S’il fallait trouver un exemple de l’incapacité du Québec provincial à penser sa condition dans le régime canadian, la loi 21 et le babillage autour du traitement fédéral de la loi sur la laïcité nous le servent sur un plateau d’argent. Non seulement les réflexions et le débat autour de la position canadian devant la Cour suprême sont-ils tout entiers enlisés dans un argumentaire abscons et abordés dans les termes d’un moralisme de pacotille, mais encore et surtout ils restent entièrement captifs d’un cadre de pensée étranger à ce que doit être une analyse nationale.
Voilà des lustres que le récit avait été préformaté. Les plus ardents nationalistes de la CAQ et nombre d’égarés du Parti québécois s’attendaient à en découdre avec le Canada à propos du multiculturalisme et de son incompatibilité avec l’attachement des Québécois à une laïcité d’assez stricte acception. On ne compte plus les avis et prédictions sur ce qui était attendu – et souhaité – comme une collision frontale. Les supputations n’ont pas manqué et nombreux étaient ceux et celles qui voyaient dans le traitement de l’argumentaire d’Ottawa la matière à un large débat sur la place des religions dans l’organisation sociale, dans la définition des droits et, surtout, dans l’interprétation autorisée par la Charte canadienne des droits.
Bref, au Québec, la question a été abordée par son contenu. Les Québécois sont d’indécrottables naïfs dès lors qu’il s’agit d’envisager ce qu’ils s’imaginent être le dialogue avec le Canada et ses institutions, en particulier en ce qui a trait au caractère sacralisé de la Charte. Le gouvernement du Québec s’attendait à une discussion ouverte basée sur la législation québécoise. Il s’est retrouvé penaud. Avec de nombreux autres, au Bloc comme au PQ et dans l’espace du commentariat médiatique, il s’est vu refoulé dans une lecture morale, une condamnation au nom de la pratique vertueuse du dialogue. Ottawa a donc été accusé d’hypocrisie, de manœuvre sournoise visant à faire « par en arrière » ce qu’il n’ose pas faire ouvertement. Mais la morale n’est pas la politique.
Le gouvernement Trudeau aurait volontiers consenti à mener la bataille sur le terrain de l’indignation morale. C’était sa manière et sa passion pour l’idéologie. L’État fédéral de Carney est d’une autre étoffe. Il n’a cure des passes d’armes idéologiques et des effets de toge. Le Québec ne lui fait pas peur, pis encore, il l’indiffère. Il n’aura pas besoin de le confronter dans de grands sparages. Il sait l’efficacité du régime et ne doute pas une seconde que les juges n’en saperont pas les bases. C’est la raison d’État qui prime sur le clinquant de la joute politicienne dont raffolait un Trudeau jamais totalement affranchi de ses penchants pour la comédie. Le Canada de Carney a choisi de viser la froide effectivité. Et il ne doute point que la Cour finira, de toute façon, par inventer les moyens de neutralisation. L’État canadian parle dans le registre qu’il choisit et c’est lui qui définit la matière et les objets du débat auquel il consent. C’est la vérité toute nue devant laquelle le Québec et Simon Jolin-Barette sont restés interloqués. Ottawa parle à sa Cour dans les termes qu’il privilégie. Et dans ce cas-ci, il vient d’affirmer qu’une loi québécoise n’est pas la matière première ni même le cœur du débat. C’est lui qui décide de la pertinence des arguments qu’il entend considérer comme les paramètres du débat. Et ils ne passent pas par la manière dont le Québec les entrevoit.
Le gouvernement Carney vient de dire que les contenus de la Loi sur la laïcité sont des considérations secondaires. Cela n’a rien d’hypocrite. C’est la rationalité même du régime. Et ce régime, fondé sur la Charte canadienne conçue comme instrument de subordination de l’Assemblée nationale du Québec, fixe les cadres de recevabilité de ses choix législatifs. Il y a donc une décision préalable à prendre avant de discuter des contenus, c’est celle de la légitimité de ses choix. Ottawa vient de rappeler ce qu’il entend voir prévaloir comme interprétation de la clause dérogatoire : il veut la voir interprétée et appliquée comme un instrument de raffermissement de sa tutelle. La manœuvre est centralisatrice et elle constitue un pas de plus dans la construction unitaire du régime. L’objet du litige à cet égard importe peu : cette fois-ci, c’est la laïcité, la prochaine fois, ce pourrait être la politique environnementale ou toute autre matière susceptible de subir la même émasculation que la loi 101 et la législation linguistique.
L’indignation morale ne changera rien. Le Québec vit dans un régime de tutelle. La Cour suprême du Canada en est le gardien et la Charte canadienne en est l’instrument. Du point de vue national, c’est un tribunal étranger qui ne sert qu’à miner la légitimité de notre Assemblée nationale. Qui plus est, c’est un tribunal souillé par les manœuvres que Frédéric Bastien a bien décrites dans La bataille de Londres. Les apôtres de l’État de droit ont le respect bien sélectif et l’indulgence au service du régime. La loi 21 subira le même sort que toute autre législation québécoise qui tente de sortir du périmètre de servitude que dresse le régime canadian. Qu’elle soit rejetée en bloc, remodelée dans de savantes manœuvres de détournement de sens ou d’érosion programmée ne changera rien à l’affaire. Le Québec n’est pas maître dans sa maison.
Les états d’âme sur la loi 21 et le sort que la Cour suprême lui réservera ne serviront qu’à consoler du déni. Le Canada possède le Québec comme sa chose. Il en décide de son évolution et n’entend pas céder sur l’essentiel. Dans l’ordre qu’il a imposé et dans les instances de légitimation qui sont les siennes, la longueur de la laisse, l’étroitesse de la cage sont fixées selon des critères que sa Cour suprême a pour vocation de rendre acceptables et de faire respecter. Il est inutile de mobiliser les chœurs de pleureuses. Il faut refuser de se laisser enfermer dans cette machine à fabriquer du consentement. Le Québec qui refuse de voir que l’espace du dialogue qu’il imagine occuper dans le régime est un enclos, ce Québec-là n’a d’horizon que la servitude.
Le gouvernement Carney entend désormais le rappeler sans état d’âme et sans artifice. La place du Québec est fixée, quoi qu’en pensent les Québécois. Et c’est la nouveauté de son apport, il le fait désormais sans s’infliger les désagréments de la mystification idéologique. Il vise la jugulaire.



