Prévisions des effectifs au collégial. Un modèle trompeur

Le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES) utilise un modèle de prévision des effectifs au collégial pour guider le développement futur du réseau. Ce modèle, qui ne tient pas compte de la dynamique linguistique qui se déploie actuellement au Québec et à Montréal en particulier, minimise le développement futur et la place grandissante qu’occupent et qu’occuperont les cégeps anglais au Québec.

En 2013, dans son mémoire soumis lors de l’étude du projet de loi 14, le projet de « Loi modifiant la Charte de la langue française, la Charte des droits et libertés de la personne et d’autres dispositions législatives » du Parti québécois, la Fédération des cégeps (FC) s’opposait à toute velléité du gouvernement du Québec de restreindre, de quelque façon que ce soit, l’accès aux cégeps anglais1. La FC écrivait ceci (p. 11) :

Nous nous permettrons d’ajouter une dernière remarque relativement aux flux de clientèle dans les collèges. Quoique les dernières années aient été marquées, pour les collèges de certaines régions du Québec, dont Montréal, par des hausses importantes de la population étudiante, les perspectives démographiques pour les prochaines années laissent entrevoir une baisse d’environ 15 % au cours des six ou sept prochaines années, y compris dans les cégeps anglophones. De ce fait, il n’y aura très probablement plus de « refus pour manque de places » dans les collèges métropolitains, et surtout pas dans les collèges offrant l’enseignement en anglais, où les baisses prévues seront encore plus importantes que celles qui affecteront les collèges offrant l’enseignement en français.

Cette prévision de la Fédération, datant de 2013, basée sur « les tendances démographiques » s’est-elle réalisée ?

La figure 1a présente les effectifs étudiants au niveau collégial dans les cégeps anglais et la figure 1b dans les cégeps français, en nombre absolus, pour l’ensemble du Québec, pour les programmes techniques et préuniversitaires, pour les étudiants inscrits au DEC à temps plein, pour les cégeps publics et privés subventionnés sur la période 2010-2018.

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On peut constater à la figure 1a que le nombre d’étudiants dans les cégeps anglais n’a, contrairement aux affirmations du directeur de la FC, jamais baissé comparativement au nombre d’étudiants dans les cégeps français qui, lui, a commencé à décroitre dès… 2014.

Ce qui est déterminant pour la vitalité linguistique, soit la capacité d’une langue à conserver et recruter des locuteurs, c’est le poids relatif que cette langue occupe. Voyons donc ce qu’il en est du poids relatif occupé par le collégial anglophone sur la période 2010-2018. C’est ce que présente la figure 2, calculé pour l’ensemble du Québec, pour les programmes techniques et préuniversitaires, pour les étudiants inscrits au DEC à temps plein, pour les cégeps publics et privés subventionnés sur la période 2010-2018.

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On constate que la proportion d’étudiants inscrits au collégial anglais, public et privé subventionné, est passée de 17,5 % à 19,0 % de 2013 à 2018, une hausse de 1,5 point en cinq ans seulement. Comme on le voit, il n’y a eu, contrairement aux prévisions de la FC, nulle baisse de fréquentation dans les cégeps anglais. Bien au contraire.

La fréquentation des cégeps anglais est à la hausse, de façon régulière et continue, depuis au moins 1995 au Québec globalement et la situation à Montréal, en particulier, approche d’un point de bascule où les cégeps anglais domineront bientôt, en termes d’effectifs, les cégeps français dans les programmes préuniversitaires.

La FC ignorait-elle, au moment de rédiger son mémoire de 2013, que la fréquentation des cégeps anglais était à la hausse depuis 1995 et qu’il serait surprenant que cette tendance lourde, structurelle, massive, s’inverse soudainement comme par magie ?

Pour fonder son affirmation, la FC disait se baser sur les « perspectives démographiques ». Ce qu’il faut comprendre, c’est que la Fédération utilisait les prévisions d’effectifs étudiants au collégial fournies par le MEES. Or, il était connu de longue date, même en 2013, que les prévisions de ce modèle étaient hautement inexactes ; le rapport Demers sur l’offre de formation collégiale, publié en 2014, par exemple, en glisse un mot en affirmant que l’on constatait « des écarts importants entre l’effectif réel et l’effectif du devis scolaire de chaque établissement » (p. 117), et ce, en particulier dans la région de Montréal (le devis étant donné par la prévision d’effectifs)2. Selon le rapport :

[…] cette situation s’explique en grande partie par le jeu de la concurrence, dont les conséquences financières sont néfastes pour certains cégeps. Alors que des collèges ont de nombreuses places disponibles, d’autres acceptent un nombre d’étudiants dépassant parfois leur capacité autorisée aux fins de financement à l’enseignement régulier.

On notera que ce que le rapport Demers évite soigneusement de mentionner, c’est que le « jeu de la concurrence » est dans les faits la dynamique linguistique qui favorise les cégeps enseignant en anglais ; les institutions qui « dépassent leur capacité autorisée » sont les cégeps anglais. La dynamique linguistique favorable à l’anglais au collégial, phénomène qui est en train de faire s’effondrer les cégeps français à Montréal, est un véritable tabou. La vérité de la dynamique linguistique au collégial n’est, à ma connaissance, reconnue nulle part dans un document officiel provenant du MEES, du gouvernement du Québec ou de la Fédération des cégeps.

