés, Emmanuel Todd décrit ce type de stratégie dans la société américaine. Selon le démographe, l’identité nationale américaine est différentialiste. Elle se structure par rapport à un groupe paria : les Noirs américains. Todd souligne que les Noirs ont fait des progrès au niveau de la scolarisation, du succès professionnel et de la vie politique. Par contre, la majorité anglo-protestante continue à se tenir à distance des Noirs dans les trois domaines suivants : la vie de quartier ; le choix de l’école ; la vie conjugale. Une femme noire, par exemple, possède 2 à 3 % de probabilité de marier un homme blanc…

Une intrigue mercantile

Je reviens à la question formulée plus haut. En proposant l’assimilation des Canadiens, en 1839, lord Durham ne proposait-il pas une solution contraire à la philosophie coloniale britannique ? Manifestement, la réponse est oui. Pourquoi fit-il cela ? J’aimerais soulever deux hypothèses ici.

La première voudrait que l’empire ait effectivement voulu effectuer un virage dans sa politique coloniale en Amérique du Nord. Cette réorientation radicale aurait finalement été contrée par le succès de l’alliance Baldwin-La Fontaine à partir du milieu des années 1840. Je ne crois pas que cette hypothèse tienne la route. Dès l’arrivée du nouveau gouverneur Charles Bagot, en janvier 1842, l’empire met un sérieux frein à sa politique d’anglicisation forcée25. D’abord, le gouverneur nomma Jean-Baptiste Meilleur au poste de surintendant à l’éducation ; or, Meilleur était un catholique très lié au clergé catholique ; ensuite, Bagot empêcha la réorganisation des tribunaux selon les principes de la common law.

Alors, comment interpréter tout ce débat sur l’assimilation, si on mit fin assez rapidement au projet d’anglicisation forcée ? Je crois qu’on doit sérieusement examiner l’explication suivante. La tenue du débat sur l’assimilation avait deux fonctions. La première, c’était de créer une diversion par rapport à l’enjeu essentiel : empêcher la nation canadienne de s’emparer des leviers économiques et politiques. D’un côté, l’union du Bas-Canada et du Haut-Canada amènerait rapidement la minorisation politique de l’élément français ; de l’autre, la fusion des deux dettes renforcerait la loyauté du Haut-Canada vis-à-vis Londres et elle rassurerait la maison Baring Brothers, très nerveuse à l’époque face à ses investissements au Canada.

Dans les dernières pages de son Histoire du Canada, François-Xavier Garneau écrit :

L’aristocratie anglaise ne vota pour la mesure qu’à contre-cœur et parce que le parti marchand qui a toujours eu une grande influence sur la politique coloniale, la demandait. Le Haut-Canada devait un million à la maison Baring de Londres, et se trouvait à la veille de faillir à ses obligations. Cette maison puissante fit tous ses efforts pour engager le Parlement à consentir à l’union afin d’assurer sa créance. Beaucoup de commerçants, de capitalistes et peut-être de membres du parlement, y étaient intéressés. Contre tous ces personnels, ajoutés aux préjugés nationaux, la cause des Canadiens français devait succomber26.

Pour donner une idée de l’influence économique et politique de la maison Baring Brothers, un diplomate français souligna un jour qu’il y avait six grandes puissances en Europe : « L’Angleterre, la France, la Prusse, l’Autriche et Baring Brothers27 » . Quand on célèbre le triomphe du gouvernement au Canada, on vante le courage de Robert Baldwin et Louis-Hippolyte La Fontaine. Par souci de rigueur historique, on devrait parler un peu plus de la contribution de l’illustre famille Baring…


1In Gilles Carle et Jacques Lacoursière, Épopée en Amérique : une histoire populaire du Québec, épisode 8, Union et désunion (1840-1867), Saint-Laurent, Imavision Distribution, 2005.

2In Carl Bergeron, Un cynique chez les lyriques, Montréal, Boréal, 2012, p. 115-116.

3Cité in Hannah Arendt, L’Impérialisme, Paris, Fayard, 1982, p. 17 ; sur l’esprit impérialiste, lire les pages 155 à 178.

4Stéphane Kelly, La petite loterie. Comment la Couronne a obtenu la collaboration du Canada français après 1837, Montréal, Boréal, 1997.

5Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, (1916), Paris, Payot, 1968.

6Vilfredo Pareto, op. cit., alinéa 2053.

7Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 467.

8 Emmanuel Todd, Le destin des immigrés. Assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales, Paris, Seuil, 1994. Voir le chapitre 1 : « Universalisme et différentialisme : symétrie et asymétrie dans les structures mentales », p. 17-45.

9Hannah Arendt, L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982.

10Hubert Guindon, Tradition, modernité et aspirations nationales de la société québécoise, Montréal, Éd. Saint-Martin, 1990.

11Ernest Barker, Ideas and Ideals of the British Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 1941.

12Jean-Pierre Sawaya, Alliance et dépendance. Comment la Couronne britannique a obtenu la collaboration des Indiens de la Vallée du Saint-Laurent entre 1760 et 1774, Québec Septentrion, 2002, p. 12.

13Denys Delâge, « Modèles coloniaux, métaphores familiales et logiques d’empire en Amérique du Nord aux XVIIet XVIIIsiècles », Bulletin d’histoire politique, vol. 18, no 1, 2003, p. 110-111.

14Denys Delâge, « Modèles coloniaux, métaphores familiales et logiques d’empire en Amérique du Nord aux XVIIet XVIIIsiècles », Bulletin d’histoire politique, vol. 18, no 1, 2003, p. 115.

15Le Canadien, 18 octobre 1838.

16Le Canadien, 24 octobre 1838.

17Le Canadien, 21 décembre 1838.

18Le Canadien, 13 mai 1839.

19Le Canadien, 13 mai 1839.

20Le Canadien, 23 octobre 1839.

21Le Canadien, 1er août 1842.

22Michèle Tribalat, L’assimilation. La fin du modèle français, Paris, Toucan, 2013.

23Lord Durham, Le rapport Durham, présenté, traduit et annoté par Marcel-Pierre Hamel, Montréal, Aux Éditions du Québec, 1948, p. 94.

24Lord Durham, op. cit., p. 92.

25Jacques Monet, La première révolution tranquille. Le nationalisme canadien-français (1837-1850), Montréal, Fides, 1981. Consulter en particulier le chapitre 6.

26François-Xavier Garneau, Histoire du Canada, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1946, p. 137-138.

27Philip Ziegler, The Six Great Powers, Barings, 1762-1829, Londres, Collins, 1988, p. 10.