Nathan Devers
Penser contre soi-même
Albin Michel, 2024, 327 pages
Méconnu au Québec, Nathan Devers est un jeune intellectuel français, agrégé de philosophie, rédacteur en chef de La Règle du jeu, qui intervient régulièrement en tant que chroniqueur chez Pascal Praud et Michel Drucker. Écrivain précoce, il est déjà l’auteur à vingt-cinq ans de plusieurs livres, dont deux romans et un essai sur la généalogie de la religion. Il faut maintenant ajouter à la liste un récit autobiographique, Penser contre soi-même, qu’il publie aux éditions Albin Michel.
Avant toutes choses, car ce n’est pas secondaire pour l’histoire qui nous intéresse, précisons que l’auteur écrit sous un pseudonyme. « Nathan Devers » est le nom de plume de « Nathan Naccache », fils d’un neurologue de confession juive, ayant grandi à Auteuil, dans le XVIe arrondissement, « le quartier de Paris, et peut-être de France, où l’on comptait le plus de Juifs qui se comportaient comme des non-Juifs ». « Devers » évoque le voyage initiatique, la rupture avec l’origine, le saut hors de soi : le « de » « vers » l’ailleurs. Il a été adopté par l’auteur à son entrée dans la vie intellectuelle, après une adolescence fervente dans la foi des ancêtres.
Le prologue nous raconte une histoire simple et belle, celle de Nathan, jeune professeur de philosophie de passage à Bordeaux. De retour dans sa chambre d’hôtel, après avoir passé des heures à la terrasse d’un café à lire Heidegger, à enchaîner les cigarettes et à boire des verres de rouge, il se rend compte que ni ses amis ni même sa fiancée ne répondent au téléphone quand il veut les joindre. Discernant à sa fenêtre la plainte d’une Juive qui prie de l’autre côté de la cour, il comprend, en même temps que c’est Yom Kippour, que l’adolescent qu’il fut, qui voulait devenir rabbin, est mort : le philosophe qu’il est devenu ne croit plus.
Nathan Devers – et c’est pourquoi, nous ne le cacherons pas, il suscite notre sympathie – est ce qu’on appelle un « fils prodigue », si bien que Penser contre soi-même, titre un peu court, aurait pu avoir pour sous-titre : Le roman d’un fils prodigue.
Il l’est par sa révolte devant la foi timorée et mondaine d’Auteuil, qu’il interprète en adolescent radical qui veut aller à la racine des choses, comme un mensonge. En réaction, il endosse le rôle de l’ultra-orthodoxe, qui étudie les textes sacrés et respecte tous les commandements et tous les interdits alimentaires. Le milieu social du narrateur est d’un niveau intellectuel élevé, et l’école-synagogue qu’il fréquente dans le XVIe fut dirigée en son temps par Emmanuel Levinas : on devine que notre homme ne s’est pas attardé outre-mesure aux bandes dessinées. Les capacités dialectiques qu’il développe au contact de rabbins érudits sont les emblèmes d’une soif de connaissance, qui entend réunir Victor Hugo et la Bible, Descartes et le Cantique des cantiques, joindre l’exigence d’Athènes et de Sion.
Fils prodigue, il l’est ensuite par son désir de « partir à l’aventure », en se privant du recours à la transcendance, dans la liberté de l’homme sans attaches. Deux facteurs le conduisent au point de rupture : la lecture de L’Ecclésiaste, texte par excellence de la négativité, ainsi que la découverte de la littérature, qui lui fait entrevoir la nature incertaine et relative de toute vérité. L’Ecclésiaste lui semble une bombe logée au cœur de la Bible, et rien ne le révolte plus que le ton rassurant, pontifiant, malaisé avec lequel les exégètes religieux de son milieu l’abordent pour mieux en neutraliser la puissance devant l’assemblée des fidèles. Vanité des vanités, l’existence n’est qu’une buée, une trace sur le givre du néant, et L’Ecclésiaste, le bréviaire d’un esprit conséquent, qui va au bout de lui-même.
La découverte de la littérature est l’autre événement fondateur dans la vie de Nathan (nous usons ici du prénom comme de celui du narrateur, et non de l’auteur), nous valant parmi les plus belles pages de ce livre touffu, qui se lit comme un roman d’apprentissage. Une nuit d’insomnie, il s’assied devant la bibliothèque familiale remplie de classiques de la littérature française : les noms d’Aragon, Balzac, Chateaubriand et Stendhal brillent dans la pénombre. Il en tire un livre, Terre des hommes, de Saint-Exupéry. Les récits du pilote aventurier captivent l’attention du jeune chercheur de sens tiraillé entre le ciel de la foi et de la terre. Le monde lui apparaît depuis les hauteurs comme un territoire, ou plutôt comme un texte à déchiffrer, sur lequel jeter le filet de l’inépuisable interprétation.
