Charte – La croix et le lys

Né catholique, le Québec grandit catholique. Pendant un siècle et demi, de 1608 à 1763, il est modelé à l'image de la France de Louis XIV, homogène, gallicane. Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, la Conquête anglaise oblige l'élite administrative et la classe marchande françaises à quitter le pays, laissant le territoire sous la tutelle de l'Église qui renforce progressivement son pouvoir et accroît ses prérogatives. L'Église canadienne issue de la Conquête est ultramontaine et triomphante. Aujourd'hui, après un demi-siècle de modernisation rapide et soutenue, le Québec ressemble à toutes les démocraties libérales d'Occident. Trois siècles et demi d'imprégnation catholique suivis d'un demi-siècle de sécularisation : de ces deux références, catholique et séculière, a émergé l'État moderne du Québec. Étonnant toutefois que les protagonistes du récent débat sur la laïcité au Québec aient, sciemment ou inconsciemment, occulté la référence catholique comme si l'État et ses institutions avaient surgi du néant, à la faveur d'une génération spontanée. Dans ce texte, nous tenterons de lui restituer son apport fondamental à l'élaboration des sensibilités et des institutions québécoises.

Né catholique, le Québec grandit catholique. Pendant un siècle et demi, de 1608 à 1763, il est modelé à l’image de la France de Louis XIV, homogène, gallicane. Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, la Conquête anglaise oblige l’élite administrative et la classe marchande françaises à quitter le pays, laissant le territoire sous la tutelle de l’Église qui renforce progressivement son pouvoir et accroît ses prérogatives. L’Église canadienne issue de la Conquête est ultramontaine et triomphante. Aujourd’hui, après un demi-siècle de modernisation rapide et soutenue, le Québec ressemble à toutes les démocraties libérales d’Occident. Trois siècles et demi d’imprégnation catholique suivis d’un demi-siècle de sécularisation : de ces deux références, catholique et séculière, a émergé l’État moderne du Québec. Étonnant toutefois que les protagonistes du récent débat sur la laïcité au Québec aient, sciemment ou inconsciemment, occulté la référence catholique comme si l’État et ses institutions avaient surgi du néant, à la faveur d’une génération spontanée. Dans ce texte, nous tenterons de lui restituer son apport fondamental à l’élaboration des sensibilités et des institutions québécoises.

La majesté du Lys

L’une des premières compagnies chargées de développer le Canada au XVIIe siècle, en échange du monopole de la traite des fourrures, la Société des De Caën (1620), est mixte au point de vue religieux : Guillaume de Caën est protestant alors que ses deux associés, Ezéchiel et Emery sont catholiques. L’Édit de Nantes (1598) est en vigueur dans l’empire, plus pour longtemps. En 1627, Richelieu crée la Compagnie des Cent-Associés pour peupler le Canada, mais, aux prises avec une agitation protestante vigoureuse alliée, de surcroît à l’Angleterre, et sous la pression des Jésuites, ennemis jurés des réformés et très actifs au Canada, il décide d’interdire l’installation des huguenots en Nouvelle-France pour éviter de se retrouver avec le même problème outre-Atlantique. Et quoique des huguenots continuent à venir en Nouvelle-France, ils n’ont accès à aucune charge publique et ne peuvent ériger ni temple ni cimetière. Sous Louis XIV, à partir de 1663, le Canada sera totalement interdit aux huguenots.

En même temps que les huguenots sont exclus et afin d’intégrer rapidement les autochtones, on reconnaît comme naturels françois sans lettres de déclaration ni de naturalité, tout Amérindien qui fait profession de la foi catholique. C’est dire que le principal critère d’identité – sinon le seul, d’un individu est la foi catholique : Louis XIV donne, en 1663, force de loi à ce principe quand il décide de faire du Canada une colonie royale, c’est-à-dire, un territoire à l’image exacte de la métropole, soumis à un roi, une foi, une loi. Il concentre entre ses mains tous les pouvoirs qu’il délègue à un triumvirat : le gouverneur, l’intendant et l’évêque. Il nomme et révoque ces trois piliers de l’administration, assigne à chacun des fonctions bien précises. Sous le Régime royal, l’Église influence, de par sa doctrine, la pensée des princes, « assume des tâches sociales extrêmement nombreuses et importantes, dont nul n’a encore supposé qu’elles puissent être des fonctions de l’État : elle tient l’état civil, elle distribue l’enseignement et l’assistance[1] ». L’évêque fait partie, avec le gouverneur et l’intendant, du Conseil souverain, sorte de cour suprême de justice. On pourrait penser que les pouvoirs étendus de l’Église lui confèrent un statut exceptionnel. En réalité, « Une étude des problèmes de la vente de l’eau-de-vie aux autochtones de même que l’imposition et la perception de la dîme démontrent (1) que ces champs d’activité et d’influence de l’Église étaient restreints ; (2) que même quand on menaçait les récalcitrants d’excommunication, de refus des sacrements et des foudres de la damnation éternelle, ce pouvoir coercitif était très limité et (3) que l’Église avait à accepter l’autorité finale de l’État en matières mixtes[2] ». C’est le gallicanisme triomphant : ainsi le veut Louis XIV, maître absolu de son royaume, sans interférence du pape, censé pourtant avoir son mot à dire dans les affaires ecclésiastiques de la chrétienté.

Mais la présence du bas clergé dans toutes les paroisses, l’administration des sacrements, aussi essentielle, aux yeux des habitants, que la vie elle-même, l’univers quotidien de ces catholiques rythmé par les angélus, les baptêmes, les mariages et les enterrements, cérémonies imprégnées de dévotion en présence du curé, l’homogénéité confessionnelle de la colonie et l’unicité de la hiérarchie catholique créent entre les Canadiens et leur Église un attachement réel et solide. Et quand viendra le temps de résister à la politique d’assimilation de la couronne britannique, il sera plus facile d’opposer à l’Empire une seule foi, un seul code de lois et une seule langue… et un seul interlocuteur, l’Église, habituée à traiter avec les puissants de ce monde. Alors qu’en Nouvelle-France, l’Église est une institution de l’État qui jouit d’un statut élevé, sous le Régime anglais, elle sera l’État, imperium in imperio, sous surveillance par Londres, et exercera une exceptionnelle emprise politique, sociale et morale sur le peuple canadien-français.

La Croix triomphante

Sous le Régime anglais (1763-1867), l’Église articule son action sur deux axes : l’un, politique, consiste à démontrer, avec zèle et constance, une allégeance sans faille au conquérant anglo-protestant en échange de la reconnaissance de l’Église comme unique gardien de la foi, de la langue et des institutions civiles, et comme unique bénéficiaire de privilèges et de prérogatives habituellement dus au pouvoir régalien ; l’autre, doctrinal, consiste à justifier l’emprise catholique sur le peuple canadien-français par le recours à l’ultramontanisme, doctrine qui proclame la suprématie du pape sur toute autre forme de gouvernement, et se nourrit d’une stricte observance du dogme. Cette étrange et ambivalente alliance entre l’Église et l’occupant anglais, faite de sous-entendus et d’arrière-pensées, permet à celui-ci d’avoir un interlocuteur sûr et crédible, capable d’exercer un certain contrôle sur une population hostile à la Conquête, et à celle-là de maintenir la cohésion du peuple canadien-français et catholique. Le paradoxe réside dans le fait que Londres traite quasiment d’État à État avec l’Église catholique d’un territoire conquis alors qu’en Angleterre même, les catholiques jouissent de peu d’autonomie ; de son côté, l’Église canadienne-française rompt avec la France révolutionnaire qu’elle considère comme impie, déicide et régicide.

La collusion avec la couronne d’Angleterre s’explique par le départ des élites françaises, administrative et marchande, offrant à l’Église, avec sa hiérarchie et son réseau paroissial, une forme d’État parallèle et proche du peuple. C’est aussi une manière d’autoconservation : jusqu’à la Révolution française, l’idée de nation, quoiqu’en germe dans les écrits des philosophes des Lumières, était encore peu répandue, et les peuples, quand ils changeaient de prince à la suite d’une guerre ou d’un mariage entre deux dynasties, étaient accoutumés soit à adopter, de plein gré, la religion du nouveau prince selon le principe cujus regio ejus religio, soit à subir l’assimilation. Il ne faut pas oublier qu’en 1755, huit ans avant le traité de Paris qui cédait le Canada à l’Angleterre, les Acadiens avaient été déportés, sans autre forme de procès, pour avoir refusé d’abjurer leur foi catholique : à l’époque, la religion est une donnée essentielle aussi bien dans l’organisation interne des États que dans les rapports entre les États.

