Andrée Fortin. Passage de la modernité

Andrée Fortin
Passage de la modernité. Les intellectuels québécois et leurs revues (1778-2004), 2e édition, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2006, 445 pages

Les treize années passées depuis la parution de la première édition (1993) du livre d’Andrée Fortin n’ont en rien atténué le sentiment d’inquiétude associé à l’entreprise de publication périodique au Québec. En témoignent le ton soucieux des éditoriaux1, les colloques sur le sujet2 et le cycle des régénérations des revues d’idées, les oraisons funèbres succédant aux actes de naissance enthousiastes.

Cette seconde édition de Passage de la modernité couvre, dans un ultime chapitre, la période qui la sépare de la première. C’est l’occasion pour l’auteur de confirmer son diagnostic sur une post-modernité caractérisée par « un pluralisme incertain » (p. 374) dont témoignent des revues comme Zeppelin (1992), Exit (1995), Combats (1995), Argument (1998), L’inconvénient (2000) et Les cahiers du 27 juin (2003).

Mais l’objet de Fortin dans Passage de la modernité n’est pas tant les revues que les intellectuels. Celles-là sont prises comme des témoignages, comme des indices de la transformation des rapports à la cité de ceux-ci. Et encore, la sociologue ne s’intéresse qu’aux éditoriaux de présentation, aux premiers numéros, qui sont autant d’appels à combler un manque, un vide dans le champ intellectuel. Ne se reconnaissant plus dans les anciennes revues, on en fait naître de nouvelles ; les fondations sont ici des entreprises critiques, des actes d’opposition, des ruptures, des refus globaux. Le premier éditorial est pris en quelque sorte comme le geste par excellence de l’intellectuel, l’avènement attendu dans l’espace public qui constitue son lieu propre en même temps qu’il lui donne, par la négative, les prétextes de son originalité.

L’ampleur du travail de Fortin mérite d’être soulignée ; plus de six cents revues colligées ponctuent un drame intellectuel qui se joue en trois actes. Le XIXe siècle d’abord, période dite « prémoderne », où apparaissent les premiers périodiques. Ceux-ci échappent cependant aux catégories qui seront utilisées dans les chapitres subséquents, où sont distinguées les revues d’idées, les revues artistiques et les revues savantes. La fondation des journaux à cette époque procède d’ailleurs dans plusieurs cas d’une volonté commune d’affirmation patriotique, dont le destin sera national et les modalités sont à la fois idéologiques, artistiques et scientifiques. Les éditoriaux sont des actes par lesquels les Canadiens français se posent dans l’espace et dans le temps. Dans l’espace d’abord, car les journaux sont nécessaires à la mise en place des premiers réseaux savants, artistiques et littéraires. Dans le temps ensuite, quand on s’approprie la tradition pour lui donner une effectivité historique, comme le fait le journal Le Nationaliste (1904) dans son premier éditorial :

« nous avons puisé [notre raison d’être] dans une idée plus large,
un sentiment plus profond et plus positif […] Cette idée, c’est la
création d’un esprit national qui nous distingue parmi les peuples du
monde ; ce sentiment, l’amour du sol que nos aïeux n’auraient pas
mouillé de leur sang s’ils avaient su qu’un jour, au lieu de porter un
peuple souverain et de rendre des fruits de liberté, il se fonderait
sans gloire dans un empire où les colonies, comme autrefois celles de
Rome, n’existeraient plus que pour fournir à la mère patrie de l’argent
et du sang. […] Le nationalisme est la politique de l’avenir dans les
pays comme le nôtre […] » (cité par Fortin, p. 78).

De nombreuses publications présentent d’ailleurs des plaidoyers pour le progrès, la diffusion des savoirs et l’émancipation du peuple canadien français. L’intellectuel, nous dit l’auteur, « n’a pas encore conquis son autonomie par rapport au politique »(p. 37). Il tentera peu à peu de s’en démarquer, pour entrer avec lui dans un rapport dynamique, qui disparaîtra ensuite avec la post-modernité et l’exil hors de l’espace public.

