Dans le monde, une volonté unique, c’est trop

Depuis un an, les États-Unis, avec les républicains au pouvoir, sont en train de provoquer la reconstitution d’une gauche – très large – à travers le monde. Depuis l’effondrement du communisme en URSS et dans les pays de l’Est, la gauche ne trouvait plus que malai­sément sa voie. Elle n’avait plus d’ancrage mondial, plus d’identité universelle, plus guère d’orientation générale, ni grand pouvoir d’attraction. Elle n’envisageait plus de révolutions même locales, ni de réaction globale contre ce qu’elle rejetait. Elle était plus ou moins désertée, éparpillée, impuissante, sans doctrine dominante, ni ce semblant d’œcu­ménisme qui avait existé chez elle. Il n’y avait plus de gauche mondiale mais plutôt seulement des foyers épars de résistance sociale ou politique privés d’une force politique d’envergure internationale susceptible de les soutenir ou de leur donner espoir.

On pouvait aller jusqu’à se dire : la révolte est morte dans le monde. L’Amérique latine donne un bon exemple de cet étrange affaissement, relative pacification sans cause, car enfin les injustices n’ont pas diminué.

La droite pouvait donc avoir, jusqu’à un certain point, les coudées franches. D’ailleurs, une certaine gauche se précipitait tout aussi à droite que le gouvernement Bush, comme Tony Blair, aboutissement extrême du désemparement du socialisme dans le monde, avatar ultime d’un mouvement politique qui avait porté plusieurs noms dans l’histoire mais n’avait plus maintenant de centre commun de gravité. Dans le cas, cette gauche-là passait carrément à droite et donc n’existait plus.

Mais aujourd’hui, depuis George W. Bush, on peut penser que la politique, par réaction à ce dernier et aux entreprises de son gouvernement, tend à se constituer en une large opposition universelle de fait, disparate et non organisée certes, mais tout de même polarisée par l’objet central de ses détestations. Celles-ci visent, pour des raisons diverses et même parfois opposées, un empire américain soudain animé d’une volonté d’expansion conquérante immédiate pouvant mettre en danger même les intérêts des autres grandes nations.

Une gauche ? La doctrine évidemment n’est plus la même. Il n’y a plus de doctrine. Il n’existe plus non plus de force concentrée dans un bloc pour favoriser une coalition de multiples oppositions à la politique actuelle des États-Unis.

La guerre vers laquelle le gouvernement américain se dirige contre l’assentiment des trois quarts de l’univers politique est peut-être le point à partir duquel les oppositions dans le monde vont de nouveau tendre à se rejoindre du moins par le fait, et elles se touchent déjà de cette manière à cause d’une conjoncture qui les menace toutes.

Des forces, des opinions, des intérêts et des philosophies, disséminés dans ces oppositions, n’ont pas entre eux les mêmes objets, il s’en faut, mais ils ont le même adversaire conjoncturel.

La gauche traditionnelle redevient çà et là la gauche devant la poussée de la droite belliqueuse des États-Unis, car c’est aussi contre le peuple que le capitalisme veut dominer le monde.

Plusieurs grandes nations, au centre droit, se sentent menacées par l’un de leurs impérialismes, lequel veut faire la guerre pour lui d’abord et pour lui seul en définitive. Allez interpréter autrement les tiraillements du Conseil de sécu­rité en novembre.

Tout ce qui a encore dans les pays d’importance un certain sens de l’équilibre politique dans le monde s’oppose à l’impérialisme d’un seul et à son aventurisme. Il restera à voir jusqu’à quel point. Les signes ne sont pas des meilleurs, il est vrai.

Les masses musulmanes, quant à elles, ainsi que leurs dirigeants religieux, voient l’invasion américaine sur le point de déferler avec ses contenus sur leur civilisation et elles rejettent ce que l’armée américaine apporte ainsi dans ses fourgons.

Les écologistes observent avec effroi les États-Unis consacrant des sommes fabuleuses à leurs entreprises de guerre et dilapidant ainsi des capitaux qui seraient absolument nécessaires pour sauver la planète en voie de perdition – ce dont d’ailleurs le gouvernement américain actuel ne s’occupe plus.

Les États-Unis proclament leur volonté de prendre partout ce qui ne leur appartient pas et de s’approprier les ressources de toutes sortes et en particulier l’énergie. Le monde rejette cet impérialisme moderne à la romaine, l’univers répugne à se voir dominé. Des puissances concurrentes s’inquiêtent bien qu’il soit loin d’être assuré qu’elles ne seront pas amenées à céder pour leur compte.