Toute l’Église […] s’entend pour considérer la nation d’abord conne une entité culturelle. Communauté sociologique caractérisée par l’unité de religion, de langue et de coutumes, la nation, aux yeux du clergé, ne doit par sa perpétuation à l’État, mais à sa cohésion interne et à une volonté farouche de préserver ses traits culturels et ses institutions[3].

Tout est dit : entité culturelle, communauté sociologique, alors que, pour les révolutionnaires de 1789 et les penseurs libéraux du XIXe siècle, le peuple souverain définit la nation, entité politique englobant les aspects sociologique, culturel, religieux, etc. En même temps que l’Église du Canada se transformait en institution étatique et nationale, à l’est de l’Europe, la Pologne catholique, dépecée et partagée en 1792 entre la Prusse protestante des Hohenzollern, la Russie orthodoxe des Romanov et l’Autriche catholique des Habsbourg, désorientée et profondément blessée, se replia sur sa foi et confia son destin à la seule institution encore en vie : l’Église polonaise. Et nous retrouverons, tout au long du XIXe siècle, la Pologne et le Canada catholiques dans le camp de la papauté.

Par le traité de Paris de 1763, la couronne britannique garantit la liberté de culte aux Canadiens. Mais l’autorité conquérante sait qu’à défaut d’assimilation, les Canadiens qui représentent tout de même la quasi-totalité de la population de la vallée du Saint-Laurent ne se résigneront pas longtemps à cet état de sujétion. Alors, il faut assimiler par le biais de la législation.

Avec la Proclamation royale qui définit le statut territorial et juridique (lois civiles et criminelles exclusivement anglaises) de la Province of Quebec, Londres ajoute des Instructions qui bannissent la présence d’un évêque : on veut décapiter l’Église et tarir le recrutement des prêtres (en effet, seul un évêque est habilité à ordonner un prêtre), et qui interdisent la collecte de la dîme : sans argent, tout corps périclite, puis meurt. À terme donc, Londres entend, tout en respectant la lettre (mais non l’esprit) du traité de Paris, par les nouvelles Instructions, éradiquer toute présence catholique dans sa nouvelle colonie.

Mais, au sud, les Treize colonies s’agitent et réclament une plus grande représentativité dans le processus de décision No taxation without representation. En 1773, a lieu la Boston Tea Party, point de départ de la Révolution américaine. En 1774, effrayée par l’éventuelle perte de toute l’Amérique du Nord, peur accentuée par des rumeurs de ralliement de Canadiens à leurs voisins du sud, la Couronne promulgue l’Acte de Québec par lequel l’Église recouvre toutes ses prérogatives ante bellum, c’est-à-dire, la présence de l’évêque, la collecte de la dîme, l’autorité exclusive quant à l’éducation et l’assistance sociale ; en outre, Londres reconnaît la langue française et remet en vigueur les lois civiles françaises : et comme l’Église est le seul corps structuré du Canada, elle accapare, faute de candidats, des pouvoirs qui ne lui étaient même pas dévolus du temps du Régime français.

Par une incroyable ironie de l’histoire, la Révolution américaine, à la foi réformée et à l’esprit libertaire, fait le lit de l’Église catholique, de langue française et d’esprit traditionaliste. Bref, la Croix s’empare du Lys et en fait sa chasse gardée. À charge toutefois pour l’Église, non seulement de prêter allégeance à la Couronne, mais d’amener le peuple canadien à plus de loyauté à l’égard du conquérant. L’Église s’y emploie en s’appuyant sur l’Epître de Saint Paul aux Romains (XIII, 1, 2 et 5) : « Que toute âme soit soumise aux souverains, car il n’y a de puissance qui ne vienne de Dieu ». Formule répétée sans cesse par les papes et les clergés : « Même le prince hostile doit faire l’objet d’une prière qui lui soit favorable », dit Tertullien (155-222) dans son Apologétique.

