2014automne250

Automne 2014 – Faire le point

2014automne250Les splendeurs de l’octobre n’y changent hélas rien, le monde du livre est aussi sombre que le plus sombre jour de novembre. La Courte échelle en faillite, Benjamin en faillite, le diable aux vaches entre Renaud-Bray et plusieurs acteurs clés de l’industrie, les librairies indépendantes qui ferment à un rythme inquiétant, les bibliothèques qui cherchent à l’abri tantôt du ministre, tantôt des comptables, les manchettes toutes plus autodépréciatrices les unes que les autres à propos du taux d’analphabétisme, la liste des mauvaises nouvelles pourrait s’allonger. La morosité a d’ores et déjà gagné la partie. Et ce ne sont pas les appels au secours de la ministre de la Culture qui vont rassurer le milieu qui sait trop bien le poids de la culture sur la table du conseil de l’austérité…

Et pourtant, pourtant. La diversité et la qualité de la production éditoriale atteignent des niveaux admirables. Les salons du livre font vibrer leur public. De nouveaux auteurs émergent et leurs œuvres se démarquent – à défaut trop souvent de s’imposer dans le marché, c’est vrai. L’espace médiatique est un peu plus vaste même s’il reste dominé par les boniments qui tiennent trop souvent la production nationale comme anecdotique, voire exotique, au regard des poncifs de la rectitude mondialisée. Bref tout ne justifie pas la morosité inquiète même si l’optimisme resterait surfait. Le monde du livre est durement travaillé par des secousses qui ne tiennent pas toutes des mêmes causes.

Le choc numérique, bien sûr, frappe durement, mais il n’explique pas tout. C’est vrai que les changements technologiques révolutionnent les logiques industrielles et forcent au renouvellement des façons de faire. L’éventail des possibilités qu’ouvre la diversification modifie radicalement les logiques qui organisent les pratiques des divers acteurs de la chaîne du livre, de l’auteur au plus novice des lecteurs. Et du coup, ce sont les habitudes de lecture qui sont en voie de métamorphose et, au travers elle, le statut de la lecture et le comportement des lecteurs. Comme toujours durant de telles périodes, les prophètes font de bonnes affaires et ils ne manquent pas d’audience ceux-là qui prédisent la mort du livre et la fin de l’industrie.

On ne tentera pas de les relancer et de souscrire à la surenchère des propositions de ceux-là qui lisent avec optimisme ou inquiétude les feuilles de thé ou les pixels magazines branchés en ligne. Il s’agit simplement de prendre un peu de recul historique pour se donner un espace de pensée qui permette d’échapper au prophétisme ou au fatalisme. Les révolutions technologiques ne livrent pas toujours les fruits que leurs promoteurs voudraient savourer. La photographie n’a pas tué la peinture, elle en a modifié le statut et lui a fourni matière et nécessité de se repenser. Le regard en a été changé et, du coup, la place de l’image. Ainsi en va-t-il sans doute déjà de la révolution numérique et de ses impacts sur le livre et la lecture. Il serait donc plus prudent d’éviter le simplisme et d’en faire la source de tous les maux. Il ne faudrait surtout pas, non plus, céder au fatalisme. Le monde du livre est mal en point, c’est vrai. Mais on ne trouvera les moyens d’une approche de restauration intelligente et utile que si l’on prend bien le temps d’en faire une analyse rigoureuse et d’en proposer une lecture assez nuancée pour que tous les acteurs y trouvent les motifs sérieux de contribuer à une action commune de redressement.

On peut d’ores et déjà définir au moins trois grands registres sur lesquels peuvent s’organiser les diagnostics.

  • Le registre économique. Les problèmes de distribution, la réorganisation des rapports entre les divers acteurs de la chaîne, les enjeux de concentration de la propriété qui s’y posent de manière différente selon les maillons qu’on observe, les difficultés de maintenir ou de conquérir les marchés dans un contexte d’intensification de la concurrence. Autant de problèmes et bien d’autres en ces domaines qui renvoient tantôt aux changements dans les modèles d’affaires tantôt aux conjonctures spécifiques des divers segments de marché méritent d’être examinés et ordonnés dans un cadre qui permettra d’établir les priorités d’action et le partage des responsabilités entre les divers acteurs à mobiliser.
  • Le registre institutionnel. L’état des bibliothèques publiques a fait l’objet de très nombreux diagnostics. En dépit de quelques améliorations notables et de succès fort éloquents – celui de la Grande Bibliothèque est certes éblouissant, mais il ne doit pas empêcher de voir des réussites à échelles plus réduites, mais néanmoins importantes –, il faut reconnaître que les statistiques comparatives placent le Québec dans une situation déplorable. Il reste un immense effort de rattrapage à accomplir. Et force est de reconnaître que la politique d’austérité l’emportera sur les propos lénifiants du ministre repentant. Les tourments qui seront peut-être évités aux bibliothèques scolaires seront sans doute infligés aux bibliothèques municipales, selon les vases communicants de la logique comptable à courte vue qui sévit à Québec. Les quelques chiffres disponibles sur la contribution des politiques d’achats des bibliothèques à l’édition québécoise sont affligeants. Les pratiques en vigueur sont non seulement contradictoires, elles sont carrément contreproductives quand on considère que les éditeurs québécois ne sont pas les principaux bénéficiaires des politiques d’achats qui bénéficient de subventions publiques. Il y a des urgences qui vont coûter beaucoup plus cher à moyen terme que les économies de bout de chandelle qui seront grappillées dans les deux prochains exercices budgétaires.
  • Le registre culturel. Il est inutile de se le cacher, les besoins sont criants en matière de soutien et de promotion de la lecture, que ce soit à l’école, dans les loisirs ou dans les milieux de travail. Il faut un Plan lecture d’une audace que nous n’avons pas encore eu collectivement pour faire face aux énormes défis que nous posent les transformations sociales en cours. Le maintien et le développement de notre dynamisme et de notre identité passent par une action culturelle d’envergure. Il faut une véritable mobilisation collective qui visera au renforcement du cadre des référents communs de la culture, une mobilisation qui évitera le délitement de la culture nationale et sa dissolution dans le magma de la culture de masse imposée par les grosses machines de la médiocrité mondialisée.

Les problèmes sont suffisamment graves et trop nombreux pour s’imaginer pouvoir les traiter adéquatement en procédant au cas par cas. Le milieu serait mûr pour un grand forum devant déboucher sur un programme d’action. On n’ose guère appeler la chose un Sommet tant le mot a été galvaudé. Il n’en demeure pas moins que la convocation d’un tel rendez-vous serait plus pertinente que les appels à l’aide de la ministre. Le dossier du livre est trop important pour qu’on en soit réduit à le ramener aux manœuvres de pressions pour éviter le pire. Son potentiel est trop grand pour qu’on se prive des occasions de dépassement que nous offrent les difficultés présentes. Les redresseurs comptables feraient bien de se répéter l’adage : nous n’avons pas les moyens de gaspiller une bonne crise.

Le temps est venu de faire le point.

Robert Laplante

Directeur des Cahiers de lecture

 

Plus de publications
Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *