Écouter les enregistrements des discours d’Henri Bourassa
Réalisés en 1942 et 1944 par Jean Drapeau – à l’insu d’Henri Bourassa et avec des micros cachés – ces enregistrements clandestins de l’un des plus importants personnages politiques de l’histoire du Québec, ont été gravés directement sur des « disques de transcription », simultanément à la captation : un véritable défi technique à l’époque. Apprenant l’existence de ces disques par Jean Drapeau lui-même, Bourassa aurait déclaré : « Brisez-moi ça, et que personne n’en entende plus jamais parler! Ce doit être affreux d’entendre cela… » (Propos rapportés dans « Les disques de Bourassa. « Non, je ne les ai pas brisés! » », Le Devoir, 3 février 1954, p. 3)
Dans le riche livret (également numérisé par L’Action nationale) qui accompagne les quatre (!) disques vinyles, le grand économiste François-Albert Angers raconte l’histoire des enregistrements du 29 novembre 1942 :
Une première expérience, à l’assemblée du marché Saint-Jacques sur la conscription, en février 1942, tourna à la catastrophe : le mot n’est pas trop fort quand on se rappelle la déconvenue des intéressés. Dans le fort de l’enthousiasme qui suivit la réunion, quelqu’un eut la malencontreuse inadvertance de s’asseoir sur un paquet qui contenait les disques fraîchement enregistrés! Mais Drapeau devait retrouver sa chance, le dernier dimanche de novembre 1942, alors que Bourassa accepta d’aller soutenir sa candidature contre le général Laflèche, dans une assemblée à Saint-Jean-de-la-Croix.
Un article du Devoir du 3 février 1954 (op. cit.) précise :
C’était probablement le premier discours politique d’Henri Bourassa depuis sa défaite électorale de 1935. L’élection d’Outremont avait un caractère très spécial : le candidat, Jean Drapeau [du Bloc populaire canadien, au fédéral], avait 26 ans, aucun de ses principaux collaborateurs ne dépassait la trentaine; chacun savait aller à la défaite, il s’agissait uniquement d’une question de principe. Là-dessus M. Bourassa fut invite à venir prêter main-forte aux jeunes. Il n’hésita pas un seul instant.
Dans le livret grand format accompagnant les seuls témoignages audio connus du fondateur du Devoir (en rien de moins que quatre disques!), François-Albert Angers revient sur les enregistrements clandestins du 2 février 1944:
Plus tard, en 1943-1944, dans les circonstances que l’on trouvera relatées par le Chanoine Lionel Groulx, dans ses commentaires de la face 1, Drapeau organisa l’enregistrement d’une des dix conférences prononcées au Plateau, sous les auspices de la Ligue d’Action Nationale. C’est un document unique en son genre, même pour ceux qui ont eu l’avantage d’entendre souvent Bourassa dans leur jeunesse. Il révèle, en effet, le Bourassa des intimes, le Bourassa brillant causeur, faisant appel à toutes les ressources d’une vaste culture, un Bourassa somme toute que très peu de gens ont connu.
Trop chers pour être distribués au public dans une immense série de disques 78 tours/12 pouces (qui ne contenaient alors environ que 5 minutes d’enregistrements par face), les disques d’origine furent gravé sur caoutchouc pressé (!) afin d’en assurer la conservation. Angers précise : « Nous songions seulement à un document d’archives que pourraient entendre, au besoin, des historiens et leurs élèves. »
La technologie ayant par bonheur évolué rapidement, des responsables de la Ligue d’action nationale décident en 1954 de transférer des extraits des précieux enregistrements sur bandes magnétiques afin de faire entendre la mythique voix du leader canadien-français au public à l’auditorium Jeanne-Mance, de l’Hôtel-Dieu à Montréal, le 14 février 1954. Dès la fin janvier, des publicités de l’événement prestigieux paraissent dans les journaux : pour un dollar (un prix élevé, à l’époque!), on pourra entendre, en plus d’Henri Bourassa inédit sur bandes, Gérard Filion, directeur du Devoir, le chanoine Groulx, Gérard Picard de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada et André Laurendeau, alors directeur de l’Action nationale, journaliste au Devoir et animateur à Radio-Canada, parler de la pensée politique et sociale du grand maître. Bourassa (1868-1952) est mort depuis deux ans seulement,
L’événement est un succès : le public est ravi d’entendre celui qui savait si bien haranguer les foules lors de ses discours politiques. François-Albert Angers raconte à cet effet un fait cocasse : « [C]e qui a été remarquable, c’est que le public réagit comme si l’orateur était présent. Au point que spontanément, les applaudissements crépitaient de nouveau dans la salle, au même moment où la salle originale, celle qui avait entendu l’orateur vivant, applaudissait elle-même »! On parle de la diffusion historique, le lendemain dans le Devoir, qui rapporte que « [d]es centaines de personnes étaient réunies » pour écouter d’outre-tombe la légende de la politique canadienne-française. Fort de cet engouement, la Ligue d’action nationale entreprit donc de faire transférer les enregistrements complets du disque-maître sur bande magnétique par un spécialiste afin, dit Angers, « de conserver toute la qualité disponible dans l’enregistrement original ».
Les années passèrent, les coûts de production diminuèrent et la Ligue d’action nationale décida, en avril 1959, d’enfin produire pour le grand public quatre disques contenant les enregistrements complets. 54 ans plus tard, des passionnés d’histoire politique comme Jean Drapeau, à l’origine, prennent le relais en rendant à nouveau ces enregistrements disponibles au public et aux chercheurs de la planète entière. Bravo à L’Action nationale pour ce Devoir de mémoire!
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