Pourquoi cette soumission aux autorités en place ? Il est important d’en connaître les motifs, car l’Église canadienne-française bâtira son loyalisme à l’égard de Londres sur ce socle.

L’autorité du prince s’impose, parce qu’elle est l’instrument de Dieu. Il est l’exécutant, qu’il le veuille ou non, des intentions de la Providence qui inspire ses actes […] Il remplit une besogne divine, même à son insu[4].

Mais, à la différence des païens, le chrétien ne voue aucun culte à César, car il n’est pas Dieu, mais doit rendre à César et à ceux qui le représentent l’hommage dû à l’exécutant des intentions de Dieu. Et cet hommage prend la forme de prières et de cérémonies religieuses. Dans son mandement du 14 février 1762, intitulé Pour faire chanter un Te Deum en action de grâce du mariage du Roy George III, Mgr Briand ajoute vers la fin : « À la messe, à l’endroit du canon où l’on prie pour Roi, on ajoutera Georgio. Dans les saluts, à l’Oraison pour le Roi, on suivra la même règle, également qu’à la bénédiction du cierge pascal, le Samedi Saint[5] ».

En vertu de l’Epître aux Romains (XIII) de Saint Paul, « Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu. Et les rebelles se feront eux-mêmes condamner », Mgr Briand mande à ses ouailles, sous peine d’excommunication, de demeurer fidèles à la couronne d’Angleterre et de refuser de rallier les révolutionnaires américains. Malgré quoi, certains Canadiens passent outre les injonctions de leur clergé. Alors, Mgr Briand fustige, dans un mandement daté du 12 juin 1776, les parjures, les apostats, les schismatiques :

Que penser de ces personnes-là ? Elles ont encouru l’excommunication, surtout ceux qui sont coupables de voies de fait, ou ont parlé dans l’église insolemment, ou qui ont conseillé, applaudi à ces forfaits […] ce sont des Canadiens qui ont volé, qui ont pillé, assassiné, brûlé, enlevé leurs frères.

Le 27 septembre 1776, Mgr Briand s’enorgueillit d’avoir sauvé le Canada de l’invasion révolutionnaire : « On peut dire que la conservation de la colonie au roi d’Angleterre est le fruit de la fermeté du clergé et de sa fidélité ». Détail intéressant : en 1793, la France est en guerre contre l’Angleterre, et les rumeurs circulent selon lesquelles elle serait favorable à l’adhésion du Canada aux États-Unis d’Amérique. Alors, Mgr Hubert, successeur de Mgr Briand, envoie, le 9 novembre 1793, une lettre circulaire aux curés dans laquelle il rappelle aux Canadiens que par

[…] les capitulations de Québec en 1759 et de Montréal en 1760 et encore plus le traité de paix de 1763, les liens qui les rattachaient à la France ont été complètement rompus et que toute la fidélité et l’obéissance qu’ils devaient précédemment au Roi de France, ils les doivent, depuis cette époque, à Sa Majesté britannique.

La cause est entendue, le décor est planté : l’Église au Canada devient canadienne, sans liens avec la France révolutionnaire, le nouvel Antéchrist. Nationale, celle-ci continuera de témoigner, à l’égard de la couronne anglaise, d’une indéfectible loyauté, en échange de la cession par Londres de larges pouvoirs régaliens : la paix sociale et la préservation de l’identité canadienne-française cimentent la collusion entre l’évêque catholique et le roi anglican.

Les Rébellions de 1837-1838 illustrent, s’il en est encore besoin, l’alliance objective entre l’Église et la Couronne. Plus d’un demi-siècle après la Conquête, apparaît une bourgeoisie canadienne-française, composée d’artisans, d’avocats, de notaires et de médecins : représentée à la Chambre d’Assemblée par le Parti canadien qui deviendra, plus tard, Parti patriote, elle y détient la majorité, mais aucun pouvoir autre que celui de protester, face au gouverneur britannique et à la minorité anglo-canadienne, représentative des intérêts de Montrealers, ces marchands anglais qui se sont accaparés de la traite des fourrures en 1760, après le départ des marchands français. La rébellion des Patriotes a un double objectif immédiat : faire en sorte que la réalité du pouvoir passe du gouverneur non élu et ses alliés de la minorité parlementaire à la majorité parlementaire issue des élections ; et que cet éventuel gouvernement responsable exerce plus de pouvoirs, dont une partie est entre les mains de l’Église.

