L’auteur est professeur émérite de littérature à l’Université de Montréal où il a fait carrière. Il est l’auteur d’essais critiques, de plusieurs anthologies et d’une histoire de la littérature québécoise.
Le titre de cette chronique a une double connotation. Mes notes sont datées et situées (près du fleuve, au Centre-du-Québec), elles sont aussi engagées, militantes au sens large du terme. Je m’intéresse ici aux petits faits vrais, souvent invraisemblables, de l’actualité sociale, culturelle et surtout (indissociablement) politique.
Haine de soi : le Plateau et les plateaux
Le Plateau-Mont-Royal a remplacé Outremont comme repoussoir, forteresse du snobisme, aux yeux du bon peuple. À défaut de grands bourgeois, on s’attaque aux petits; à défaut de vrais libéraux, on s’en prend aux faux péquistes; à défaut d’industriels, on se moque des artistes ou prétendus tels.
Malgré la circulation sur Christophe-Colomb, le Plateau-Mont-Royal est l’anti-autoroute métropolitaine, l’anti-CHUM, l’anti-centre-ville des gratte-ciel d’affaires. C’est trop, vraiment trop. Il faut tout démolir au plus sacrant avant que l’embourgeoisement ne gagne Hochelaga-Maisonneuve.
Comme antidote à (ou vaccin contre) un sentiment anti-Plateau primaire, voir l’analyse sociocritique d’un habitant heureux mais lucide dudit Plateau. L’article de Pierre Popovic (beau nom pour un joueur du Canadien) est le plus long et substantiel du « Dictionnaire politique et culturel du Québec » paru récemment dans Liberté (n° 280, avril 2008). L’entrée s’intitule « Monarcoplatal (n.m. et adj.)[1] ». Citons l’avant-dernier paragraphe :
Qu’il est doux d’être haï. Par bonheur pour lui, le monarcoplatal est aujourd’hui haï […] d’une vraie haine roborative (car elle rassure le monarcoplatal sur sa particularité, celle que lui réservent aujourd’hui les idéologues les plus réactionnaires, qu’ils sévissent dans des lignes ouvertes avilissantes de radios lointaines ou dans les colonnes des quotidiens. Par exemple, chaque samedi, le monarcoplatal se précipite vers Le Devoir dans l’espoir de voir une nouvelle fois madame Bombardier exploser de délire en stigmatisant la clique des gourous illuminés, des gauchistes conformistes, des intellectuels renégats, des étudiants irrespectueux, des féministes fourbes, des homosexuels sans doctorat, des bobos[2] parjures et des etc., cette clique qui insulte sa haute vertu en bloquant le retour du véritable humanisme au comptoir de La Binerie Mont-Royal (p. 23).
Le Plateau n’a rien de plat (sauf géologiquement), ni d’ailleurs de royal (sinon en esprit).
La littérature québécoise contre (ou sans) la littérature française ?
Voulant répondre à une lettre de Jacques Folch-Ribas dans La Presse du 24 janvier – « Incultes et satisfaits ( ?) » –, le directeur de la revue ou magazine Lettres québécoises (n° 130, été 2008) prône la « préséance de la littérature québécoise sur la littérature française », recommande que « la québécoise puisse intégrer la française et ce, pour que l’étudiant ne soit pas constamment divisé entre deux mondes et deux cultures sans lien apparent » (Éditorial, p. 3. Je souligne). Sans lien apparent, réel ? Malgré la langue ?
À l’appui de sa thèse, André Vanasse cite sa regrettée collègue (à l’UQAM) Eva Legrand, originaire de Prague : « Dans mon pays, on étudie d’abord la littérature tchèque, ensuite la littérature russe. » Différence linguistique : le russe n’est pas le tchèque. Différences (oppositions) culturelles, religieuses, politiques : le tsar, le pope et le moujik sont inconnus en Tchéquie, et les chars français n’ont jamais occupé les rues de Montréal (les chars canadiens, oui, en 1970).
« Bien sûr, je reconnais mon appartenance française, mais elle n’est pas indélébile pour moi », écrit Vanasse, qui fit pourtant une thèse sur Proust à Paris-V–Vincennes de 1968 à 1970. Comment peut-il oublier ou effacer la Recherche du temps perdu ? On peut opposer Bonheur d’occasion à d’autres prix Fémina, Une saison dans la vie d’Emmanuel à d’autres prix Médicis. Mais peut-on opposer Miron à Baudelaire et Rimbaud, remplacer Villon ou Ronsard par Nelligan ?