La seconde section du livre est consacrée à la modernité qui s’étend grosso modo de 1917 – l’année de naissance de L’Action française – à 1980, consécration de la post-modernité triomphante. Par ailleurs, le cœur du vingtième siècle est caractérisé par l’apparition des publications « disciplinaires », savantes, artistiques ou littéraires. Le genre même de la « revue d’idées », auquel Fortin donne une autonomie, procède de cette logique disciplinaire qui sera de plus en plus en porte-à-faux dans un monde dont le destin est la polarisation entre l’expertise et le divertissement.

Mais cet aboutissement de la modernité sera précédé par une période où prévaut la question nationale, dans des publications comme Les Cahiers de la Nouvelle-France (1957), Laurentie (1957) et Le Québec libre (1959), puis dans Parti pris (1963) qui naît environ une décennie après Cité libre (1950). C’est aussi une époque où foisonnent les feuilles marxistes ou socialistes, comme Révolution québécoise (1964), Socialisme 64 (1964), Mainmise (1970), Socialisme québécois (1970) et Unité prolétarienne (1976), dont la multiplicité évoque la dissolution idéologique de l’extrême gauche à cette époque. N’empêche que toute cette activité donne une idée de la transformation des modalités de l’inscription des intellectuels dans le champ politique ; celui-ci est en quelque sorte « annexé » (p. 232), il lui est subordonné. Ces nouvelles relations sont également rendues possibles par l’émergence de nouvelles formes de subjectivité ; « [à partir des années 1950] on assiste à la montée d’un sujet collectif ; l’écrivain, tout en conservant son autonomie devient partie prenante d’un Nous, le Nous national, puis le Nous populaire (parfois révolutionnaire). Au fil des années 1970, un nouveau sujet tente de s’affirmer, mais n’y arrivera vraiment que dans les années 1980, c’est le « Je »(p. 233). Bien vite, en effet, les intellectuels se mettront à douter d’eux-mêmes, à douter de leur accès privilégié aux idées et de leur autorisation à intervenir dans la sphère politique. Pour Fortin, une revue comme Temps fou (1978) annonce la critique post-moderne radicale.

La troisième section est donc consacrée à la « post-modernité ». La pensée se réfugie dans les « -ismes » ; féminisme, nihilisme, régionalisme, écologisme, multiculturalisme. Le sujet collectif devient groupusculaire et, pour tout dire, individuel et paradoxalement désincarné. Fortin attribue au mouvement féministe un rôle important dans la définition de ce nouveau rapport ; « Les féministes inaugurent un nouveau rapport entre le monde intellectuel et la société globale ; elles ne se posent pas en tant que Nous bien défini a priori, mais en tant que regroupement de Je. […] Le privé devient politique »(p. 294). On assiste bientôt à une multiplication des groupes dont l’existence semble toute contingente ; « Le Nous intellectuel n’est plus québécois, ni révolutionnaire ; il est fait de Je, sexués, situés et datés, réunis en collectif »(p. 331).

Alors que l’intellectuel de la modernité se distinguait par son esprit analytique et théorique, l’animateur de revue post-moderne est plus modeste ; il veut « dire les pratiques », « nommer », ne plus théoriser mais se poser en porte-voix, ne pas prendre la parole, mais la donner. On a d’ailleurs bien du mal à ne pas voir dans cette attitude une forme de démission de la pensée et on pourrait sans doute attribuer à cette abdication une bonne part du sentiment d’inutilité ressenti par les intellectuels dans les vingt dernières années.