Son chef, Louis-Joseph Papineau, est un libéral, agnostique et anticlérical, semblable aux bourgeois voltairiens d’Europe qui mènent la lutte contre les monarchies autoritaires et le cléricalisme des classes dirigeantes conservatrices. Quoique foncièrement attaché à la sécularisation de l’État, Papineau, comme les autres bourgeois ici et ailleurs, a inscrit son fils dans une école catholique, seule capable, à l’époque, de dispenser un enseignement de qualité. Mais il est une autre raison qui éclaire, d’une façon paradoxale, la dimension nationale de la Rébellion.

Le catholicisme, écrit-il à son fils, est partie de notre nationalité qu’il faut avouer en toute occasion. L’opposition au catholicisme est moins souvent indépendance de conviction ou de caractère que flagornerie pour un gouvernement protestant, ce qui, pour un Canadien, serait lâcheté[6].

Agnostique, Papineau n’en reconnaît pas moins que l’identité catholique est indissociable de l’identité nationale : l’Église en profitera pour affirmer sa prééminence sur toute autre catégorie de la société. L’Acte de Québec de 1774 fait d’elle la seule institution canadienne en place et le seul interlocuteur de la Couronne : elle seule représente la légitimité des Canadiens et en assure la pérennité. « Forcée de maintenir son existence dans un pays où dominent des maîtres protestants, dont la religion est d’ailleurs pour beaucoup une affaire d’État, l’Église doit faire surenchère de loyalisme[7] ».

Ce que Papineau et les Patriotes veulent : une réelle démocratie parlementaire, l’Église ne peut y souscrire, car elle est fidèle à la Papauté qui considère la démocratie comme une atteinte à la souveraineté de Dieu : c’est l’ultramontanisme du XIXe siècle, anti-parlementaire, anti-libéral. Né en Europe et introduit simultanément au Québec, l’ultramontanisme fonctionne, sur les deux rives de l’Atlantique, en vases communicants. Sauf que, la branche européenne, en butte aux assauts des bourgeoisies libérales, est davantage sur la défensive que celle triomphante du Québec, forte du patronage de l’autorité politique anglaise et de l’immense influence qu’elle exerce sur le peuple canadien-français, privé de ses élites civiles.

À ce sujet, si l’ultramontanisme trouve, au Canada, un terreau favorable et parfois plus catégorique qu’en Europe, c’est parce que le libéralisme en Amérique du Nord est associé, aux yeux des Canadiens français, au protestantisme anglo-saxon, et que la société canadienne-française, bien encadrée par l’Église et donc moins sujette aux influences extérieures, a peu senti les vents de la liberté souffler à travers l’Atlantique.

1870 marque le début du déclin de l’ultramontanisme. La France de Napoléon III est défaite par la Prusse, la IIIe République proclamée, celle de Jules Ferry et d’Émile Combes, les artisans de la laïcité républicaine : la papauté perd un allié de taille aussi bien religieux que politique. Napoléon III représentait auparavant le barrage contre les idéaux révolutionnaires et assurait la protection des États pontificaux contre toute velléité d’annexion par les nationalistes italiens. Rappelons que l’Italie, unifiée en 1860 avec l’aide militaire de Napoléon III, était, en 1870, dépourvue de sa capitale millénaire, Rome et le Latium étant sous l’autorité de Pie IX. La capitulation française devant la Prusse ouvre la voie à la réunion de Rome à l’Italie ; le pape proteste en s’enfermant dans le quartier du Vatican : il n’est plus le bras armé de Dieu qu’il a été pendant dix siècles.