Devers est un homme de l’écrit, un athlète de l’intellectualité, un mystique du texte. Il consacre des pages inspirées à la tradition juive, pensée exemplaire dans le patrimoine intellectuel européen par son arrachement au monde tellurique, qui ne renvoie pas à un paysage, comme la Grèce de Platon, mais à un champ de symboles : pensée de la plus grande sophistication, étrangère à la passivité, car placée sous le signe du combat de Jacob avec l’Ange. Ainsi le basculement de la religion à la philosophie et à la littérature se présente, dans le déroulement du récit, moins comme la négation d’un état antérieur, quoi que notre narrateur en pense, que comme son extension sous une forme « laïcisée » et prométhéenne.
Animé du feu de l’esprit, Nathan ne peut vivre sans pousser jusqu’à l’extrémité toutes les virtualités, sans exercer contre le donné la violence de l’esprit critique : s’il le pouvait, il annulerait jusqu’à sa naissance et son identité, ces scandales de la contingence, pour renaître dans la toute-puissance de l’autodétermination du sujet. Il enterre sous les louanges ses anciens maîtres, mais c’est pour les liquider par le truchement d’un rabbin fictif qu’il a créé à partir d’eux. En narrateur qui usurpe l’omniscience divine, il l’exécute dans une scène où il lui fait « avouer » que sa foi ne reposerait sur rien de plus que le besoin de donner un sens à la vie.
Si nous nous permettons d’employer des termes comme liquider et exécuter, c’est que l’auteur de Penser contre-soi-même n’hésite pas à puiser dans le même champ lexical, de sorte que son livre baigne dans un climat de parricide paradoxal, parce que contrecarré par des protestations d’une reconnaissance par ailleurs réelle. Les verbes guillotiner et assassiner sont volontiers utilisés, au milieu d’un imaginaire convoquant les archétypes du Roi lynché et d’Œdipe aux yeux crevés. Mais notre héros ne prétend tuer que des versions antérieures de lui-même, en une ascèse aux mains immaculées qui laisserait intact par un heureux hasard son entourage.
On connaît le commandement de la Bible : tu honoreras ton père et ta mère. C’est sur lui que l’auteur pose son regard iconoclaste, ce qui n’est pas étonnant, car tout écrivain autobiographique qui transgresse l’interdit de représentation au nom de l’émancipation, est appelé à se coltiner cet encombrant commandement.
Dans les trois monothéismes, les grenouilles de bénitier en ont déduit qu’un enfant doit vouer à ses parents un respect inconditionnel, frôlant parfois l’hypocrisie ou l’obséquiosité. Or, comme souvent, les grenouilles se trompent. Car il n’est pas évident que la Bible prône une telle attitude. D’un point de vue étymologique, commente l’astucieux fils prodigue, qui ne manque pas de ressources pour lever tous les obstacles, la racine hébraïque (c-v-d) désigne, en amont de l’honneur, l’acte de peser. Départager le pour et le contre, évaluer en bien autant qu’en mal.
C’est en vertu de la même érudition supérieure qu’il neutralise un accusateur public, qui lui reproche d’être un « enfant rebelle » selon le Deutéronome : le fils prodigue lui cloue le bec, en citant d’autorité un passage du Talmud en hébreu.
Devers imprime à son texte autant de retours qu’il est possible, entre l’illusion romantique et la désillusion, la fausse émancipation et la liberté. Rien ne serait donc plus sot que de lui reprocher un narcissisme, au prétexte qu’il écrit au « je » (qu’il oppose avec raison au moi). Nous ne sommes pas devant un auteur qui se mire dans un miroir, mais devant une individualité qui se met à l’épreuve. Loin de raconter leur vie, comme le croient leurs proches et les journalistes, les écrivains racontent l’histoire de leur âme, en créant les « effets de réel » nécessaires au récit, à l’intérieur d’un temps autre et des coordonnées nouvelles, sans lien avec la « vraie vie ». La littérature ne reproduit pas la réalité, mais lève le voile sur le mystère du réel, à travers le prisme de la forme et de la singularité de la langue.
La quête du narrateur est émouvante, authentique, véhémente, se confondant avec le projet moderne lui-même, qui vise à l’émancipation de toute tutelle : tutelle de la famille, tutelle de l’idéologie, tutelle du groupe, tutelle de toute moraline. Comme dans la parabole du fils prodigue, Nathan revendique fièrement l’autonomie pour explorer le vaste monde et pour devenir lui-même.
Il constate toutefois l’impasse où sa doctrine le conduit, et retourne le jugement qu’il avait porté sur ses maîtres contre lui-même, fidèle en cela à l’esprit de son titre.
Comment ne pas remplacer l’amour de Dieu par l’amour des ombres ? demande-t-il avec des accents de lucidité désespérée. Je me targuais d’être athée à l’extrême. Athée des religions, mais aussi du soupçon, de la politique, de l’amitié, de la vérité, et même de l’athéisme. En matière de conviction, je m’imposais un vœu de pauvreté. Dans le registre des actions, au contraire, j’explorais la richesse infinie des attitudes possibles. Je me forçais à essayer tout ce dont la Loi m’avait privé. L’esprit sec, je me félicitais de mener une vie dissolue.