Fortin voit tout de même un certain renouveau dans les années 1990 à travers des revues comme Argument (1998), Ébauches (1990) – une revue artistique – et Éthique publique (1999) – une revue universitaire. Pas tout à fait un nouveau paradigme, mais une « nouvelle sensibilité »(p. 375) qui cherche à réinvestir un espace commun de discussion dans un esprit pluraliste, à la manière d’Argument ou des Cahiers du 27 juin. Le pluralisme est cependant strictement procédural, ce qui conduira Fortin à la troublante mais prévisible conclusion du chapitre ajouté à la seconde édition : « Du corpus étudié dans ce chapitre se dégage l’image générale d’intentions sans cause, d’une pensée sans objet, d’intellectuels désincarnés, sans ancrage temporal [sic] ni spatial fort, et d’un Québec évanescent »(p. 397). 

La conclusion de Fortin est probablement partiellement juste, mais pour qu’elle soit aussi générale qu’elle le souhaite, il eût fallu que l’auteur s’intéresse à plus qu’aux premiers éditoriaux. Sa méthode gomme en effet tout le rapport des groupes d’intellectuels à la durée. Les revues naissantes sont autant de champignons qui, à l’occasion d’une averse de subventions, tachent quelques jours la pelouse avant de retourner dans l’anonymat souterrain du mycélium. C’est vrai, une revue qui naît peut témoigner d’un rapport au monde ou d’une idée, mais elle ne nous dit rien sur sa portée, sa pertinence et sa réception. Sur le plan sociologique, bien plus significatives sont les revues qui durent. Celles-là, peut-on penser, témoignent d’une véritable sensibilité puisqu’elles sont lues, qu’elles trouvent une réception favorable et qu’elles sont investies par un groupe de collaborateurs qui dépasse le cénacle des fondateurs. Et si les nouvelles revues naissaient de quelques marginaux qui ont vu leur dernier bébé périr ? Seraient-elles le signe d’une réalité sociale ou plutôt d’idiosyncrasies obstinées ? En ne s’attardant qu’aux premiers éditoriaux, Fortin tombe me semble-t-il sans le savoir dans le piège de la prééminence de l’immédiateté au détriment de la durée, tout à fait dans l’esprit de ces intellectuels qui « disent les pratiques » synchroniques plutôt que d’en produire une analyse historique. Le travail est déjà considérable et, pour cette raison, admirable ; il l’eût été encore plus si Fortin s’était donné tous les moyens de tirer les conclusions qu’elle tire.

Tout de même, si l’étude ne permet pas de juger, pour les raisons que je viens d’évoquer, sur « les intellectuels et le politique », celle-ci donne une idée – comme en filigrane – de la dynamique de fondation et de mort des revues. La dynamique des subventions a certainement, comme l’écrit Nathalie Prud’homme en éditorial du dernier numéro de Possibles, une part de responsabilité dans le caractère moribond des revues d’idées au Québec, mais il ne faudrait pas décharger les auteurs de leurs responsabilités. L’ouvrage de Fortin a le mérite de mettre en évidence une posture intellectuelle, procédurale et désincarnée, « sans objet », sans histoire et sans lieu. Cette posture intellectuelle semble à l’origine de bien des périodiques naissants, et sa plus grande tare est peut-être de permettre à trop de revues de n’être en fait que des journaux intimes.


Notes

  1. Voir Possibles, Vol. 30, Numéro 3-4, été-automne 2006. Gagnon, Gabriel, « Les revues d’idées ont-elles encore une place au Québec ? », Le Devoir, 1er mai 2006, p. A6.

  2. On mentionnera le 7e colloque Marcel Rioux tenu à l’Université de Montréal le vendredi 20 octobre 2006, avec des représentants des revues Possibles, Relations, Argument, Combats et À bâbord.

 

 

Andrée FortinPassage de la modernité. Les intellectuels québécois et leurs revues (1778-2004), 2e édition, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2006, 445 pages Les treize années passées depuis la parution de la première édition (1993) du livre d’Andrée Fortin n’ont en rien atténué le sentiment d’inquiétude associé à l’entreprise de publication périodique au Québec. En […]

Récemment publié