Au Canada, les libéraux tentent de secouer l’omnipotence de l’Église. L’Institut canadien, à la fois lieu de conférences, bibliothèque et salle de journaux, est fondé à Montréal en 1844 ; le journal L’Avenir, en 1847 ; en 1848, Papineau revient d’exil[8]. Si la confrontation des deux visions, libérale et ultramontaine, est soutenue, elle est, en revanche, inégale, l’Église jouissant d’une exceptionnelle puissance de diffusion à travers ses journaux, ses prêches dominicaux, ses mandements et ses lettres circulaires, son réseau scolaire et universitaire. Mais quoique, dans le dernier quart du XIXe siècle et au tournant du XXe siècle, l’Église québécoise prospère en effectifs : un prêtre pour 680 fidèles et un religieux ou une religieuse pour 166, des proportions parmi les plus élevées du monde catholique[9], et projette l’image d’une organisation efficace et populaire : remarquable qualité de l’éducation et des services sociaux qu’elle dispense, proximité avec le peuple marquée par d’innombrables dévotions mensuelles, processions, offices religieux, retraites, pèlerinages, elle doit relever les formidables défis de l’industrialisation et de ses effets : exode rural, urbanisation accélérée, syndicalisation, émigration vers les États-Unis, renforcement de la bourgeoisie libérale, et se résigner à admettre qu’elle ne peut contrôler toutes les forces en mouvement dans la société. Ainsi, vers la fin du siècle, le courant ultramontain, malmené en Europe, s’affadit au Québec, et l’Église, très largement occupée par ses activités sociales et culturelles, se détachera un tant soit peu de l’idéologie et s’investira davantage dans la défense des intérêts politiques et nationaux de ses ouailles : écoles catholiques de l’Ontario, campagnes contre la conscription durant les deux guerres mondiales.

Le Lys reprend ses droits et rentre dans l’État

Un siècle et demi après avoir exercé les pouvoirs régaliens, la Croix fléchit et cède devant le Lys. La sécularisation des mentalités et des institutions québécoises s’accélère et prend un tournant décisif durant le mandat d’Adélard Godbout (1940-1944). Pour preuves : l’instauration de l’enseignement obligatoire et gratuit au primaire, financé par l’État, le droit de vote accordé aux femmes aux élections provinciales[10], l’entrée massive des femmes sur le marché du travail à cause de la guerre en Europe qui réclame de plus en plus de soldats, enfin, un fait qui peut paraître anodin, mais dont la portée est considérable : en 1941, la femme a le droit d’exercer la profession d’avocat.

À partir des années 1960, la femme bénéficie d’une double révolution qui emporte tous les obstacles à son émancipation, bouleversement irréversible, étroitement relié à la sécularisation des mentalités : d’abord, la millénaire difficulté de contrôler ses grossesses est résolue par le progrès scientifique et médical, ce qui permet à la femme d’accéder sans handicap au marché du travail ; ensuite, l’accession de la femme aux études supérieures, la mécanisation et l’informatisation des fonctions relèguent en arrière-plan la « supériorité physique » de l’homme. Et la législation a suivi : égalité conjugale et parentale, levée de toutes les entraves relatives à l’usage d’un passeport ou à l’ouverture d’un commerce, équité salariale… De la participation des femmes aux luttes des Patriotes en 1837-1838 (fondation de l’Association des dames patriotes) aux acquis de la fin du XXe siècle, la femme québécoise a non seulement recouvré ses droits, mais elle a aussi contribué grandement à la sécularisation des institutions politiques et sociales.

Quant à la fréquentation obligatoire et gratuite de l’école, elle conduit à l’émancipation de tous par le savoir. La science n’est ni française ni chrétienne : elle est universelle, et les enfants, garçons et filles, pauvres et riches, sont égaux devant la connaissance. L’ouverture d’écoles financées par l’État, concurremment aux écoles privées catholiques, brise le monopole tenu par l’Église depuis trois siècles, offre la promotion sociale aux catégories défavorisées de la société québécoise, et expose la jeune génération à un enseignement axé exclusivement sur la connaissance. Aussi l’habitude de fréquenter des lieux appartenant à l’État, c’est-à-dire à tous, crée de nouvelles fidélités : l’Église n’est plus la seule autorité à dispenser les instruments de la promotion sociale.

