André Pratte, Jonathan Kay et al.
Bâtisseurs d’Amérique : des Canadiens français qui ont fait l’histoire, Les éditions La Presse, 2016, 408 pages
Que Les Éditions La Presse, en 2016, décident de publier un livre traitant des grands personnages canadiens-français ayant « fait l’Amérique » peut sembler franchement surprenant aux yeux de tout nationaliste. L’ennemi idéologique serait-il soudainement sensible à l’importance de réinscrire dans l’histoire de la nation québécoise des figures exceptionnelles et exemplaires nourrissant la fierté et l’appréciation du passé ? Le média fédéraliste et libéral par excellence se sent-il soudain l’âme patriote ? Réalise-t-il, à l’heure de la montée des populismes, que les peuples sentent encore le besoin d’exister et de se rallier à de salvateurs mythes nationaux ? Qu’est-ce donc que cet ouvrage historique qu’on nous offre alors que le libéralisme semble plus affairé que jamais à dissoudre les communautés nationales et leurs racines et que le fédéralisme canadien se pose internationalement comme à l’avant-garde absolue de ce mouvement de l’histoire ? C’est donc avec hâte et empressement que je me suis plongée dans la lecture des quelque 396 pages de ce collectif voulant offrir aux lecteurs des portraits de grands personnages francophones écrits par d’autres grands personnages, eux, vivants.
Je m’imaginais en faire une recension relativement calme et élogieuse. Que dire d’acerbe, en effet, sur un ouvrage de vulgarisation historique honnête, documenté par moult recherchistes chevronnés ? Quelle matière à regimber y a-t-il, en effet, à la lecture des grandes lignes de la vie de personnages ayant marqué l’histoire des Québécois et ayant permis à notre « petit peuple » de rayonner au-delà de ses frontières ? C’est donc avec une certaine incrédulité que j’écrirai toutefois, aujourd’hui, ce texte qui portera les stigmates de la critique virulente davantage que les marques de la recension littéraire apaisée. La lecture de l’avant-propos par l’ineffable André Pratte donne le ton à un ouvrage dont on ne soupçonnait pas avant de l’ouvrir l’ampleur de la bêtise. Une première remarque s’impose : quelques pages suffisent à comprendre le pourquoi de l’usage du vieux terme « Canadien français ». Pas une fois on n’y parlera vraiment de grands Québécois, bien que presque tous les personnages présentés le soient. On comprend rapidement qu’une telle chose qu’un peuple québécois, de toute façon, n’existe pas. Le Canada, cette grande mosaïque multiculturelle, compte entre autres en ses rangs une communauté francophone, mais cette dernière ne connaît pas de frontières. La limiter au Québec est réducteur et non inclusif, nous apprend-on, puisque cette vision des choses exclut d’emblée le reste du Canada francophone. La dilution du Québec en une communauté parmi d’autres est donc, dans cet ouvrage, consacrée, voire sacralisée.
Le choix des personnages qu’on côtoiera tout au long du livre prend, lui aussi, tout son sens dans l’avant-propos de Pratte. On comprend bien rapidement que la valeur des grands hommes et des grandes femmes est décuplée lorsqu’ils rayonnent aux États-Unis, au Canada anglais ou en Grande-Bretagne. Que serions-nous, en effet, sans que le monde anglo-saxon ne pose sur nous son sceau d’approbation ? Aux yeux des responsables de ce livre, apparemment, bien peu de choses – en tout cas, moins que ceux dont le succès reste confiné à la francophonie. C’est donc l’esprit du colonisé qui traverse en grande partie les choix éditoriaux à la base de Bâtisseurs d’Amérique. La caution du monde anglais y sera présentée comme l’apothéose des 13 vies qu’on nous présentera et, par le fait même, comme l’ultime accomplissement auquel un Canadien français peut aspirer. Je ne résumerai pas, dans cette note critique, les propos des 13 essais qui sont proposés dans l’ouvrage entier. Je m’arrêterai cependant à quelques-uns que j’estime être particulièrement digne de mention.
Le premier essai qu’on lira sera celui qu’a écrit Margaret Atwood au sujet de Gabrielle Roy, ou plutôt la traduction qu’a faite Catherine Leroux du texte qu’a écrit Margaret Atwood après avoir lu le dossier de la recherchiste Valérie Gratton sur Gabrielle Roy. On y apprendra tellement peu de choses que c’en est navrant. Le contenu historique de ces 30 premières pages se limitera à souligner que la vie de Gabrielle Roy a chevauché la Grande Crise, la Seconde Guerre mondiale et l’époque Duplessis, comble de l’obscurantisme moral et social, et que l’auteure a su y vivre une histoire qu’Atwood qualifiera comme étant « digne de Cendrillon » (p. 34).
Gabrielle Roy a-t-elle marié un prince au grand cœur pour accéder à la richesse et à la noblesse ? Une fée-marraine l’a-t-elle prise sous son aile pour l’aider à sortir de la misère ? L’analogie semble d’une extrême faiblesse pour quiconque connaît un peu l’histoire de Roy et de Cendrillon. Elle annonce malheureusement la qualité de nombreuses autres remarques qu’Atwood fera sur la vie et l’œuvre de l’écrivaine de Bonheur d’occasion ainsi que sur sa propre existence de laquelle elle semble difficilement capable de prendre quelque distance que ce soit.
