Catherine Bertho Lavenir. Anne Marie Palardy, écrire pour vivre

Catherine Bertho LavenirAnne Marie Palardy, écrire pour vivre. Itinéraire d’une bourgeoise canadienneParis, L’Harmattan, 2023, 183 pages Ce livre assez bref ressemble à un très bon film sur une Québécoise demeurée inconnue ou presque. Il s’agit d’Anne Marie Palardy (1870-1928) qui fut la femme de l’industriel Alfred Dubuc (1871-1947), banquier, homme d’affaires audacieux, créateur de la grande […]

Catherine Bertho Lavenir
Anne Marie Palardy, écrire pour vivre. Itinéraire d’une bourgeoise canadienne
Paris, L’Harmattan, 2023, 183 pages

Ce livre assez bref ressemble à un très bon film sur une Québécoise demeurée inconnue ou presque. Il s’agit d’Anne Marie Palardy (1870-1928) qui fut la femme de l’industriel Alfred Dubuc (1871-1947), banquier, homme d’affaires audacieux, créateur de la grande entreprise que fut la Compagnie de pulpe de Chicoutimi (1896-1922 qui connut la faillite), puis député fédéral comme libéral indépendant (1925-1945). Or, cet essai ne traite pas directement la carrière de son mari. Il s’aligne d’emblée sur cette femme étonnante : son éducation, sa formation scolaire au couvent des religieuses de La Présentation, les valeurs de son milieu, ses attentes personnelles, ses refus, ses choix, son histoire, ses rapports directs avec sa famille, ses amis et ses relations sociales diversifiées.

L’autonomie du personnage d’Anne Marie Palardy n’est pas fabriquée par l’auteure. Elle est rendue possible par la découverte de plusieurs types d’écrits de sa main qui ne se trouvent pas dans les mêmes lieux archivistiques (famille, Saguenay, Montréal, etc.), mais qui, une fois rassemblés et synchronisés, accompagnent étroitement sa vie par une logique propre qu’elle a elle-même élaborée. C’est un excellent exemple du fait que la pratique quotidienne d’une écriture disciplinée peut, par un effet de miroir, structurer une conscience claire et plus cohérente de la vie. Elle-même avait soigneusement réuni ses écrits de voyage pour qu’ils puissent être publiés après sa mort. C’est précisément ce que nous trouvons dans ce livre qui donne largement la parole à Anne Marie Palardy, ce qui laisse au lecteur l’impression de l’avoir connue directement.

Tel qu’il est, cet ensemble de documents offre une perspective irremplaçable sur l’intimité d’une femme de la grande bourgeoisie industrielle québécoise du début du XXe siècle. Ils permettent de comprendre comment la culture du temps s’inscrit dans une personnalité singulière. Ils montrent comment l’écriture de soi, sous ses diverses formes, est le vecteur de la construction d’une personnalité à la fois originale et profondément inscrite dans son siècle (p. 15-16).

Avec ses six chapitres d’inégale longueur, le résultat est un livre surprenant, original et convaincant.

Surprenant d’abord, car l’auteure n’est pas québécoise, mais française. Elle a vécu ici quelques années et a occupé la chaire consacrée à la France contemporaine à l’Université de Montréal. Par la sûreté de son jugement sur notre culture du tournant du XXe siècle, elle démontre un intérêt passionné pour le tissu moral et social du temps, comme en témoignent ses sources, toutes pertinentes. Sa recherche est intelligente et sûre. En ouverture (p. 7-8), elle remercie trois guides particuliers : l’historien Alfred Dubuc, petit-fils du mari d’Anne Marie, grâce à qui elle a pu consulter des centaines de photographies du temps, de la famille, des intérieurs bourgeois et des voyages, ce qui donne une exceptionnelle qualité d’illustration au livre. La seconde personne qui lui a exposé les nuances des idéologies de l’époque est Micheline Cambron qui a dirigé le large bilan qu’est La vie culturelle à Montréal vers 1900 (2005) et qui a formé des équipes de travail sur les champs de la culture ainsi que sur les différents groupes sociaux. Enfin, l’auteure a pu interroger Denis Monière, expert sur les polarisations politiques du temps. Avec ces informations, il lui fallait une très grande finesse pour mesurer exactement l’autorité du cléricalisme qui prévalait dans ce milieu sans supprimer la liberté. Son écriture se meut très habilement pour définir ce qui est le destin des femmes ; « la soumission à l’ordre des choses qui, pour prendre des formes aimables, est néanmoins capable, parfois, et Anne-Marie n’y échappe pas, de conduire la plus solide des personnalités au bord de la rupture » (p. 8). Le pari audacieux est tenu. On reconnaît l’équation socioculturelle de l’époque.