Je regrette, comme mon ami Vanasse, qu’Aquin, Ferron et tant d’autres écrivains québécois soient toujours négligés à Paris; je les préfère, moi aussi, à Robbe-Grillet et à Mesdames Angot et Millet. Ce n’est pas une raison pour laisser tomber Rabelais, « notre ancêtre à tous », comme dit (après Belleau) Folch-Ribas, d’origine catalane. Molière, La Fontaine, Hugo font partie de notre patrimoine, même populaire, de notre mémoire (fût-elle involontaire), de notre imaginaire.
Il se publie chaque année environ 500 romans au Québec : faut-il les lire tous avant d’aller voir chez Houellebecq ou chez les écrivains de la Corrèze ou du Cantal ? D’autre part, de très bons, sinon les meilleurs spécialistes de Balzac, de Hugo, de Char, de Ponge, se trouvent actuellement au Québec. Chacun a ses raisons de relire Montaigne ou Pascal. Lise Bissonnette et George Sand sont des amies, des sœurs. Aux dernières nouvelles, les étudiants américains ou australiens n’ignoraient pas Shakespeare et Dickens, les Sud-Américains ne tuaient pas Don Quichotte pour Cent ans de solitude.
Ce qui est gênant dans cette position contre la littérature française soi-disant impérialiste – et non contre les best-sellers américains, par exemple –, c’est qu’elle est essentiellement celle des associations d’éditeurs (ANEL) et d’écrivains (UNEQ), qui croient défendre leur commerce, leur métier, alors qu’ils scient le tronc de la branche qui les nourrit. Séparer les littératures française et québécoise est aussi malavisé que d’éloigner, sous prétexte d’accents (alors qu’il s’agit d’autre chose, notamment de syntaxe), la langue française de la soi-disant langue québécoise.
Présidentiables et premiers-ministrables
Pauline Marois a peut-être quelque chose de Hillary Clinton : expérience et caractère, de grandes amies féministes, de l’argent, un mari parfois encombrant… En revanche, Jean Charest n’a rien de Barack Obama : ni sa culture juridique et politique, ni son courage, ni son charisme, ni son envergure internationale. Quant à Mario Dumont, c’est une sorte de McCain : un vétéran encore jeune, calmement belliqueux; un dissident (de Bourassa, comme l’autre de Bush) pâle et intermittent. Le maire Labeaume, agité du bocal, ressemble de plus en plus à l’improvisateur Sarkozy. Ce sera beau au sommet de la Francophonie à Québec/Quebec City. Pour sa troisième carrière, le Dr Couillard hésite entre la vice-royauté (royalties) du pétrole en Arabie saoudite, pays qu’il a bien soigné, et une mission de conciliation entre les présidents Karzaï et Musharraf.
VLB devant la « correctitude » politique
Le texte sur la « Reine-Nègre » dans L’Aut’Journal frappait dur mais juste. Si court soit-il, c’est un pamphlet efficace, un coup de massue qui atteint sa cible. Plus proche du manifeste, de la proclamation, que du débat ou de la polémique. Il faut lire jusqu’au bout l’écrivain de La Grande Tribu, et un peu au-delà des titres le pamphlétaire.
« Vous avez dit reine-nègre ?» L’article de Stéphane Baillargeon dans Le Devoir du 1er juin commence ainsi : « L’art nègre ? C’est beau. Les dix petits nègres ? Déjà plus douteux. » Déjà. La tueuse Agatha Christie au pilori ! Dans la colonne d’à-côté, Gil Courtemanche, qui se croit peut-être encore au Rwanda, regrette que les médias aient accordé « autant d’importance aux propos déjantés d’un intégriste », lequel aurait, selon lui, « traité Michaëlle Jean de reine-négresse ». Nègre (invariable) et négresse, ici, ce n’est pas la même chose. L’excellent caricaturiste du Soleil, Côté, fait un contresens évident en faisant dire à VLB, représenté en vieil Oncle Sam à la pipe, « Encore un roi-nègre ?», sous le titre d’actualité « Obama a gagné… » Le vainqueur d’Hillary et bientôt (on l’espère) de McCain, est l’exact contraire du « roi-nègre » fainéant, irresponsable et stipendié.