On apprendra entre autres que l’adolescence torontoise de Margaret Atwood fut bercée par les « danses du vendredi soir, où une horde d’adolescents se déhanchaient dans le gymnase, surveillés par le prof d’allemand qui était Bulgare et le prof de latin dont la lignée remontait à l’Inde via Trinidad », le tout dans une école écossaise remplie d’étudiants « Chinois et Arméniens » (p. 32). Atwood nous révèle par cette anecdote personnelle que « ce cocktail profondément canadien aurait été apprécié par Gabrielle Roy » (p. 32), passionnée de la diversité culturelle qu’elle était. Comment aurait-elle pu en effet ne pas être ainsi à l’avant-garde, puisqu’elle fut obligée d’être « instruite dans les deux langues » (p. 36), gage d’ouverture au monde ? On apprend aussi que ses tribulations européennes l’ont fait détester le snobisme parisien et adorer l’ouverture anglaise, puis que le personnage du violeur de son roman Bonheur d’occasion s’appelle Jean Lévesque et que cela devrait nous évoquer Jean le Baptiste, « ermite misogyne et dénonciateur d’Hérode [sic] » (p. 47). Gabrielle Roy est donc dépeinte par Atwood comme une disciple de Justin Trudeau avant l’heure, amoureuse de la diversité et surtout produit de cette diversité et de l’hétérogénéité canadienne. Grâce à Dieu, elle a su ne pas émaner d’une « petite communauté francophone fermée » et a pu croître grâce au « multiculturalisme sous sa forme la plus généreuse [sic] » (p. 55).
L’autre portrait digne de mention de l’ouvrage est celui rédigé par l’honorable Jean Charest et son fils Antoine Dionne-Charest au sujet de Sir George-Étienne Cartier, un des Pères de la Confédération. Charest père et fils présentent Cartier comme un patriote raisonnable, au contraire de Papineau, qui avait compris que le repli sur soi des Canadiens français était chose néfaste pour leur avenir, que le devoir d’un bon politicien était d’assurer la stabilité de la société tout en la faisant progresser économiquement. Le pauvre Cartier n’a évidemment pas pu réaliser tous ses rêves, notamment quant à la réforme de l’éducation, à cause de l’infâme clergé qui sévissait alors au Québec et qui favorisait l’analphabétisme en engageant des enseignants laïcs ignorants. On pardonnera à Jean Charest, un avocat et non un historien, de ressasser pareils clichés anticléricaux. On lui pardonnera moins, toutefois, la hardiesse dont il fait preuve en se servant du baronnet Cartier pour vanter les effets bénéfiques pour la société de la pratique du patronage par les partis au pouvoir. On reconnaîtra toutefois dans ce trait d’esprit son légendaire culot.
D’une page à l’autre, on voguera donc tant bien que mal entre l’esprit de colonisé ordinaire et la pure et simple propagande idéologique. De crêtes en creux de houle, on croisera parfois – et heureusement – quelques salvatrices accalmies. Je pense notamment au très beau texte de Lucien Bouchard sur Henri Bourassa, à celui de Ken Dryden sur l’impact de Jacques Plante sur la pratique du hockey moderne, à celui de Gaétan Frigon sur Prudent Beaudry, un homme originaire de Mascouche devenu un des plus remarquables maires de Los Angeles au 19e siècle, et à celui de Roméo Dallaire et de Serge Bernier sur Thomas-Louis Tremblay, un militaire québécois à la carrière remarquable. Cet essai remportera d’ailleurs la palme du livre quant à la pertinence et à l’intérêt qu’il suscite. Dallaire et Bernier nous révèlent, sans flafla diversitaire et sans aucune forme de mièvrerie canadian, l’histoire d’un soldat brillant qui, toute sa carrière, s’est battu contre le racisme anglo-canadien envers les Québécois. Advenant l’accession du Québec à la souveraineté, la figure de Thomas-Louis Tremblay mériterait certainement une place de choix dans l’histoire militaire officielle du Québec pour avoir mené les fiers hommes « de race canadienne-française » à de grandes victoires militaires pendant la guerre de 14-18 au sein du bataillon aujourd’hui nommé Royal 22e Régiment. Ses faits d’armes sont impressionnants, le récit des grandes batailles qu’il a menées est poignant et l’image que Dallaire et Bernier dressent de son caractère est plus qu’inspirante et correspond à l’idée que l’on se fait d’un peuple québécois émancipé et libéré : fier, droit, franc, inventif, déterminé et fort.
Malheureusement, ces quatre textes moins tendancieux se trouvent noyés dans un océan de « contenu canadien » où on fait de Jehane Benoit une chantre du multiculturalisme et du métissage, de Jack Kerouac un homme qui avait compris que la déconstruction du français était un extraordinaire fait culturel et que l’anglais était un outil indispensable pour exister dans le monde, de Gabrielle Roy une féministe entichée de Justin Trudeau avant même qu’il ne voie le jour. Le Sieur de La Vérendrye devient un prétexte pour souligner la fermeture xénophobe des Québécois de jadis face aux mariages interraciaux et leur acceptation raisonnable et moderne des vertus du multiculturalisme, Thérèse Casgrain sert à dénoncer l’ignominie des gouvernements conservateurs et la noblesse du Parti libéral canadien. Quelle insulte pour ces personnages foncièrement intéressants d’être ainsi impunément instrumentalisés au profit du triomphe du régime par la promotion de la servilité québécoise !
Pour un pays comme le Canada qui se targue d’être à l’avant-garde de l’humanité parce qu’il aurait, par nature, rendu dépassée l’idée même d’appuyer la souveraineté d’un État sur l’identité nationale, cet ouvrage de grossière propagande libérale canadienne montre que derrière les belles intentions et les grandes envolées larmoyantes moralisatrices du régime fédéral se cache une redoutable machine politique qui s’active par tous ses organes à une vaste entreprise de nation building. Il est impératif de le dénoncer, et si la lecture de Bâtisseurs d’Amérique doit servir à quelque chose, c’est bien à voir l’ampleur du danger qui guette le peuple québécois si on laisse le champ de la vulgarisation historique aux soins de l’ennemi politique.
Jenny Langevin