Malgré l’apologie du scepticisme et du doute, la lecture de Pyrrhon, le culte de la philosophie comme savoir qui saperait sans cesse son propre fondement, il est certain que nous avons affaire à un narrateur fervent, « en mission ». L’adolescent révolté contre la foi mondaine d’Auteuil, qui portait barbe et kippa, est-il si différent du philosophe imberbe, qui interroge les certitudes et les préjugés à grand coup de marteau ? L’homme du grand oui différent de celui du grand non ?
Les passages les moins convaincants de Penser contre soi-même sont ceux qui, flirtant avec le kitsch « progressiste », opposent de façon manichéenne la raison à l’obscurantisme, réduisant la religion à un besoin thérapeutique compensatoire. Il faut dire que le narrateur est le premier à ne pas y croire, le récit mythologique de son émancipation le poussant à accentuer l’opposition jusqu’à la caricature. C’est en philosophe des Lumières qu’il réinterprète l’appel qui fut lancé au patriarche Abraham : par une curieuse sophistique, la sortie de l’idolâtrie se voit ainsi mise sur le même pied que l’appel du fils prodigue. Mettre de son côté le patriarche de la religion que l’on quitte, est-ce une façon de se disculper de son reniement ? Pourtant, est-il certain que Nathan renie la religion qu’il met à l’épreuve ? L’exil de l’intellectuel juif sécularisé serait-il une modalité de la foi ?
Ce qui éloigne le Nathan orthodoxe du fils aîné de la parabole, alors que leur fidélité aux commandements aurait dû les réunir, est sa réticence à se limiter à une obéissance littérale de la Loi. L’adolescent croyant comprend très vite que ses coreligionnaires ne sont pas moins pécheurs que les autres. N’ont-ils pas aussi leurs infidélités, leurs névroses, leurs hypocrisies ? Si son souci de vérité l’avait fait revêtir les habits du croyant, c’est au nom du même souci qu’il s’en libère. Comme pour le Nathan philosophe, il estime que la Loi se lit selon l’esprit. Elle se lit, c’est-à-dire qu’elle se vit, dans la liberté du particulier et le refus du général. Il n’y a pas de voie unique pour la vie bonne. Ce qui vaut pour l’un ne vaut pas pour l’autre, à l’ombre d’un Décalogue qui vaut pour tous. Chacun est appelé par son histoire à transcender la tension entre la vérité selon la lettre et selon l’esprit.
C’est dans les dernières pages que le fils prodigue fait tomber le masque, tandis que le ton se fait moins conquérant et plus conciliant. Le narrateur met de l’eau dans son vin, en renonçant au meurtre, à la rivalité mimétique, à la répudiation. Refusant de tuer le jeune Nathan orthodoxe (ainsi que ses anciens maîtres sous couvert de gratitude), il lui réserve une place légitime aux côtés du Nathan philosophe.
Tu as raison, Nathan, confesse-t-il à son ancien moi, j’ai désiré ta mort. Quand j’ai commencé ce livre, je pensais t’avoir assassiné. Pour tout t’avouer, mon premier titre était Histoire de mon suicide. Outre qu’il déplaisait à mon éditeur, je me suis peu à peu rendu compte que cette histoire n’était pas celle d’un crime : je marche dans tes pas. La philosophie, vois-tu, n’est pas le contraire de la religion ni de toute espérance. Elle trace la même quête sur une voie ouverte.
Penser contre soi-même est le portrait d’un jeune Juif à l’âme ardente, fou de philosophie et de littérature, qui par son plaidoyer pour la liberté de l’esprit, nous rappelle le moteur de toute culture et de toute vie. La vitalité de l’Occident doit beaucoup à la présence de l’altérité irréductible contre laquelle s’appuient Athènes et Rome.
Israël, dit-il en conclusion, n’est pas celui qui se soumet à Dieu, mais l’homme qui prie debout. Refusant le double écueil de la vénération et de l’idolâtrie, il hausse la voix envers son créateur. Sa foi implique l’insolence d’agir et de penser. C’est une guerre sainte : une guerre qui résiste à l’hypnose du sacré.
Sacré qu’on retrouve aujourd’hui partout : sacré de l’idéologie ; sacré de la morale, du bien et du mal, du pur et de l’impur ; sacré de l’identité ; sacré de la sexualité, qui transforment notre monde en gigantesque foire au scrupule et à la culpabilité. Que le fils prodigue se rassure. Si le Créateur existe, nous doutons fort qu’il s’émeuve de la rectitude de l’aîné fidèle aux commandements, contre l’audace du cadet qui, du moins, a su prendre loyalement le risque de la liberté.
Carl Bergeron