Duplessis, en pleine Grande Noirceur, n’avait ni bâillonné ni vilipendé André Laurendeau pour l’emploi de « roi-nègre » à son sujet (par rapport à l’exploitation minière des Américains). Soixante ans plus tard, en vraie Grande Grisaille, c’est l’avalanche des corrections, rectifications, rectitudes. Marc Angenot, professeur à McGill, spécialiste international de la sociocritique et du pamphlet, cherche à contextualiser la « petite affaire VLB » (devenue grande affaire MJ). « Si l’expression roi-nègre était déjà archaïque[3] en 1958, elle est intolérable maintenant […] C’est une insulte caractérisée, ça va de soi », dit-il à Baillargeon, qui demande avec bon sens : « N’est-ce pas justement le lot de la politique ?» Et du pamphlet.
Sans se fatiguer, Dany Laferrière, qui a déjà craint une émeute à Montréal en cas d’atteinte à la réputation de son amie Michaëlle –, la prochaine fois, il menacera peut-être de s’exiler de nouveau à Miami – parle, lui aussi, d’« insulte »; une « insulte raciste et même sexiste », ajoute, double erreur, une professeure en éducation [ ?] à l’UQÀM, coordonnatrice du pôle « discrimination et insertion » du Centre d’études ethniques.
Poète et prosateur habituellement mieux inspiré, le Dr Joël Des Rosiers commence « L’obscurantisme de VLB : un scandale[4] » par un hymne au « fleuve géant comme un jugement dernier », au « vide pailleté d’embruns ». Mais la « panique identitaire » menace Trois-Pistoles. Contre ce ciel orageux, l’auteur évoque la « lumineuse, authentique et cultivée » Michaëlle Jean, « qu’on meurtrit sans cesse [sic] depuis sa nomination et avec elle les membres de sa communauté d’origine », dont il est. Plus bas, le psychiatre en appelle à Fanon et à Glissant pour dessiner « l’ancien colonisé » (on sait lequel) en « colonisateur ». Il l’était déjà, car « la traite négrière et l’esclavage ont sévi en Nouvelle-France dès sa fondation ». 1608 toujours.
Des Rosiers prétend qu’à La Rochelle la gouverneure générale a eu le privilège, jugé sacrilège au Québec, « de représenter la nation canadienne-française au rendez-vous historique de réconciliation avec la France ». Réconciliation ? Avec le Poitou-Charente (Raffarin et Royal), Bordeaux (Juppé), les cimetières militaires de Normandie, l’Élysée, l’Olympia ?
La conclusion inattendue de l’article est de comparer la nomination arbitraire de Michaëlle Jean à son poste protocolaire (dont elle fait une tribune politique) et la « perspective de l’élection », durement gagnée, de Barack Obama à la candidature démocrate et à la présidence américaine. Où est l’obscur, l’obscurantisme ?
Le roman sentimental, historique et à thèse de Michaëlle Jean
Michaëlle Jean est une héroïne de roman. Mieux qu’Harlequin (Esclave et reine), de cape et d’épée, d’amour-passion. C’est une héroïne classique, plus ambitieuse que victime, bien née et bien apparentée, pour qui mille chevaliers servants mettent le genou à terre. De Paul Martin qui l’a nommée (rare geste d’éclat d’un velléitaire) à Harper qui l’inspire, en passant par les Haïtiens de toutes nuances, d’Emmanuel Dubourg, député libéral censeur, à Viviane Barbot, députée bloquiste féministe.
Par sa volonté de fer, son intelligence, son élégance, son charme, son charisme, Michaëlle Jean[5] est plus proche de Pierre Elliott Trudeau que son fils Justin et ferait une meilleure candidate que lui dans Papineau–Saint-Michel. Elle serait toute désignée pour succéder à Stéphane Dion. Bien d’autres voies royales s’ouvrent cependant devant elle, en plus du renouvellement de son mandat à Rideau Hall. Sera-t-elle romancière, dramaturge, traductrice-interprète à l’ONU, cinéaste (comme son vice-prince consort, qui prit un moment l’allure de Jacques Ferron) ?
On l’a contemplée de longs week-ends à la télévision, où elle avait une bonne diction et dentition, de beaux yeux humides, où elle levait parfois l’avant-bras droit (comme un sceptre) à la fin du téléjournal. Elle n’y reviendra sans doute jamais – après les déboires de ses consœurs liseuses et animatrices –, préférant le grand écran au petit, que ce soit à Londres, à Hollywood ou en Inde. Dans un registre pas très éloigné, elle pourrait aussi bien devenir, à Paris (New York et Washington), la quatrième ou cinquième épouse de l’ex-président Sarkozy. Tous les espoirs sont permis.