La nouvelle gauche, encore floue et se réveillant à peine, n’ayant plus d’ailleurs les définitions étroites et purement sociales d’autrefois, comprend des éléments socialistes, tiers-mondistes, écologistes, révolutionnaires, pacifistes, nationalistes, des masses misérables, des terroristes, des religieux fanatiques, des réfugiés, des nuées de combattants en puissance, mais aussi, réticents ou réfractaires, pusillanimes, peu sûrs, certains Alliés des Américains.

Cette gauche est un phénomène nouveau et qu’on ne saurait réduire à ce qu’on entendait autrefois par le mot. Elle manifeste un état du monde qui a bougé en profondeur, partiellement par réaction à la volonté d’expansion des États-Unis outrageusement proclamée.

Ceux-ci ne sont pas le seul empire, mais ils paraissent avoir un peu perdu la notion de cette réalité. Ils possèdent une puissance unique, mais ils ne sont pas uniques.

Les populations méprisées sont des myriades et l’on oublie à Washington qu’il est objectivement impossible d’asservir l’humanité.

Ce qui entoure l’expansionnisme américain est environné d’une résistance qui, par le monde, rassemble maintes con­tradictions dans une attitude de rejet dont il faut bien voir que, d’aventure et par rencontre objective, elle est commune. Mais la réaction capitaliste dans les États peut, devant la guerre, avaler cette résistance.

Cela fait une espèce de gauche universelle bigarrée, et cette gauche, que ce nom coiffe mal, est antiaméricaine par un côté ou par un autre, ne serait-ce, pour certains, que parce qu’elle refuse la guerre.

L’univers actuel tend à se polariser de nouveau, d’une manière très résolue dans le camp américain et, d’autre part, de manière encore flottante et virtuelle chez les immensités qui composent le reste du monde.

Une gauche sans doctrine et à visées diverses, sans leader, sans guère de conscience collective de soi et la plupart du temps sans ce qu’on appelle socialisme, semble dans les peuples, se former et se mondialiser.

Elle ne se présente que comme un phénomène de résistance, une résistance de fait, multiple, précisée seulement par ce qui l’agresse, qui est une cause unique : les États-Unis en marche à travers le monde contre le monde.

Il y a un malaise actuellement dans l’univers, qui est celui-là. Ce malaise peut s’appeler antiaméricain, un inconfort, un refus anticipé et certain, une résistance, diffuse mais puissante par le nombre, larvée, sensible dans plusieurs pays d’Occident qui s’interrogent, qui freinent – mais jusqu’à quand ? Et puis il y a les masses arabes, parfois trahies par leurs gouvernements mais nerveuses, insoumises et haïssant ce que les États-Unis représentent.

Pour l’avenir du monde, l’abcès de fixation israélo-palestinien ne dit rien qui vaille. Il montre cependant que les armes ne suffisent pas. Les peuples sont capables de résister.

Cette notion de résistance infinie, vietnamienne, totale, guérilla, terrorisme, à finir, pour jamais, est une notion moderne probablement : jadis, il y avait des peuples conquis…

Peuples et nations, classes, intérêts nationaux, empires secondaires mais réels, voilà beaucoup de forces défiées par une cause unique, la volonté impérialiste d’un grand pays aveuglé par ses armes et croyant pouvoir forcer l’avenir de trop de volontés contraires, comme si le monde entier pouvait se dessiner dans les bureaux du Département d’État, du Pentagone et de la CIA, par pure puissance, par pure volonté d’une force fût-elle immense.

Cela finit par déterminer un sentiment d’hostilité qui se répand dans le monde, symptôme d’un refus des fantasmes américains de domination économique universelle, laquelle est un projet historique nouvellement apparu, car jusqu’ici le travail des ambitions capitalistes américaines, qui a toujours existé, se faisait à la pièce, alors qu’aujourd’hui le gouvernement des États-Unis annonce dix guerres-!

Voyez ce signe : la résistance, du moins par inertie, a gagné un moment des Alliés. Le refus se faisait sentir dans d’importantes chancel­leries, et cette courbe négative sur les graphiques épousait à rebours à peu près celle des intentions de guerre américaines.

Peut-on parler d’une gauche, au fait ? Ce mot, identifié historiquement à des formes sociales de lutte selon un schème plus ou moins marxiste du XIXe siècle, est probablement inapproprié ici. On ne parle plus exactement de la même chose aujourd’hui. Seulement, une résistance objective s’élève peu à peu de par le monde, d’une envergure comparable à celle qui prévalait jadis dans un univers divisé comme il l’était alors.

Les États-Unis sont à un pôle de la nouvelle dichotomie et c’est à ce pôle qu’on les situe de plus en plus. Ils sont en face de leur empire anticipé, qui s’oppose présentement à eux à tant d’égards.

Une volonté unique, dans le monde, c’est trop.

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