Brutal comme le soleil dans les yeux

Robert Richard
Vers l’éblouissement. Gilles Tremblay et la musique contemporaine
Montréal, Nota Bene, Coll. Nouveaux essais Spirale, 2013, 193 pages

Compte rendu de Michel Gonneville
Compositeur et professeur de composition et d’analyse au Conservatoire de musique de Montréal

Après s’être interrogé sur le sens du mot sens en musique, sur la façon d’écrire sur la musique, et avoir opté pour une attitude d’accompagnement de celle-ci, qui vise à l’habiter, à en sentir la poussée intérieure, l’auteur, puisant aux sources de la phénoménologie (Merleau-Ponty et Husserl), formulera quelques très belles intuitions sur l’essence sacrée de l’esthétique de Tremblay, rejoignant ainsi la foi chrétienne du compositeur. Tournée vers Dieu, cette musique est joie, déchaînement (au sens étymologique), indomptable, furieuse, emportement violent, impatience, jamais assagie. Non plus tournée vers l’homme ou vers le soi (comme ce serait le cas depuis la Renaissance jusqu’au Romantisme), elle revient au dehors, à la nature, au Cosmos de l’Antiquité, mais ici en tant que manifestation du mystère de la Création. Le compositeur devient attentif au monde, et son œuvre est alors aussi une écoute du monde. Il s’agit de se jeter violemment hors de soi, pour se jeter en Dieu. Et en cela, pour Robert Richard, Gilles Tremblay rejoindrait Hubert Aquin1.

La musique de Tremblay, comme les indications de ses partitions – on pourrait ajouter : comme certaines notes de programmes que le compositeur rédige pour ses œuvres –, renvoie à l’idée de jaillissement, d’illumination, d’éblouissement, les métaphores lumineuses et sonores se confondant. (Brutal comme le soleil dans les yeux2.) Les sons sont plus qu’eux-mêmes puisqu’ils renvoient à l’envers des sons, vers un point d’inouï. Ce qui est recherché ne serait plus la Beauté mais la Vérité. On rejoint ici la notion adornienne de Wahrheitsgehalt, de contenu de vérité, qui signifierait ici la présence au Verbe en tant que puissance illuminante.

Depuis ces hauteurs, dialoguant principalement avec les idées de Theodor W. Adorno, l’auteur va tenter de situer l’œuvre de Tremblay dans certaines des problématiques bien concrètes de l’histoire musicale et sociale. Ainsi, dès les premiers chapitres est posée la question de la rupture entre le public et certains créateurs de « musique contemporaine ». La musique de Tremblay ne serait pas que formules figées entraînant des réponses réflexes. Plutôt que de distraire et de conforter, elle chercherait à illuminer, révéler, dépasser ce qui est. Si elle s’inscrit dans le mouvement d’affranchissement de la musique à travers l’histoire, elle dépasse une révolution purement formelle ne touchant que le langage, pour rejoindre le petit nombre d’œuvres exigeantes, essentielles, telles celles du dernier Beethoven ou du dernier Liszt, de Debussy, Varèse et Messiaen, toutes marquées par le désir des choses inexistantes3, ou par l’aspiration vers le gouffre et l’abîme qui sont Dieu. Une telle quête ne peut que bousculer les habitudes de l’auditeur qui y est confronté, et la rupture qui peut en résulter mène à conclure au rôle proprement politique de l’œuvre de Tremblay, de par la dimension critique « intimement liée à [sa] portée utopique [p. 48] ». Car cette œuvre ouvre « un écart entre le monde tel qu’il est et l’art qui est toujours au-delà [p. 56] ».

Dans cet essai, on se surprendra peut-être de ce que les références directes à l’œuvre prennent moins de place que les discussions autour des implications de celle-ci. Peu d’œuvres – partitions ou auditions – sont citées à la barre de la démonstration et d’elles ne servent que quelques passages, indications verbales ou techniques emblématiques de Tremblay (techniques de jeux alternatives, notation « organique » des durées ou de passages dits « aléatoires »). On peut présumer que les conclusions de l’auteur pourraient survivre à une « habitation » plus complète de l’Œuvre, mais on aurait pu souhaiter plus d’illustrations de son propos à même la production du compositeur. Il y a toujours, dans les écrits esthétiques, le danger que le propos ne se prenne à son propre jeu et que l’imaginaire conceptuel, dans ses virevoltes, n’en vienne à oublier la base d’où il s’est élancé. De la même manière, en se défendant d’une approche analytique (ou « opératoire »), il y a danger de participer d’un anti-intellectualisme malheureusement endémique chez nous, particulièrement lorsque l’on parle de musique, alors qu’une approche analytique ne tue pas le mystère : au contraire, pour paraphraser Charles Rosen, si elle reste au plus près de la matière même de l’œuvre, en « éclairant » le plaisir que l’on tire de celle-ci, cette approche pourrait même augmenter le mystère, ne serait-ce que par le biais de l’étonnement4.