Suite aux critiques du rapport Demers, le modèle de prévisions d’effectifs3 a été mis à jour en 2016, mais même dans ce modèle « amélioré », la loi du silence règne ; il n’y est pas question de dynamique linguistique, du changement de composition linguistique dans les écoles françaises (augmentation importante du nombre d’allophones, par exemple, qui choisissent pour presque moitié le cégep anglais) ou de l’attractivité supérieure des cégeps anglais. Ces variables, déterminantes, n’entrent pas en ligne de compte.

Le modèle se base sur les effectifs au secondaire pour calculer des volumes de fréquentation dans les cégeps, en utilisant un taux de transfert entre les écoles secondaires et les cégeps (anglais et français). Ce taux de transfert est basé sur les statistiques d’inscription. Or, les inscriptions dans les cégeps anglais de Montréal plafonnent, en nombre absolu, depuis plusieurs années. Non pas parce que les étudiants souhaitent plus s’inscrire dans le réseau français et que celui-ci serait devenu plus « attractif », mais parce que les cégeps anglais sont saturés, remplis à craquer ; ils ne peuvent admettre plus d’étudiants. Dawson College, par exemple, défonce même son devis ministériel et accueille plus d’étudiants que le MEES ne l’y autorise (sans pénalités…). Dawson, suivant le modèle des condos en « time share » en Floride, accueille même des étudiants inscrits au DEC régulier en cours du soir pour maximiser l’occupation temporelle des places. Si la place était disponible, Dawson pourrait, étant donné son énorme volume de demandes d’admission (11 500 demandes par année et un taux d’acceptation de 30 % environ), augmenter facilement son effectif étudiant de 5000 personnes, passant de quelques 11 000 à 16 000 étudiants du jour au lendemain. Ce qui signifierait, bien sûr, la quasi-fermeture d’un cégep français de bonne taille, le Collège de Maisonneuve, par exemple.

Le coefficient de transfert entre écoles secondaires et cégeps anglais est grandement sous-estimé, il ne correspond pas à l’attractivité réelle des cégeps anglais. En contrepartie, celui des cégeps français est surestimé.

Ce qui signifie ceci : le modèle du MEES nous induit collectivement en erreur. Si le nombre de places dans les cégeps anglais était augmenté, alors l’attractivité supérieure des cégeps anglais serait libre de s’exprimer et les « prévisions » du modèle seraient bonnes pour la poubelle.

La figure 3 illustre la proportion de l’effectif inscrit en anglais au niveau collégial pour l’ensemble du Québec, pour les programmes techniques et préuniversitaires, pour les étudiants inscrits au DEC à temps plein, pour les cégeps publics seulement sur la période 1995-2028. Deux courbes sont données : les « observations », c’est-à-dire les données d’effectifs du MEES et les « prévisions », c’est-à-dire le résultat du nouveau modèle de projections du MEES4.

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La figure 3 illustre le fait que le MEES prévoit une diminution, dès 2019 (les données d’inscription réelles ne sont pas encore disponibles), de la proportion de l’effectif relatif dans les cégeps anglais au cours du temps ; ceci est en rupture complète avec la tendance lourde sur la période 1995-2018. Pour conduire à une telle rupture dans la tendance historique, il faudrait un évènement considérable ; par exemple, le départ en masse de dizaines de milliers d’anglophones du Québec, comme cela a eu lieu dans les années soixante et soixante-dix. Quelles sont, dans l’état actuel des choses, les probabilités que la réalité sur la période 2019-2028 corresponde aux prévisions du MEES ?

Ces prévisions du MEES ont la même crédibilité que les prévisions antérieures qui annonçaient une chute des inscriptions dans les cégeps anglais à partir de 2013 : elles sont, à mon avis, nulles.

Car le MEES a dans ses cartons plusieurs projets d’agrandissement des cégeps anglais. Mentionnons le projet d’établir un nouveau campus pour le cégep John-Abbott à Vaudreuil5 et un projet d’agrandissement majeur (de plus de 50 millions de dollars) de Dawson, actuellement inscrit au Plan québécois des infrastructures (voir p. B. 446).

Le modèle de prévisions d’effectifs au collégial du MEES fait partie de l’armature du déni de notre élite de ce qui se passe au collégial ; c’est essentiellement un dispositif destiné à empêcher la prise de conscience de l’effondrement en cours des inscriptions dans les cégeps français, chose qui est le résultat de la dynamique linguistique, un fait qui est soigneusement ignoré par le modèle du MEES.

Le MEES doit cesser de nous induire en erreur et doit faire preuve de transparence : son modèle de prévisions d’effectifs doit être mis aux poubelles et remplacé par un modèle qui reflète, le mieux possible, la réalité. Cela n’est pas si compliqué.

 

 


1 https://fedecegeps.ca/wp-content/uploads/2013/04/Mémoire-Fédération-des-cégeps-Projet-de-loi-14-Fév.2013.pdf

2 https://fneeq.qc.ca/wp-content/uploads/DEMERS-Report-juin-2014.pdf

3 MEES, « Le modèle de prévision de l’effectif collégial », http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/bs3280191

4 http://www.education.gouv.qc.ca/references/indicateurs-et-statistiques/previsions/effectif-etudiant-au-collegial/#:~:text=Or%2C%20la%20remontée%20de%20l,%2C0%20%25%20en%20cinq%20ans.&text=En%20effet%2C%20ce%20sont%20213,’à%20l’automne%202018.

5 https://www.ledevoir.com/societe/education/574044/montreal-un-cegep-bilingue-en-banlieue-a-l-etude

6 https://www.tresor.gouv.qc.ca/fileadmin/PDF/budget_depenses/19-20/fr/8-Infrastructures_publiques_Quebec.pd