En attendant la suite du roman-photo, c’est le roman à thèse (politique, idéologique) qui prévaut. Madame Jean est une redoutable penseuse et passeuse. À côté d’elle, rayonnante, articulée, polyvalente et polyglotte, Belinda Stronach fait fille à papa, Josée Verner séductrice muette de banlieue. Sans parler de la veuve de guerre Julie Couillard.
2008, on l’a su à La Rochelle, marque le 400e anniversaire du débarquement de Michaëlle Jean en gouverneure générale du Canada. Jusqu’au Sommet bilingue de la Francophonie à la canadian, Son Excellence sera aux grandes manœuvres diplomatiques dans sa belle citadelle, près d’un manège militaire à éclairer, sinon à relever. Mais c’est 2009 – 250e anniversaire de la victoire de Wolfe (et d’un ancêtre de J.-P. Blackburn) – qui sera l’année faste, sans partage, de la vice-reine et de ses régiments au garde-à-vous.
L’héritage de Jocelyn Létourneau : l’art d’accommoder les restes
Dans une sorte de post-scriptum au rapport Bouchard-Taylor, qu’il regrette de n’avoir pu cosigner, Jocelyn Létourneau, historien du futur, politicologue, suggère de remplacer par héritage l’ascendance (Jacques Beauchemin) ou origine canadienne-française. À ces notions aux connotations biologiques, il préfère héritage, objet qu’on peut refuser, diviser, détourner. Ainsi, la Capitale nationale a pu confier (une partie de) son héritage à Stephen Harper et son Patrimoine (bibelot désactivé) à Josée Verner.
« Par Québécois d’héritage canadien-français, on entend que la population québécoise n’est pas née d’hier ou de la cuisse de Jupiter », écrit Létourneau[6], sous-entendant peut-être que c’est la minorité qui a la cuisse (et l’aile). Il ajoute, non moins savamment, obscurément, que cette « majorité » est « l’héritière d’une historicité dont elle est tributaire à défaut, parfois, de s’en faire fiduciaire ». Parfois ?
L’historiciste évoque alors « une ‘francité’ originelle ayant mué, avec le temps, en une ‘canadianité’ elle-même redéfinie […] comme une ‘québécité’ en devenir ». Remarquons que muer indique une transformation plus substantielle que toute redéfinition.
Comment résister, s’opposer à « La raison de Bouchard-Taylor » ? Leur accommodement (des restes) est plus que raisonnable, il est la raison même, le bon et vrai sens de l’histoire. The Gazette l’avait bien vu en avant-première. Seuls ceux que Létourneau appelle, sans les nommer, « des violons », « quelques observateurs », certains « milieux nationalistes » enragés s’enferment dans leur aveugle passion.
En conclusion, l’historien et didacticien de l’histoire – qui avait participé au débat « envenimé » de l’an dernier – félicite Jean Charest et l’Assemblée nationale d’avoir reconnu dans le crucifix duplessiste un « bibelot patrimonial » et une « référence désactivée ». Le musée est ouvert.
Prenant le mot souche (et les racines qui s’y rattachent) au sens forestier, colon et colonisateur du terme, Gérard Bouchard avait naguère suggéré d’en faire un feu de la Saint-Jean. En même temps, il fabriquait un long roman folklorique, Mistouk[7] – « Mot indien désignant des arbres en partie inondés, séjournant dans l’eau » –, sur les exploits légendaires de Méo Tremblay, pionnier. Les souches noyées brûlent mal, mais elles mettent du temps à pourrir. De généalogique, l’héritage devient archéologique. Un autre chantier s’ouvre.
Deschaillons-sur-Saint-Laurent
Juin 2008
[1] Québécisme encore peu connu, savamment formé du bas latin monarchalus (royal) et de l’ancien français platel (écuelle).
[2] Bourgeois bohème.
[3] En pleine décolonisation ?
[4] Le Devoir, 29 mars 2008, A7.
[5] D’une arrogance beaucoup mieux maîtrisée, subtile, intérieure, qu’on pourrait dire chaleureuse.
[6] « La raison de Bouchard-Taylor », Le Devoir, 19 juin 2008, A7.
[7] Montréal, Boréal, 2002.