Cela revient régulièrement dans l’air du temps. La capacité de lecture diminue, anémiée par les mauvaises habitudes induites par les médias sociaux, plombée par un mode de vie chronophage où tout le monde manque de temps pour tout. Il faut avoir tout compris en cent quarante caractères, ne rien lire de plus d’une page, râler sur les briques que nous assènent les libraires et ne concéder à la lecture tranquille que le temps d’un bain de soleil où les héros de polars sont les seules ombres tolérées.
Le ronchonnage sur les malheurs du progrès a pris une coloration particulière dans la presse locale après que Le Devoir (15 février 2013) ait reproduit l’entretien que Philip Roth accordait au journal Le Monde. Le romancier américain qui vient d’annoncer qu’il renonce à l’écriture s’y épanche sur les malheurs du temps : les grands lecteurs sont de moins en moins nombreux, les recueils de textes courts et les ouvrages en collaboration se multiplient, bref avec une telle production une certaine idée de la lecture est en train de périr non pas dans l’angoisse et la détresse, mais dans l’euphorie frelatée par l’impératif du divertissement.
Le point de vue n’est pas nouveau et voilà déjà plusieurs années que les oracles nous prédisent le progrès de l’ignorance, la disparition du livre et le règne d’un internet où tout se vaut, se côtoie et s’abolit dans l’indifférenciation. Il n’est pas sans fondement.
Les bouleversements technologiques de cette ampleur ne vont pas sans provoquer de véritables maelstroms culturels. La culture de masse distillée par des empires commerciaux mondialisés, la marchandisation radicale envahissant tous les domaines de la vie et toutes les sphères de la société, l’explosion de tous les codes sous la pression d’un relativisme devenu peut-être le seul absolu des sociétés gavées, tout cela n’est pas sans conséquence sur la culture et sur l’un de ses véhicules essentiels, la lecture. Cela étant dit, même si le rapport à cette dernière change, elle reste le principal moyen de transmission et d’acquisition de la connaissance et de la culture savante en général.
Que la lecture de divertissement occupe une place si grande qu’elle en bouscule les formes « classiques », rêvées autant que révérées par la culture humaniste, il n’y a rien là d’étonnant. Le rôle fondamental de la lecture reste cependant le même, quelle que soit la combinaison des diverses pratiques qui la soutiennent et l’expriment. Ce qui devrait désoler Roth et tant d’autres comme lui, ce n’est pas tant la multiplication des textes courts et la propagation de la lecture multitâches que l’empire grandissant de la distraction et du divertissement dans la conduite de la vie. L’agitation frénétique qu’a bien décrite Jean-Jacques Pelletier dans ses ouvrages récents, est certes la forme la plus accomplie de l’aliénation marchande, mais elle ne saurait occuper tout l’espace de la culture, même si elle conditionne de plus en plus lourdement les modes de vie. Car tel est le paradoxe de la culture du divertissement, elle ne peut produire les conditions de sa reproduction.
Il faut la connaissance pour produire les infrastructures aussi bien que les contenus essentiels à la culture de la distraction. Et ces connaissances ne s’acquièrent pas par distraction. Si les informations peuvent se glaner comme des produits jetables, le savoir et les connaissances ne se possèdent que par l’ascèse et la discipline de l’esprit. C’est ce qui se joue dans le rapport à la lecture savante. Cela situe l’inquiétude au sujet des textes courts et de la lecture de divertissement dans leur juste perspective. Que les formules abrégées, les capsules et autres tweets de l’univers du babillage se répandent, cela ne renvoie, finalement, qu’aux formes contemporaines du papotage qui sacrifient davantage à l’électronique qu’aux ruelles et aux perrons d’église. Les questions à se poser ne renvoient pas tant à l’espace que ce papotage prend dans la vie des gens qu’à l’ennui qui peut le rendre si attrayant.
Que la lecture « facile » devienne une norme, que sa consommation réduise la capacité de concentration, qu’elle prescrive, pour ainsi dire, la pensée courte dans divers médias qui pratiquent le « texte de fond » de 550 mots, c’est affligeant. Mais c’est là un effet pervers industriel, celui de la culture de masse pour consommation rapide. Cela devient un malaise culturel grave quand cette même pratique contamine l’univers de la transmission des connaissances et de la formation de la pensée c’est-à-dire quand elle s’incruste dans le système d’enseignement.
L’école n’est pas le lieu du divertissement ni de l’initiation au décodage des plus récents engouements médiatiques, c’est le lieu de la connaissance. L’hédonisme de pacotille n’y changera rien, elle ne peut être alors que le lieu du travail et de la discipline. Cela peut certes se faire dans la joie, mais jamais sans effort. Et dans la mesure où il s’agit d’apprendre, lire est toujours un effort – plaisant parfois, mais toujours soutenu.
S’il y a matière à se désoler, c’est bien d’avoir laissé l’école à la merci de la culture du divertissement. C’est bien d’avoir exposé notre système scolaire à la plus odieuse des dualisations, celle qui se nourrit des clivages entre les détenteurs d’un capital culturel fort qui leur permet de compenser en partie les effets délétères de l’inculture transmise et de se former pour accéder à la culture savante et ceux-là qui n’auront pour seule matière à lire que les textes des tabloïds et des chroniqueurs à scandales. Dans un Québec où nous tolérons encore qu’un très grand nombre d’écoles primaires n’aient même pas de bibliothèque, les états d’âme sur la lecture facile font un peu convenu.
Il y a quelque chose de paradoxal à voir les fondations privées acheter du temps d’antenne pour convaincre les parents de faire la lecture à leurs enfants quand on sait la pauvreté des institutions qui devraient prendre le relais. Cette façon de ramener le problème dans la famille, d’en faire une question de compétence parentale sans faire le lien avec les institutions est insuffisant et probablement stérile. Les familles qui ont le plus besoin d’incitatifs pour donner le goût de la lecture ont bien davantage besoin de ressources institutionnelles que de clips publicitaires. Quand on sait que les budgets d’acquisition de livres des garderies sont faméliques, que les bibliothèques dignes de ce nom sont aussi rares dans les écoles qu’y sont nombreux les amas de gadgets technologiques que les tableaux dits intelligents viennent de détrôner, l’on se dit que l’argent pourrait être mieux employé.
Il n’y a rien comme les livres pour donner le goût de la lecture. Des livres et des lecteurs. Il ne serait pas mauvais qu’on consacre moins d’argent aux pubs et aux agences et plus de ressources pour acheter des livres, les mettre en valeur dans des bibliothèques bien dotées et les faire vivre par des professeurs – eux-mêmes lecteurs bien formés – solidement appuyés par un Plan lecture dont on rêve encore. Il en va de l’école illettrée comme de l’entertainment business, elle distille l’ennui pour mieux faire grandir le besoin de divertir.
C’est là que se trouvent les véritables raisons de se désoler.