Et les années Duplessis (1945-1960) ? Elles ont interrompu le processus de sécularisation des institutions publiques, mais non celui des mentalités : c’est pourquoi, quand viendra le temps de la Révolution tranquille, la société québécoise, y compris l’Église, sera prête à assimiler les changements, rapidement et sans bouleversement. Duplessis a eu beau freiner des quatre fers la modernisation de l’État et associer son pouvoir à celui de l’Église, il ne pouvait contrôler le mouvement souterrain qui saisissait la société dans ses fondements. Une population majoritairement urbaine, de violentes luttes syndicales (amiante, textile) qui ont jalonné les années Duplessis et qui ont divisé le clergé (dissidence de Mgr Charbonneau), l’émergence d’une intelligentsia libérale (Cité libre, Refus global), le militantisme des femmes éclairées et déterminées (Thérèse Casgrain), la généralisation de l’instruction, aussi bien pour les garçons que pour les filles, l’ouverture au monde grâce à la télévision, la banalisation de la présence de la femme sur le marché du travail, tous ces facteurs composaient, pour le Québec des années 1950, un État perclus de traditions d’un autre âge, pétri d’une religiosité figée, dont les références étaient nostalgiques d’une ère révolue, bref un État décalé dans le temps régissant une société en voie de transformation rapide, sollicitée par les attraits du confort matériel et sensible à l’idéal d’une démocratie en phase avec le siècle. Duplessis a battu Godbout en 1944, non pas sur un programme de gouvernement, mais sur la question de la conscription qui a dressé les Québécois contre Ottawa, et il s’est maintenu au pouvoir durant toutes ces années en exploitant les frayeurs de la guerre froide, en s’identifiant à une Église québécoise encore puissante et une Papauté accrochée à un dogmatisme que Jean XXIII balaiera par sa proximité avec les aspirations des chrétiens (la Révolution tranquille et Vatican II se sont produits en même temps). Le drame du Québec sous Duplessis a consisté à être dirigé par un homme politique exceptionnellement doué pour les jeux du pouvoir, mais réfractaire au changement et tourné vers le passé. Duplessis a retardé le processus de sécularisation de l’État, il n’a pas pu le prévenir.

La Croix et le Lys et un certain crucifix

Si la révolution a été tranquille dans les années 60, c’est parce que la société avait déjà été bouleversée dans ses profondeurs depuis le début du XXe siècle, devenant un terreau propice à la réforme de l’État. Certes, l’Église a résisté, mais peu. Elle avait compris (l’hémorragie des prêtres et des religieux vers la vie laïque dissuadant le clergé de tout zèle intempestif) que les années Duplessis avaient été un anachronisme, qu’il était temps que l’État se défroque et qu’elle-même suive l’aggiornamento de Vatican II. Au demeurant, les penseurs (V. Harvey, L. Lapierre, F. Dumont…) et les artisans (J. Lesage, R. Lévesque, J. Parizeau…) de la Révolution tranquille sortaient tous, laïcs et religieux, des collèges et des universités catholiques, et en voulaient moins à l’Église qu’à l’ordre politique de l’époque. L’Église a lâché prise, on ne la bouscula pas outre mesure. En vérité, la Révolution tranquille a mis l’État en adéquation avec la société, et non l’inverse.

Ainsi l’État du Québec est bâti sur le double socle d’une forte imprégnation catholique et d’une adhésion sans réserve à la modernité. Dissocier l’une de l’autre serait une hérésie historique et un non-sens politique. C’est pourquoi toute politique relative aux rapports entre l’État et la religion doit tenir compte et de l’une et de l’autre. Un État est la somme et la résultante de son passé, des volontés de son présent et de ses aspirations. Ici, la tradition et la modernité forment les volets d’une même évolution : faire table rase du passé est séduisant, mais n’aboutit qu’à bâtir sur le sable ; être nostalgique du passé, quelque glorieux qu’il soit, est une prime à l’isolement et une complaisance dans le folklore.

L’imprégnation catholique ne signifie pas – loin de là ! – l’adhésion au credo évangélique (la déchristianisation des sociétés occidentales est assez avancée pour ne pas l’accuser de prosélytisme), mais l’acceptation des principes et des valeurs d’égalité, de liberté et de reconnaissance[11] que les Québécois ont su apprivoiser et adopter avec le temps.