Original ensuite. En effet, deux traits s’ajoutent à ce que l’auteure a découvert dans plusieurs fonds d’archives isolés dont on n’avait pas compris l’ampleur. D’abord, l’objet du livre qui est de ressusciter un milieu mal connu : celui de la grande bourgeoisie d’affaires hors de Montréal et de Québec. En effet, Anne Marie Palardy et Alfred Dubuc sont nés dans des villages de la région de Saint-Hyacinthe (elle à Saint-Hughes, où son père était médecin). Elle a dû lutter pour refuser d’entrer en religion comme le clergé l’y incitait fortement. Puis, elle est partie s’installer avec son mari à Chicoutimi où régnait la compagnie anglaise Price, où on trouve quelques trottoirs de bois et où le seul intellectuel en vue était Adjutor Rivard. De plus, on sent très bien tout au long du livre que pour décoder tous les registres – correspondances mondaines, journal intime où elle commente ses lectures (commencé en 1892), ou encore les lettres à ses enfants – l’auteure profite de sa propre formation d’archiviste-paléographe pour mesurer objectivement l’importance de chaque document présenté au lecteur. Les variations dans le lexique, le ton et les codes sociaux sont identifiées avec précision.

Enfin, un livre convaincant. C’est dans les chapitres qui relatent les voyages du couple Dubuc en Angleterre et en France, donc entre 1907 et 1923, que toutes les lignes convergent et que le lecteur sent la vérité des discours coloniaux et locaux qui vont se heurter. Anne Marie refuse de se laisser enfermer au foyer. Elle voyagera avec son mari, laissant l’excellente nanny auprès de ses enfants. C’est pour elle une libération et une aventure qu’elle saura très bien maîtriser : ses lettres nous amènent jusqu’aux boutiques des modistes et des grands couturiers…

Mais plus sérieusement, « Les voyages sont pour elle une occasion de mettre à l’épreuve ses certitudes. » (p. 88). La seconde moitié du livre porte sur ces contacts mondains et sur les désillusions qui vont émerger surtout à cause de la Grande Guerre. D’une part, les nobles anglais reprochent aux Canadiens français leur refus de la conscription de 1917 et le faible nombre de leurs morts sur les champs de bataille. De plus, elle sent qu’au Royaume-Uni, ils ne sont pas respectés dans leurs convictions catholiques. Quant à leurs amis de la vieille noblesse française autour de la princesse de Bourbon, ils vont bientôt leur paraître décrochés de la modernité et des trafiquants d’influence, pervertis par « l’esprit de caste » (p. 121). Anne Marie résume leur monde par les expressions « société de loisirs et triste milieu oisif » (p. 126). Bien entendu, elle va conserver une admiration pour Louis Veuillot, pour Paul Bourget et d’autres auteurs catholiques. Mais un conflit avec ce cercle monarchiste sera suivi de rupture. On croirait que ce sont deux graves défaites : rompre avec les deux modèles européens qui l’avaient éblouie ainsi que son mari.

Mais le récit d’Anne Marie Palardy s’achève sur l’affirmation de son identité canadienne-française catholique qui lui paraît soudain plus nette, plus libre, plus fière et capable de s’autogérer. Ce livre est précieux par son authenticité, par l’excellence de la méthode choisie par l’auteure et par la résurrection d’Anne Marie Palardy.

Danièle Letocha

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