Dans le fil de la discussion, on aimera peut-être voir Tremblay en précurseur de la Révolution tranquille, affirmant (depuis Paris…) sa modernité à l’époque du Québec duplessiste. Par contre, l’histoire de la musique sera parfois résumée de façon plutôt schématique (l’auteur en convient lui-même), par exemple lorsque sont mis en opposition d’une part un courant debussyste, centré sur le son, sur le monde extérieur, et où viennent s’agglutiner Varèse, Messiaen, Ligeti et les « spectralistes » (Grisey, Murail, Scelsi), et d’autre part un courant austro-allemand, centré sur le soi et le monde intérieur.

Autre bémol : Robert Richard se révèle peut-être un lecteur trop docile d’Adorno. Au nombre des dérives, on comptera la reprise de certains des jugements de valeur et de quasi-anathèmes proférés par le sociologue de la musique, avec extension au plan local. Richard Strauss, Elgar, Rachmaninov, Respighi passent donc à la trappe pour superficialité, et avec eux notre Jacques Hétu, dont les œuvres « ne participent pas au dévoilement de la Vérité ». Serge Garant et François Morel n’auraient également pas cette « présence au Verbe » qui placerait loin au-dessus d’eux leur collègue Tremblay. Dans la même ligne d’idées, reprendre les critiques adorniennes à l’endroit de Stravinsky et des rythmes insistants du Sacre du printemps (qualifié de « morceau de virtuosité de la régression ») constitue presque un impair quant on sait l’admiration que vouait Tremblay (autant que Messiaen et Boulez) au travail rythmique de ce compositeur, auquel il consacrait d’ailleurs de nombreuses heures dans ses cours d’analyse.

Les zones polémiques sont toujours hasardeuses à fréquenter. Ainsi, dans le fameux conflit de la « rupture », la condamnation du public, autant que celle du compositeur ou des intermédiaires (interprètes, sociétés de concert ou médias), contribue à renvoyer dos à dos des interlocuteurs qui devraient pourtant mieux se parler. Reprendre les objections aux musiques commerciales (jingles et musiques à « tapements de pied ») qui n’auraient plus rien en commun avec des musiques « spontanément issues du peuple », associer mélodie et esclavagisme d’une part, et attention au pur sonore et « révélation d’une vérité » d’autre part, tout cela n’aidera personne à comprendre les plus récents courants intégrateurs de la musique dite « savante », qui dépassent ces clivages, et ce serait faire oublier les besoins et efforts périodiques de simplification et de retour à certains fondamentaux de la perception qu’ont manifestés les compositeurs à travers l’histoire. La fréquentation des plus hautes sphères du sens – aux confins de la métaphysique – pourrait même, dans la lignée des romantiques, aboutir à transformer les artistes en dieux, là où l’on se contenterait très bien d’un semblable qui partage la même condition que nous, ce qui nous le rendrait peut-être encore plus profondément émouvant, autant que ses propositions artistiques. Enfin, si l’Utopie s’avère aussi nécessaire que les rêves, si l’Eurydice perdue nous tire des larmes, leur évocation pourrait bien venir d’une simple mélodie de Gilles Vigneault ou de Schumann, du souffle d’une œuvre ample de Garant tout autant que d’une œuvre que l’on considère plus explicitement comme sacrée.

Cela dit, et malgré ces zones qui témoignent en fait surtout de la ferveur de l’auteur, pour avoir osé mener une réflexion approfondie sur le sens de l’œuvre de l’un de nos grands compositeurs, l’essai de Robert Richard mérite une lecture plus qu’accueillante et appellerait chez nous à une multiplication des écrits de musicologie esthétique engagés. La qualité et la vitalité de la création musicale au Québec le justifient amplement.

 

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1 Pour approfondir ce point, voir : Robert Richard, Le corps logique de la fiction. Le code romanesque chez Hubert Aquin, L’Hexagone, Coll. Essais littéraires, 1991, 134 p.

2 Indication figurant dans la partition de Phases, pièce pour piano (1956) de Gilles Tremblay.

3 Le mot est du compositeur Gabriel Fauré.

4 Charles Rosen, Plaisir de jouer, plaisir de penser. Conversations avec Catherine Temerson, Paris, Seuil, 1998, p. 63. Les propos de Rosen sont les suivants : «En musique, on pourrait dire que plaisir et compréhension sont presque identiques. D’ailleurs, l’analyse musicale ne fait qu’éclairer la jouissance.»