Ces principes et ces valeurs ne sortent pas du néant, ils participent d’une histoire et s’inscrivent dans un processus séculaire. Au commencement il y eut Jacques Cartier plantant la croix de Dieu et le lys de France sur la pointe orientale du Québec. Aujourd’hui, nos villes et nos villages, nos rues et nos boulevards portent des patronymes de saints : ce sont des témoins vivants et ineffaçables de la mémoire nationale ; nos réflexes, nos gestes quotidiens (jusqu’aux jurons) reflètent cet héritage. Aujourd’hui, nous parlons français, une des plus belles langues de la civilisation occidentale et langue première de l’Europe classique[12] : nous y sommes attachés comme à la prunelle de nos yeux. Notre droit civil, hérité du code Napoléon et perfectionné à l’aune de la modernité, est unique en Amérique du Nord.

La tradition et la modernité se conjuguent donc pour former cette entité qu’est l’État du Québec : cet État incarne la nation et ambitionne d’en être le garant et d’en assurer la pérennité. Dans cette configuration, le crucifix, accroché à l’Assemblée nationale par Duplessis en 1936, nous a valu récemment une querelle des plus baroques. Des tenants de la laïcité voudraient le garder là sous prétexte qu’il appartient au patrimoine alors que des partisans des accommodements religieux favorables aux signes des religions minoritaires voudraient le faire enlever. On n’est pas à une incongruité près ! On réconciliera les uns et les autres en rappelant que le principal intéressé, Jésus-Christ lui-même, n’en aurait pas voulu. Toute sa vie, il a rejeté les honneurs et les richesses, les pouvoirs et les ors des pouvoirs : « Mon Royaume n’est pas de ce monde ». Ce n’est tout de même pas pour finir en objet patrimonial au même titre qu’une colonne en marbre ou un buste en bronze. En lieu et place du crucifix, acte fondateur de la foi chrétienne, pourquoi pas la Croix de Jacques Cartier, acte fondateur de la nation, auréolé de lys sur fond d’azur ? Comme sur le drapeau, la Croix et le Lys réunis !

 

 

 

 

 


 

[1] A. Latreille, cite par Vincent HARVEY, dans L’Église et le Québec, Les Éditions du Jour, Montréal, 1961, p. 28

[2] Laurier LAPIERRE, ibid, p. 34-35

[3] Lucia FERRETTI, Brève histoire de l’Église catholique au Québec, Boréal, 1999, Montréal, p. 86

[4] Marcel PRÉLOT, Histoire des idées politiques, Dalloz, Paris, 1975, p. 145-146

[5] Adrien THÉRIO, Un siècle de collusion entre le clergé et le gouvernement britannique, XYZ, Montréal, 1998, p. 13

[6] Cité par R. LEMIEUX et J.-P. MONTMINY, dans Le catholicisme québécois, Éditions de l’IQRC, Sainte-Foy, 2000, 17

[7] Ibid, p. 52

[8] Cf. FERRETTI, op. cit, p. 83

[9] Ibid, p. 102

[10] Les femmes ont obtenu le droit de vote aux élections fédérales en 1920, vingt ans plus tôt.

[11] Les philosophes athées – et qui professent leur athéisme ! – Paolo Florès d’Arcais et Jurgen Habermas, affirment, dans The Christian Science Monitor du 15 septembre 2006, que « le christianisme, et rien d’autre, demeure le fondement de la liberté, de la conscience, des droits de l’homme et de la démocratie, autant de signes distinctifs de la civilisation occidentale. À ce jour, nous ne pouvons tabler sur rien d’autre que sur le christianisme. Nous continuons de nous abreuver à cette source ».

[12] Des traités de Westphalie (1648) rédigés en latin et pour la première fois en français aux traités de Versailles et de Sèvres (1919) rédigés en français et, à la demande du Président Wilson, en anglais, tous les traités entre les nations européennes furent rédigés en français seulement. Pourtant la France n’était pas la première nation européenne, mais une des grandes nations. Le choix du français était dû aux qualités de précision et de clarté de la langue, comme l’écrivit si bien Rivarol dans son Discours sur l’universalité de la langue française (1784).

 

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